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Nos enfants ont usé les chaises de l’école Croix-Bosset depuis la petite classe de maternelle jusqu’au CM2. Une école sympa, toute de calme et de tranquillité. Quand on cause du passé de Sèvres, cela tourne toujours autour d’une bataille hypothétique de la pucelle, ou de vieilles histoires sur la Pompadour ou les Caves du Roy. Comment a-t-on pu oublier l’histoire, si belle, si forte, de la Maison d’enfants de Sèvres ? Cela se passait ici, et il n’y a pas si longtemps. Nous avons refusé l’amnésie. Il nous a semblé important de raconter cette histoire.
Nous avons créé un site Web sur la Maison d’enfants de Sèvres, hébergé par sevres-pratique.com. Son succès nous a convaincu que nous avions raison. Un peu grâce à nous, l’association des anciens s’est remise à exister, Robert Leopold a créé son site lamaisondesevres.org ; en juin 2005 conjointement à la sortie d’Hirondelles sur le web une plaque commémorative est posée au 14 rue Croix-Bosset et une exposition présentée à Sèvres. Pour que notre projet autour de la Maison se réalise pleinement, il ne manque qu’une chose : que l’école Croix-Bosset devienne l’école Hagnauer.
Nous tenons à remercier toute celles et tous ceux, nombreux, qui nous ont aidé à découvrir par bribes l’histoire de la Maison d’enfants de Sèvres. Des anciens de la maison, et tout particulièrement, Annie Cartel Dupuy (qui nous a quitté en 2005), Gisèle Debain, Suzanne Eshel et Robert Leopold. Nous ne savions pas en entamant cette recherche que nous y gagnerions de vrais amis. D’autres nous ont aussi aidés, Francette et Pierre Séligman, Frédéric Puzin, Jean-Marie Ruelle (directeur de l’école primaire Croix-Bosset), Céline Marot (pour son mémoire), l’association des anciens et tout particulièrement Philippe Fleutot.
Les conseils lumineux de Marité Kott ont été particulièrement appréciés ainsi que la lecture avisée et sensible de Catherine Leberger.
Nous tenons aussi à remercier nos amis, qui nous ont encouragés à écrire ce roman et qui en ont corrigé des premières versions, Anne-Marie, Catherine, Gabrielle, Jane, Luc, Michel, Victor, Yann... Merci à Chrystel pour nous avoir ouvert les portes de son atelier.
Nos remerciements vont enfin à notre ami Seb James, illustrateur-dessinateur-graveur sévrien. En nous prêtant ses carnets de croquis personnels, il nous confiait des trésors. Nous y avons puisé la matière illustrative de ce livre. Ce fut un bonheur. Nous lui en sommes, avec Véronique, infiniment reconnaissants.
Studio graph a réalisé ce livre en s’appuyant sur les conseils de Dominique Blaizot. Nous avons également bénéficié de la complicité de Magdalena Turmaine, directrice de l’UFR/IUP des Sciences de la communication de l’université Paris XIII ainsi que des étudiants en licence durant l’année 2004-2005 : Soumia Amidi, Albain Barry, Marion Breyer, Thomas Brunet, Lucile Charpentier, Elisabeth Chatelet, Ewige de Lauriston, Anaïs Gonet, Olivier Guillaumin, Yabome Kamara, Martin Levy, Françoise Lopes, Laure Martin Chave, Bertrand Mathieux, Sophie Pliven, Magalie Raimbault, Gwénaël Richerolle, Gaëlle Rual, Stéphanie Ruault, Magaly Silmont, Pauline Verschueren.
Nasdaq
Anarchie
Meurtre
Zazou
Ses requêtes conduisent inévitablement Ben vers un coin du web hier encore ignoré, vers quelques pages qui parlent de l’Occupation et d’anarchisme. Les Clebs, comme fous, le ramènent sans cesse vers Hirondelle, héroïne oubliée d’un temps révolu, vers Hirondelle, participante éphémère d’une rave insensée.
Charme
Amour
Sexe
Il essaie Google, le moteur de recherche mythique, encore la référence pour beaucoup d’internautes. Moins personnalisé, moins sophistiqué que les Clebs, le vieux moteur tient encore la route. Ben retient sa respiration, essaie quelques mots clés. Sur Google, les requêtes se déroulent normalement. Les sites pornos se bousculent à sexe, et les jeunes allumés des années 40 répondent à l’appel de zazou. Seuls, les Clebs semblent délirer.
Une photo jaunie, comme découpée dans un vieux magazine. Un visage fin sorti tout droit d’un roman d’avant-guerre, des cheveux longs. Une rengaine sirupeuse des années quarante.
Un manga. Le maquillage brutal, les cheveux bruns comme déstructurés, un piercing au sourcil droit. Un rock acide bien d’aujourd’hui.
Ben pourrait tomber amoureux d’Hirondelle.
Un seul prénom, deux nouvelles héroïnes du Web. Une ressemblance par delà les années. Le visage volontaire aux traits trop bien dessinés, les yeux grands et délicatement bridés, la sensualité de la bouche. Grandes et minces, trop brunes toutes les deux. Le même corps au féminisme estompé.
Il aurait fallu vivre cette époque pas si lointaine et pourtant oubliée de l’Occupation. Pour comprendre, il lui faudra revivre ce passé très proche qui a vu la naissance des Clebs. Il aurait fallu assister à la rencontre de Flora et de Gad.
C’est dans un troquet des Halles que Gad a rencontré Flora pour la première fois. Elle travaillait comme expert auprès de la Caisse des Dépôts, que Welm avait contactée pour obtenir du capital risque. Elle avait déjà rencontré Pierric Lardot, qui lui avait expliqué le « business plan ». Gad devait lui expliquer le fonctionnement des Clebs.
Comme toujours, j’arrive ce jour-là très en avance. Le troquet est grand et quasi vide. Je peux choisir une table avec soin. Je lui laisse la vue sur la rue. Je ne pense pas vraiment que nous ayons la moindre chance d’obtenir du financement par une institution comme la Caisse des Dépôts, mais ce contact nous offre l’occasion d’affûter notre discours avec des professionnels du capital risque.
Elle arrive exactement à l’heure. Nous ne nous sommes jamais rencontrés et malgré cela, elle se dirige vers moi sans hésiter. Je me lève pour l’accueillir d’une poignée de main maladroite. Elle est parfaitement à l’aise. La rencontre commence à peine, elle a marqué les premiers points.
Le lieu du rendez-vous est une erreur de casting. Musique hard rock, décor punk, l’ambiance limite destroy du café convient mal à ses talons hauts, ses fringues chics, au sérieux de notre rencontre. Cette pensée n’a pas l’air de l’effleurer.
On ne perd pas de temps en politesse. Je veux lui faire partager mon rêve, le travail d’une petite bande de pisseurs de programmes. Seulement cinq personnes, un prof de fac, deux jeunes ingénieurs, un étudiant en thèse, et moi. C’est léger pour changer le monde ! Je lui raconte les Clebs, un nouveau moteur de recherche du Web :
« Les vieux moteurs de recherche comme Google ont fait leur temps. Place à la génération des Clebs. Les vieux moteurs donnent en gros la même réponse à tout le monde. Ils essaient bien d’utiliser les profils des internautes mais ça marche moyen, surtout pour ce qui est de la veille.
– Doucement ! Qu’est ce que vous voulez dire par « veille » ? interrompt Flora.
– Un système de veille découvre des pages intéressantes pour un utilisateur, sans même qu’il aie à proposer de mots clés. Avec les outils classiques, en gros, tout se passe comme si les systèmes de veille faisaient leurs courses dans les milliards de page de Web et essayaient ensuite de fourguer ce qu’ils ramènent à leurs millions d’internautes. Ça craint ! Tu aimes les mashmallows et on te donne des fraises Tagada. Bref, tu loupes les tas de perles sur le Web qui sont là pour toi et que tu ne découvriras jamais. Le Web, c’est la plus grande frustration de l’histoire de l’humanité.
– Et vous faites mieux ?
– Je veux ! On va lancer juste pour toi des clones, des agents intelligents qui te connaissent et qui vont labourer le Web rien que pour toi. Le temps va passer. Tes clones vont de mieux en mieux te connaître, de mieux en mieux connaître le Web. Ils vont construire ta vision personnelle de la toile. Les Clones du Web, les Clebs, trouveront ce dont tu rêves, ce dont tu n’oses même pas rêver.
– Combien de machines ? Combien de ME pour construire votre système ?
– Rien. Une misère. On fonctionne en P2P. Le gros du boulot est fait par les machines de nos utilisateurs, un peu comme dans Kazaa. Vous voyez ? On a déjà plusieurs milliers d’utilisateurs et des milliards de Clebs. Ils se reproduisent. Ils meurent. Ils vivent. Ils s’aident entre eux. Plus on a d’utilisateurs, plus notre système s’améliore. Les Clebs s’organisent en groupes d’intérêt commun, en communautés. Ils construisent une nouvelle toile.
– C’est un peu comme des virus vos Clebs ?
– Ça emprunte la technologie de certains virus. Mais ils obéissent, à nous d’abord, à nos utilisateurs ensuite. Ils ne s’installent jamais sur une machine sans l’accord d’un admin. Ils respectent toutes les lois des robots du Web.
– Vous avez des brevets ? »
Elle pilote la réunion en douceur mais sans hésitation, écoutant studieusement, prenant de rares notes, interrompant par ses questions toujours précises, parfois destructrices. Je sens déjà que l’avis sera négatif. Malgré cela, je me laisse envahir par le charme de la jeune femme, sa froideur extérieure et comme une passion à fleur de peau. J’observe le silence de son corps et je dérive sournoisement de la présentation professionnelle, linéaire, institutionnelle, vers un récit épique, improvisé… la part du rêve. Je ne veux plus seulement l’intéresser, la convaincre ; il faut qu’elle s’enthousiasme.
Elle écoute de longues minutes, sérieuse et concentrée, avant de m’interrompre : « Et qu’allez-vous vendre ? »
Quelques mots pour tuer l’utopie, exterminer la poésie. Elle n’est pas là pour construire des légendes mais pour assurer des retours sur investissements. Qu’allons-nous vendre ? Nous avons une réponse toute prête que je lui débite. Mais elle m’a déçu et je bâcle la présentation. Je veux changer le monde, imposer mes Clebs partout, pas gagner de l’argent.
Le silence s’établit. J’en profite pour examiner un peu mieux la jeune femme. Elle est abusivement belle ! Un corps musclé, des formes élastiques, un visage bien dessiné, une œuvre d’art pour chignon, la valeur de deux ou trois Smig sur le dos. Elle a l’assurance des beaux quartiers. Pourtant, pas de trace d’accent Neuilly-Auteuil-Passy, elle parle un parisien bien éclatant, avec même un soupçon de banlieue grise.
Fin du set : elle résume. Elle explique ce qu’elle a compris avec un brio impressionnant. Elle appuie sur les faiblesses ; nous renvoie gentiment dans les cordes. Refaites vos gammes et repassez me voir. Et tout cela dans une atmosphère polie, aimable, qui en devient presque insultante.
La tueuse achève son crème, qui doit maintenant être froid. Pour briser le silence, parce que j’ai besoin d’un whisky bien tassé, pour me remettre de son analyse dévastatrice, je ne trouve rien de mieux que de lui proposer de passer à l’apéro. Ma question a fait hésiter sa belle assurance. Son regard est intense :
– Vous pensez me faire changer d’avis ?
– Non. Je m’en fous. Je voudrais savoir ce que vous pensez vraiment du projet. On oublie la Caisse des Dépôts, on oublie les stock options et la bourse. Juste votre avis sur les Clebs.
– L’avis de personne ?
– Disons l’opinion d’une rencontre de bar.
– Pourquoi ?
Je n’ai pas de réponse. Pourquoi l’avis de cette jeune femme est-il si important ? Pourquoi est-il si crucial de la convaincre ? Parce que je finirai les Clebs pour elle ? Parce que c’est pour elle que je réussirai, que je deviendrai très riche. Je ne suis pas prêt d’oublier ses questions, pas prêt d’y répondre. Pourquoi elle et pas une autre ? Elle interroge :
– Vous voulez savoir ce que je pense vraiment des Clebs ? Vous voulez que nous passions un moment à boire et à causer de votre idée ?
– Et plus si affinités, ajoute-il.
Silence. Elle n’a pas relevé. Elle hésite quelques instants, puis une lueur brille dans son regard. Flora s’est décidée et elle l’affirme dans un éclat de rire. Est-ce qu’elle se moque de lui ? Elle ne dit rien. Elle agit, d’abord modeste, en se repassant un peu de gloss sur les lèvres et du khôl sur les paupières. Elle défait son chignon, roule un peu sa jupe pour la rendre plus courte, range soigneusement son foulard dans son sac et dégrafe deux boutons de son corsage. Le regard de Gad s’insinue entre ses seins, découvre un tatouage qu’il n’attendait pas. En quelques instants, elle s’est transformée, son visage a changé. La bourgeoise un peu coincée a cédé la place à une jeune femme ravissante, branchée.
Elle réfléchit quelques instants avant de donner son avis :
– Je ne l’aime pas ton projet. Les gens lisent tous la même chose. Ils vont voir les mêmes films. Ils aiment les mêmes musiques. Merde !
… Il faut leur inculquer la différence. Tes Clebs font tout le contraire. Ils encouragent l’uniformité en disant aux gens ce qu’ils doivent penser, ce qu’ils doivent aimer. Ton système est celui de la pensée uniforme. Il pue !
… J’aime des films que personne ne voit, des livres oubliés par tous, les tableaux de peintres inconnus, la musique de groupes que nous sommes une poignée à connaître. Ce sont mes goûts, ni bien, ni mal, les miens…
Je laisse passer un long moment avant d’essayer d’expliquer :
– Les Clebs ne volent la liberté de personne. Savoir que Céline Dion est adorée par des millions de personnes ne te force pas à aimer sa musique. Les Clebs sont à ton service. Ils te donnent l’information dont tu as besoin. Ils répondent à tes questions, ils les précèdent.
– Putain ! réplique-t-elle. Un chanteur ou un écrivain, ce n’est pas un produit. Je veux être choisie comme je choisis, par hasard. Je veux qu’un livre s’attache à moi sans que je n’y puisse rien. Je veux devenir dingue d’un groupe de rap limousin inconnu même s’il joue de la daube et si je n’aime pas le rap. Je ne veux pas que l’on décide pour moi. Je ne veux pas être rationalisée, fichée.
– Tu es libre ! Mes Clebs t’amènent une information précise qui tient compte de ton profil, ensuite à toi de décider.
– Une information précise qui tient compte de ton profil ? Précise ? Le mec là-bas, assis au bar. Il ne pense pas précis. Il est illogique, changeant, et c’est comme ça qu’il me fait bander. C’est juste un beau mec avec un jean moule burnes.
Je tente une autre approche :
– Chacun est peut-être incohérent mais la foule est statistiquement cohérente. Les Clebs te donneront des informations impartiales sur la foule. Personne ne t’oblige à t’en servir.
– Impartiale ? Tu réalises ta naïveté ? Pense au pouvoir que représenterait votre succès ! Ça ne peut pas fonctionner. C’est trop de pouvoir ! Le pouvoir de décider ce que les gens vont lire, manger, acheter, qui ils vont aimer, élire, ce qu’ils vont croire. Le pouvoir suprême dont ont rêvé depuis toujours les tyrans. Tu crois que tous les Hitler en herbe vont regarder tes Clebs en attendant qu’ils leur soient favorables. Ils essaieront de les posséder ? Et les Bill Gates ? Le contrôle des goûts du marché. Ils vont attendre patiemment que tes Clebs applaudissent leurs produits ? Tu rêves !
Elle me tutoie et j’aime ça. Elle tue mon rêve et je ne peux même pas lui en vouloir. Je pourrais lui parler encore de la technique brillante des Clebs, pour l’éblouir ; je sais que ce n’est plus le sujet.
Elle continue :
– Vous finirez par manipuler les résultats pour plaire à vos clients et quand les gens cesseront de vous faire confiance, vous disparaîtrez.
– On ne peut pas se permettre la moindre manipulation. On sera au-dessus de tout soupçon.
– Peut-être. Alors ça durera jusqu’à ce que quelqu’un s’amuse à manipuler tes Clebs …
– Impossible.
– Tu garantis que ton système est infaillible ?
– Personne ne peut garantir ça…
Je voudrais la convaincre que mes Clebs ne mettent en péril aucune liberté, que personne ne les manipulera, mais ne suis plus vraiment sûr. Elle me fixe de son regard profond et me dit :
– Tes Clebs me font gerber. Ta techno pourrait être belle si elle servait à autre chose qu’à niveler, à écraser les individus.
– Tu n’essaies même pas de comprendre les Clebs.
– Je les comprends trop bien. Tu les as faits avec le fric en tête. Ils sont contaminés, pourris par le fric.
– Je rêve. C’est quoi ton boulot exactement ? Et tu viens me parler du fric qui pourrit tout… C’est toi le fric qui pourrit tout.
J’ai vu le cou de la jeune femme se strier de rouge. Je regrette déjà ce que j’ai dit. Sans répondre, elle approche sa main de la flamme de la bougie qui brûle sur la table. Je la laisse faire. Au bout de quelques secondes, je finis par lui arracher la main du feu. Elle sourit gênée :
– C’était con… Excuses-moi. Pourquoi as-tu fait les Clebs ?
Il n’a pas de réponse.
Ils parlent et les mots sont denses, importants. Parfois ils se taisent et les silences s’éternisent. Le patron du troquet finit par les jeter dehors.
Comment s’est terminée la soirée ?
Elle a choisi un hôtel du quartier, une manière polie de faire passer le message que nous sommes là pour baiser, pas pour durer. Dans l’escalier, elle rit en me dégrafant le jean. Ensuite, elle se déshabille sans un mot, en me tournant le dos. Plus tard, les yeux fermés, elle se concentre sur son plaisir, appliquée, silencieuse. Son orgasme m’effraie par sa violence, son parfum de désespoir, de mort. Après…
Comment s’est vraiment terminée la soirée ?
Elle regagnait sa banlieue, un appartement à Sèvres. Je l’ai accompagnée jusqu’à la gare Saint-Lazare. Quand j’ai essayé d’apporter une petite touche romantique en lui prenant la main, elle s’est écartée en riant. Sur le chemin, nous ne nous sommes pas dit grand-chose. Devant la gare, elle a effleuré ma joue et cette caresse était plus tendre qu’un baiser. Je lui ai demandé si je pouvais l’appeler. Elle est partie. Je suis resté quelques instants à fumer en pensant à elle. Après, j’ai couru pour la rattraper. Je l’ai cherchée dans toute la gare, sans succès. Tout aurait pu être si différent. Nous aurions été dans un hôtel du quartier, elle aurait dégrafé mon jean en montant l’escalier, elle se serait déshabillée en me tournant le dos…
Je me suis décidé à l’appeler, des semaines plus tard. Elle ne travaillait plus pour la Caisse des Dépôts. Ils ne savaient pas comment la joindre. Je l’avais perdue.
Ce jour là, sur un quai de la gare Saint-Lazare, en regardant partir un train qui peut-être l’emportait au loin, je me suis promis de réussir.
Quand elle m’a quitté, j’ai cru l’entendre me murmurer « Ça aurait pu être toi ».
J’allais vivre dans l’attente de la retrouver. Je me suis promis de réussir. Il me fallait finir les Clebs pour la convaincre qu’elle s’était trompée. Il fallait que les Clebs s’imposent pour qu’elle ne puisse plus se refuser. Ce jour-là, sur un quai de Saint-Lazare, en regardant un train qui peut-être l’emportait au loin, j’ai rêvé de la convaincre par mon succès.
4 février 2010 – Prague, république Tchèque
Le spécialiste de la recherche sur le Web, Welm, remporte le prestigieux « Search Engine Award » pour son logiciel de recherche dans la catégorie Novel Technology.
Les Clebs de Welm, des agents intelligents labourant le Web, ont été récompensés pour « les possibilités révolutionnaires qu’ils offrent de découvrir, trier et croiser l’information présente sur le Web ». Les Clebs sont d’ores et déjà utilisés par des centaines de milliers d’internautes qui les préfèrent aux moteurs plus traditionnels.
« Ce prix très important est une preuve de la qualité de notre vision et de la valeur de notre technologie. Il confirme notre adéquation aux besoins de nos clients. » a déclaré Pierric Lardot, le PDG de Welm.
Welm propose une solution véritablement en rupture avec celle de ses concurrents les plus établis comme Google ou Microsoft. Son prix reste élevé même si une majorité de ses clients seraient prêts à payer encore plus pour la qualité, la précision et la pertinence des résultats des recherches des Clebs.
À propos de Welm : Welm (www.welm.com) développe des outils de recherche d’information sur le Web. Welm utilise des méthodes classiques d’études statistiques du graphe du Web, couplées à des techniques plus ésotériques d’agents autonomes qui meurent et se reproduisent (les célèbres « clones du Web », les Clebs). Welm ne communique pas sur sa technologie.
Pour plus d’information contacter : Welm, Suzanne Crawfield, Responsable Relations Publiques, media@welm.com
Gad vit dans l’attente de la retrouver. Il suit la jeune femme depuis la station de bus.
Il a marché longtemps dans Paris, s’arrêtant au hasard des cafés, cherchant sans succès à croiser le regard des autres, s’inventant des rencontres. Il a vu la foule des sorties de bureaux envahir la chaussée, puis peu à peu s’estomper devant l’avancée de la nuit. Il a suivi des rues animées, des rues désertes. Il a croisé plusieurs milliers de personnes et n’a pas retenu un visage sauf, peut-être, la grimace de cette fillette arrosée par une voiture. Les lieux touristiques, les rues commerçantes se sont lentement vidés. Alors, attiré par cette banlieue pas si lointaine, il a suivi des flots de voitures qu’une force centrifuge écartait de Paris.
Il attache ses pas à ceux d’une jeune femme qui marche les yeux accrochés à la chaussée. Elle n’a pas vingt ans. Elle revient peut-être d’une fête. Son pantalon a quelques taches. Elle a dû abandonner son petit ami parce qu’elle avait promis à sa mère de rentrer. Elle rêve d’un autre, plus mignon, plus bandant.
Ils traversent le pont l’un derrière l’autre. La jeune femme jette à peine un regard au paquebot gigantesque, amarré au milieu du fleuve, d’une beauté éblouissante, dépouillé des repères d’antan. La fin programmée de ces ruines, livrées demain aux démolisseurs, ne semble pas l’émouvoir. Cette indifférence aux lieux la dénonce locale. Lui pense à la foule d’ouvriers qui ont travaillé, souffert sur les chaînes de montage. Il voit les fantômes de ceux qui ont vécu ici, qui se sont fondus dans le monstre assoupi aux pieds de Paris.
Il a vu le nom, Sèvres, jumelé avec il se fout bien quoi, et il a revu un visage.
La jeune inconnue porte aux pieds deux gros volumes, virgulés par Nike. Avec ça et ses pattes d’éléphant, elle est comme arrimée. Elle serait vrillée au sol si le gros sac à dos ne la fléchissait, ne l’entraînait vers l’avant. Elle se retourne de temps en temps. Elle a dû sentir qu’il la suivait. S’il n’a pu qu’entrevoir son visage, il peut à loisir admirer ses longs cheveux blonds qui flottent dans le vent.
Il se souvient des questions d’une amie : « Que cherches-tu quand tu suis une inconnue au hasard des rues ?… As-tu pensé à ce qu’elle pouvait ressentir ?… Connais-tu son angoisse ? »
Ce n’est qu’un jeu, elles ne sont pas supposées s’apercevoir qu’elles sont suivies. Son amie a décidé : « Je déteste ton jeu. Je ne le comprends pas. »
Il ne faut pas chercher à comprendre ; il n’y a rien à comprendre. Ce n’est qu’un jeu. Il ne se rappelle même pas lui en avoir parlé. Il s’en veut de l’avoir fait. Il a honte. Il n’est pas l’homme qui suit des femmes dans la rue. Il voudrait la convaincre d’oublier mais elle aime en parler. Il voudrait lui expliquer que ces femmes et lui vivent dans des mondes différents, qu’il n’a pas l’intention de les rencontrer, qu’il ne veut pas et ne peut pas les aborder.
Suivre des femmes dans la rue, c’est anecdotique. Ça ne le définit pas. Il n’est pas l’homme qui suit des femmes dans la rue. Pourtant, l’innocence n’est pas pour elle une option et elle insiste :
– Tu méprises les femmes que tu suis.
Comment les mépriser sans même les connaître ? Pourquoi ces certitudes ? Mais son amie n’écoute plus. Il est ce type qu’elle connaît, qui suit des femmes dans la rue, ce type qu’elle raconte, ce malade qu’elle aime bien et qui lui fait un peu peur.
Au premier carrefour, il abandonne la jeune femme aux Nike. La ville est presque déserte et il se ferait vite repérer. Il hésite quelques instants avant de s’attacher au sillage d’une brune en Adidas qui pousse un caddie. Elle est petite, bien en chair. L’autre était trop jeune. Il préfère les vraies femmes. Elle marche seule dans l’ennui d’une soirée endormie de petite ville, de trou du cul de banlieue. Que peut contenir le caddie ?
Elle a mis dans son caddie, quelques fringues, un vieux poste radio, un sèche-cheveux, une boîte de photos, du linge sale, tout ce qu’elle possède. Le petit ami de sa copine a débarqué et elle a dû quitter le studio minable. Finies les soirées à regarder la télé en fumant des pétards et en buvant des bières ! Ses garçons lui manquent, elle a décidé de retourner chez elle. Elle n’a pas d’autre endroit où aller et n’a pas l’argent pour une chambre d’hôtel. Il va lui falloir recommencer à vivre avec l’autre. Elle ne sait pas si elle en aura la force. En finir est une alternative.
Ils passent l’un derrière l’autre devant une grande halle métallique au charme incertain.
Pourquoi suit-il ces femmes ? Aimerait-il apprendre qui est cette femme, ce qu’elle aime, où elle va ? Il aime surtout rêver à ce qu’elle aurait pu être.
Sa vie balisée, bien déterminée, bien rectiligne, s’interrompt. Il suit des inconnues et tout devient possible. Leur corps lui appartient pour quelques instants. Elles passent dans ses rêves. Il se souvient d’un parfum au gré de la brise, d’une musique de pas qui lui donne la cadence, d’un regard, de la danse des corps.
Ils marchent encore et arrivent devant une terrasse de café. Il croit la reconnaître dans la lumière d’un néon, celle qui l’a attiré jusqu’ici. Il laisse son remorqueur involontaire s’éloigner.
Elle est assise au comptoir, grande, très brune, trop mince. Il découvre d’abord les énormes boucles d’oreille blanches, l’anneau en piercing sur l’arcade sourcilière, le rouge à lèvres presque blanc. Le maquillage est trop violent, émouvant. Quelques rides aux coins des yeux. Son regard part des cheveux noirs, très courts. Il caresse la poitrine plate que l’on devine sous la robe blanche, presque transparente. La robe est trop courte et il plonge le long de longues jambes d’une pâleur d’hiver. Les chaussures sont fines, blanches aussi, avec de très hauts talons. Elle est trop belle avec son regard perdu dans l’espace, un regard dur, trouble. Il pense que c’est elle. Dans les yeux de la jeune femme, brille une lueur étrange, des épices obscures. Pour elle, il reste.
Elle vit dans le cadre d’une fenêtre. Il est dehors à la contempler. Elle vit sans lui, dans un film très lent, comme figé pour l’éternité. S’il mourait à l’instant, la représentation ne s’interromprait pas. Il n’est plus sûr de vraiment exister. Elle vit et il n’est que l’observateur de cette réalité. Il est devenu simple spectateur d’un monde d’où l’impossibilité d’incident a éliminé la réalité. Il est peut-être déjà mort. Il n’a peut-être jamais existé.
Une bande d’ados et deux types d’une trentaine d’années, squattent le café. Cela le met mal à l’aise, ce gosse qui tire sur une cigarette, cette gamine trop jeune qui boit une bière en s’ennuyant, et ces adultes qui croisent autour de jeunes qui ne devraient plus être ici à cette heure tardive. Il voudrait entrer dans le bar mais n’ose pas. Il pense qu’il y a une gare pas loin et qu’il serait temps de rejoindre la grande ville.
Même si elle prenait conscience de sa présence, elle n’aurait qu’à zapper pour le faire disparaître…
Et si j’entrais, si je m’approchais d’elle… si je lui enfonçais un gros couteau brillant dans le ventre… Le couteau pénètrerait difficilement. Je le pousserais plus profondément. J’aurais les mains pleines de sang, de ce sang qui formerait une petite flaque et salirait la robe blanche de Flora. Mais même cela ne saurait l’atteindre. Elle se brosserait machinalement le bas de la jupe que le sang aurait taché ; elle allumerait une cigarette et arriverait facilement à me faire disparaître.
Il n’a pas bougé. La jolie femme est toujours là et lui qui l’observe depuis la terrasse. Il s’éloigne de quelques mètres et s’installe sur un petit muret.
De longues minutes plus tard, elle se lève. Elle a choisi l’instant de relancer le jeu. Elle sort. En passant près de lui, son regard l’a frôlé, est revenu, s’est bloqué un instant. Elle a décidé de le faire exister et de l’ignorer à la fois. Il est maintenant certain de l’avoir reconnue, certain qu’elle l’a reconnu. Elle s’éloigne. Derrière elle, il repart vers le Pont de Sèvres. Il la suit mais le jeu a changé, parce que leurs regards se sont croisés. Ils parcourent la longue avenue. Ils passent, l’un derrière l’autre, le feu rouge où il a quitté la femme aux Nike. Il se demande quel chemin elle va choisir dans l’entrelacement des bretelles.
Ce n’est pas la première fois que son regard croise celui d’une des femmes. Elles ont un talent magique pour sentir les gêneurs qui s’attachent à leur pas. Seulement voilà, aujourd’hui il est resté. Aujourd’hui, ils se connaissent. Le jeu a changé.
Elle se retourne et l’attend en souriant :
– Que voulez-vous ?
Elle a parlé à voix basse quand il est arrivé près d’elle. Une voix très grave, un peu rauque, cassée. Il ne répond pas. Il ne veut rien.
Elle le dévisage et éclate de rire. Elle est celle qui pose des questions sans attendre de réponse. Il est celui qui n’a pas de réponse. Elle aime rire quand il est trop sérieux. Elle aurait pu lui plaire moins belle.
Elle a repris son chemin. Ils marchent en silence sous l’échangeur, dans l’entrelacement de béton et de verdures salies de pollution. Ici ou là, le blanc de quelques tâches de neige s’accroche à une nuit qui n’arrive pas à cacher la tristesse du lieu. Elle glisse sur le chemin et il suit quelques mètres derrière elle. Il apprendra à aimer cette zone comme entre parenthèses. La ville n’existe ici que par ses odeurs, par le bruit des voitures qui passent sur les voies rapides autour d’eux. Elle le guide sans un mot. Ils arrivent dans un petit square pas bien éclairé, un peu sinistre. Il se rapproche.
Elle s’appuie contre un pylône et le fixe de ses yeux vert foncé. Il fait froid. Sous son long manteau, elle ne porte que sa robe très moulante, trop courte, qu’elle relève et coince dans sa ceinture. Il interroge :
– Tu es Flora ?
– Tu peux m’appeler Loana si ça te fait bander.
Elle rit encore et son rire résonne dans les bruits lointains de la nuit. Son corps brille dans le faible éclairage d’un lampadaire malade. Il l’aide à retirer son seul sous-vêtement, un string minimaliste. Il déboutonne son jean. Il approche sa main d’un sein. La caresse est hésitante sur la peau de la jolie femme, un peu rêche dans le froid de la nuit. La phase d’approche amoureuse, les premiers baisers, tout cela lui manque. Il bâcle quelques vagues caresses. Il cherche à tâtons. Elle le guide. Ils précipitent l’amour sans être vraiment prêts. Il est en elle, mal à l’aise, années sida obligent. Leurs caresses sont maladroites. Quand il essaie de l’embrasser, elle détourne la tête et ses lèvres glissent le long de la joue de la jeune femme pour se bloquer derrière son oreille. Il ne retrouve pas le parfum de celle qu’il a connue.
Ils font l’amour debout, dans l’inconfort. On s’attendrait à ce que l’érotisme de l’aventure précipite l’orgasme. Il n’en est rien. L’absence de tendresse, le risque d’être surpris, la laideur du lieu, retardent le plaisir. C’est elle qui maintenant cherche la bouche de l’autre, elle dont la langue s’insinue, visite goulûment, elle qui se serre durement contre lui. Elle jouit brutalement, en de longs frissons qui semblent n’en plus finir.
Son désir dispersé, elle redécouvre son compagnon désemparé, solitaire. Elle s’agenouille et le prend dans sa bouche. Il fouille les bosquets du square autour de lui pour vérifier la qualité de leur solitude, pour chercher des témoins improbables de leur rencontre. Le désir s’éloigne. Alors, il se concentre sur son plaisir, pour le convoquer, le précipiter, pour en finir. Il écarte son regard de ces yeux qui l’impressionnent, et le fige sur des détails du corps qui s’offre sans pudeur. La bouche de la belle femme s’active. L’éjaculation finit par arriver furtivement.
Il découvre le froid. Il la repousse doucement, reboutonne son jean un peu trop précipitamment comme pour éloigner ces moments décevants, pour conjurer le risque d’être surpris.
– Tu es Flora ?
Elle n’a pas répondu. Il observe furtivement le corps de sa partenaire, pour le marquer dans sa mémoire. Il s’attarde sur quelques rares défauts, une cicatrice, quelques rides. L’amour passé, il aimerait disparaître mais si elle est Flora, il doit rester. Il l’aide maladroitement à se rhabiller et la bouscule un peu. Il est surpris qu’elle ne partage pas sa hâte.
Elle est prête. Elle s’éloigne et il a à peine le temps de lui dire qu’il veut la revoir. Elle ne répond pas. Ils aperçoivent presque ensemble la lueur d’une cigarette dans un renfoncement, pas très loin d’eux. Elle passe près du spectateur, du clochard peut-être, qui a suivi en silence leur exhibition. De sa voix rauque, pleine de musique, un peu dure, elle dit :
– Tu n’as pas les moyens.
Lui parle-t-elle ou s’adresse-t-elle au clochard ? « Tu n’as pas les moyens. » Que faut-il comprendre ?
Parle-t-elle de se faire payer ? Dit-elle au voyeur qu’il n’a pas assez d’argent pour une fille comme elle ? Répond-elle à une question ? À une proposition ? S’adresse-t-elle à l’inconnu qui lui a fait l’amour ou à celui qui les a observés ? Sait-elle que son amant d’un instant est très riche ? Il ne lui a pas parlé des Clebs. La fortune qu’il pourrait déposer à ses pieds, il sait qu’elle la refuse.
Quand Gad a rencontré Flora la première fois, il n’était qu’un petit ingénieur, un salarié satisfait de boucler ses fins de mois. Aujourd’hui, quand il la retrouve, il est assis sur une fortune dont seul son comptable connaît l’étendue. Plus d’argent qu’il ne peut dépenser et bien plus encore en virtuel, en actions et stock options.
On ne sait pas si elle parlait au milliardaire ou à l’autre, peut-être un clochard.
Elle a dit : « Tu n’as pas les moyens. » Parlait-elle de liberté ? De la liberté de ce type qui les observait, de cette liberté qui lui manquait ? Il n’a pas les moyens de la faire rêver. Sa vie est bornée par des obligations, des contraintes, les réunions qui remplissent son agenda, toutes les choses qu’il se sent obligé de faire, toutes celles dont il n’ose rêver. Le prix de la réussite des Clebs. Il peut prendre quelques heures pour suivre des inconnues dans la rue. Il peut même leur faire l’amour dans un square, au milieu de la nuit. Il peut entrevoir la liberté, sans oser la saisir. Elle a raison. Il n’a pas les moyens. Serait-elle restée s’il avait eu les moyens ?
Il est celui qui suit des femmes dans la rue sans rien avoir à leur offrir, celui qui est devenu riche pour déposer sa fortune au pied d’une inconnue, celui qui va accepter de tout perdre pour retrouver sa liberté.
Le film s’est arrêté de défiler. Le marcheur a fini par s’arrêter.
Quand Gad est passé à son tour devant le témoin silencieux, celui-ci lui a demandé une cigarette et a juste murmuré en remerciement :
– Je m’appelle Samir.
Comment trouver les occurrences d’un mot dans un livre ? On peut lire le livre de bout en bout. C’est loin d’être pratique. On peut, s’il en existe un, utiliser un index. Dans un index, on va trouver des entrées comme :
« Goéland » : pages 7, 25-27, 31, 35 ; « Pingouin » : pages 15, 25, 31. Une page d’un livre conduit à des mots. Une page d’index, en inversant un livre, conduit des mots vers les pages.
Imaginez maintenant le Web comme un très grand livre, un livre de plusieurs milliards de pages. Contrairement à un vrai livre, il n’y a aucun ordre entre les pages mais cela ne change pas grand-chose au problème. Comment trouver les pages du Web contenant un mot particulier, par exemple « Goéland » ?
On va utiliser un ordinateur, appelons-le Spider, qui peut lire le Web à la vitesse effarante de milliers de pages par minute, de millions par jour. Avec une petite écurie de Spiders, on va pouvoir lire une partie raisonnable de l’ensemble du Web en quelques semaines et obtenir les quelques pages qui contiennent le mot « Goéland ». Mais vous ne pouvez pas attendre des semaines pour avoir votre résultat.
En même temps que les Spiders vont lire le Web, ils vont construire un bon vieil index, un index du Web. Pour chaque mot, cet index donne la liste de toutes les pages du Web qui contiennent ce mot. Quand on voudra trouver les occurrences d’un mot, il suffira de demander à l’index, un index démesuré, qui a indexé et va continuer à indexer les milliards de pages du Web.
C’est ce que fait, par exemple, Google avec ses milliers d’ordinateurs ! Certains d’entre eux lisent le Web, d’autres construisent l’index, d’autres enfin répondent aux questions des Internautes. Il faut bien réaliser la complexité de l’opération. Un exemple : avec toutes ces machines qui fonctionnent en continu, les pannes sont fréquentes, plusieurs ordinateurs tombent en carafe chaque jour, et le système ne peut se permettre de s’arrêter pour si peu, ni même de « perdre des mots » quand des machines tombent en rade. Désolé, le mot que vous cherchez a disparu du Web !
Vous demandez une page sur le Web avec un mot clé comme « Goéland », vous obtenez des milliers de réponses. Maintenant, c’est à vous de bosser. Vous pourrez sans doute regarder quelques pages, peut-être une dizaine, un peu plus... Et les autres ? C’est frustrant !
La page qui vous intéresse, la perle que vous recherchez est peut-être dans la dernière huître. Comment faire pour que le système classe parmi les milliers de réponses, les plus intéressantes vers le début ?
La technique développée par les premiers moteurs s’appuyait exclusivement sur l’analyse de chaque page. Une page était jugée intéressante si le mot apparaîssaît plusieurs fois dans la page, s’il apparaîssait plutôt au début de la page, et encore plus si c’était dans un titre. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que le résultat était assez nul. On était conduit à regarder des tas de pages sans aucun intérêt avant de trouver ce qu’on cherchait. Mais une notion permet de bien mieux classer les pages résultats, la notion d’autorité.
La page officielle d’un grand musée a probablement plus d’intérêt pour un lecteur moyen qu’une page sur un projet d’une classe de CE2 de Romorantin. Comment distinguer entre les deux ? Il se trouve que le musée est connu et que de nombreuses pages vont référencer sa page d’accueil. La page du musée fait autorité, c’est une page importante. Il ne nous reste plus qu’à trouver comment définir précisément cette notion et comment traduire ce genre d’information sous forme de calculs ?
Imaginez un piéton en région parisienne, appelons-le Gad. Gad choisit au hasard un autre piéton et le suit pendant quelques temps. Puis, au hasard, il change et en suit un autre. Il continue en laissant véritablement son choix au hasard. En procédant ainsi, il a plus de chance de se retrouver à la station du RER Les Halles, une grande quantité de personnes y circulent, que dans le quartier de la Croix-Bosset à Sèvres (un quartier charmant mais peu fréquenté).
Imaginez Gad maintenant en internaute virtuel. Il choisit au hasard une page du Web. Il regarde tous les liens de cette page et, au hasard, il en suit un. Il se retrouve sur cette nouvelle page, observe les liens et en suit un autre au hasard. Et il continue comme cela pendant un temps infini. Le nom poétique de ce type de ballade est une marche aléatoire. Quelle est la probabilité que Gad, notre marcheur, se retrouve sur une page particulière ? Elle est bien plus forte qu’il se retrouve sur la page d’accueil de la SNCF, des tas de chemins y mènent, que sur une page de l’école Croix-Bosset à Sèvres.
Des chercheurs d’IBM ont proposé d’utiliser cette notion de probabilité comme définition de l’importance des pages. Plus cette probabilité est grande, plus on dira que la page est importante (plus elle fait autorité). Google utilise cette notion d’importance, parmi d’autres, pour classer les pages résultats d’une requête, les pages les plus « importantes » sont fournies en tête des résultats, d’une recherche.
L’élégance mais aussi la faiblesse de cette définition est que le marcheur choisit les liens à suivre de manière totalement aléatoire. En réalité, les piétons selon leurs caractères, leurs goûts, leurs histoires, ne vont pas tous faire les mêmes choix. Ils n’auront donc pas tous la même probabilité de se retrouver aux Halles ou ailleurs. Il est assez probable qu’une marche aléatoire conduira un sénateur plutôt au Luxembourg qu’à Sarcelles, un homosexuel plutôt dans le Marais que rue de la Pompe, un homme plutôt qu’une femme au Salon de l’Auto (encore que...). Pour le surf du Web, c’est la même chose.
Welm pour personnaliser la recherche s’est donc mis à créer des « profils » de marcheurs que la firme désigna sous le nom de « Clebs ». Au départ, les Clebs devaient beaucoup à la conception qu’ont les publicitaires de leurs cibles : sexe, âge, profession, milieu social… Par exemple, on peut imaginer un Cleb pour représenter la ménagère de plus de cinquante ans. Les résultats, malgré le caractère presque odieux de telles classifications, furent pourtant jugés encourageants. Une fois lâchés sur le Web, les Clebs se nourrissaient de leurs surfs. Ils constituaient les filtres à travers lesquels était évaluée la pertinence des sites pour des groupes d’utilisateurs.
Le génie fut d’introduire le clonage. Les Clebs s’affinaient d’eux-mêmes par clonage, se regroupaient par fusion, mourraient quand ils se retrouvaient piégés dans des zones du Web qui ne correspondaient pas à leurs intérêts. Gad Gaello avait inventé une société dédiée à étudier nos goûts et nos tendances. Chaque internaute avait son « cooky » capable d’interroger les Clebs qu’il rencontrait. Au début des années 2000, les cookies, ces programmes espions, étaient encore rudimentaires. Gaello apporta aussi une vraie révolution à cette technologie.
Expliquer en détails les Clebs et les cookies de Welm nécessiterait de longues explications.
Ce qui nous intéresse, c’est que très vite Clebs et cookies engrangèrent une quantité phénoménale d’informations sur le Web et les internautes, et tout cela en utilisant principalement les ressources des ordinateurs personnels des internautes.
Aujourd’hui, les Clebs vous conduisent par la main, là où vous rêvez d’aller sur le Web.
Vous entrez dans le monde magique de Welm.
Ben travaille depuis bientôt dix ans à la brigade criminelle. Benjamin Kerouac a parcouru pas mal de chemin depuis sa Bretagne natale. Arrivé à Paris à dix-huit ans, pressé de quitter une famille un peu étouffante, passionné de poésie, il a vécu quelques temps de petits boulots, en profitant pour visiter le monde, Inde, Népal, Pérou, Mexique, Thaïlande, Indonésie, parcours initiatique classique jalonné de rencontres avec des fous, des rêveurs, des junkies, des copines moitié dingues et un peu putes. Ensuite, il est entré à l’école de police, choix inattendu, sans doute dicté par l’attrait d’une bourse. Une vague histoire de drogue a été à deux doigts de le faire virer, mais il s’en est tiré. Il a ensuite vécu un an avec une institutrice qui lui a fait découvrir l’écologie, la littérature sud américaine et la peinture expressionniste.
Le temps a passé. Le commissaire Kerouac dirige maintenant le service Cyber criminalité de la PJ parisienne. Il en a vécu les tout débuts, la grande époque des enfants flibustiers de l’internet et des virus foudroyants. Il a appris à surveiller les nouveautés qui s’imposent en quelques mois, accouchent de nouvelles menaces.
Ben fait partie des flics sérieux, bosseurs, rationnels, solides. Il ne se voit pas en super cow-boy ; il n’a pas acheté non plus le discours d’une police strictement technique, professionnelle, moderne, aseptisée. Il n’arrive pas à se faire aux grandes équipes à produire des enquêtes. Il aime le travail de flic de base, de soutier de la justice, l’artisanat de sa petite bande qui cogite devant des Kro. Il sait se passionner pour ses enquêtes voire, en dépit des consignes, tomber sous le charme d’un suspect. Une petite informaticienne, blonde comme les blés, pas très grande, un corps bien rond, des minis à couper le souffle… Il aurait mieux valu que Ben ne s’attache pas tant car la spécialité de la jeune femme était quand même le piratage de cartes bancaires. Ben lui a laissé vingt-quatre heures pour filer. Il aurait suffi de pas grand-chose pour qu’il parte avec elle. Il tombe amoureux trop facilement.
Aujourd’hui, tout est réuni pour qu’il tombe amoureux d’Hirondelle.
Ben fait à nouveau défiler les pages sur son écran. Curieux… Il veut orienter sa recherche autour de sites boursiers, persuadé que dans ces temps de dérive idéologique, la fraude serait d’abord financière. Les Clebs le ramènent toujours vers les pages sur Hirondelle.
Un visage volontaire, des cheveux courts, châtains, un piercing au sourcil, un rock acide.
Une rengaine sirupeuse des années quarante, un visage fin, des cheveux longs, très noirs.
Ben pourrait tomber amoureux d’Hirondelle, de l’hirondelle des années quarante, comme de l’hirondelle d’aujourd’hui.
Welm cultive le secret et il est difficile d’approcher la technologie mystérieuse des Clebs. La rumeur du Web les dit inspirés de travaux scientifiques de l’Institut national de recherche en informatique et en automatique, du centre de recherche d’Orsay, le MIT à la française. Ben a bien essayé de lire les rares articles disponibles. Trop techniques ! Il ne comprend pas vraiment ce qui se passe sous le capot. Sous le capot ? Des millions d’agents intelligents qui squattent le Web. Du bel ouvrage ! Les Clebs semblent disposer d’une connaissance infinie, parfaite, instantanée de la toile. Ils sont rapides, discrets, efficaces, peu coûteux. Ils sont en train de conquérir le monde en affichant haut et fort leur respect des lois de la robotique du Web.
Ben abandonne son écran. Son café a fini de couler. Il sort un bol du lave-vaisselle et le remplit. Un courant d’air frais s’engouffre par la fenêtre de la cuisine. Le coup vient sans doute de jeunes hackers avec un grand sens de la mise en scène. Dans quelques heures, les journaux seront remplis de cette histoire et les politiques se mettront à hurler au loup. Il imagine l’inamovible président de l’UMP, donnant dans le « Les Clebs menacent les libertés publiques… Nous allons prendre sous dix jours les mesures énergiques qui s’imposent ». Lui qui hier encore achetait peut-être des actions de Welm à tour de bras.
Deux ans plus tôt, des rumeurs de manipulation des classements proposés par les Clebs, avaient couru mais rien n’avait pu être prouvé. Des racontars probablement lancés par des concurrents qui n’arrivaient plus à suivre ou par des financiers qui essayaient de prendre le contrôle de la société. Mais ce matin, le réveil trop matinal de Ben était bien dû à une belle et bonne manipulation des Clebs. Des pages sans importance apparente propulsées en haut de l’affiche. Quand toute la planète respirait au rythme d’Internet, dans un monde où les moteurs de recherche avaient pris une place considérable, une telle manipulation était grave, très grave même.
Ben ouvre sa connexion avec le site de travail qu’il partage avec ses collaborateurs et, sous le dossier Welm, crée une nouvelle rubrique, Hirondelle. Le nom lui plait. Il se met à distribuer les tâches. Andréa travaillera sur les hébergeurs des pages sur Hirondelle. On décortique : proprio du site, Webmaître, etc., la totale. Carole se chargera du contenu, à elle de « profiler » les auteurs des pages et de tirer au clair ce télescopage du xxie siècle et des années 40. Rodolphe gèrera les appels téléphoniques et les mèls de délation. C’est le dernier arrivé et il faut bien un minimum de bizutage ; il couvrira aussi la presse. Yann suivra les pistes, s’il en émerge du cloaque, et en attendant, il expédiera les affaires courantes. Satisfait de son travail de chef, Ben conclut en fixant une première réunion à 8 h 30, dans son bureau. Il n’est pas question de chômer.
Il lui faut aussi prévenir Tordjman. Plus tard. Ces pages Web inattendues qui surgissent au panthéon de la popularité avec leurs deux pasionarias fleur bleue, leurs évocations des années troubles de l’Occupation, des milieux anarchistes… Elle va le faire bander grave le patron, cette histoire.
Délaissant la dernière gorgée de café, Ben se glisse avec volupté sous la douche. Durant de longues minutes, il ne pense plus à rien. L’eau tiède caresse son corps. Il s’amuse à la retenir en croisant les bras sur sa poitrine. Il forme un maigre barrage que l’eau envahit immédiatement. De temps à autre, il desserre son étreinte et une vague glisse sur son sexe, le long de ses cuisses et de ses mollets. Il pense à Clara. La dernière fois qu’il a joué à ce jeu, c’était avec elle et c’étaient ses seins collés à son torse qui faisaient le barrage. Il n’en faut pas plus pour lui déclencher une érection, Clara fondue en lui sous une pluie d’eau tiède. Mais Clara n’est pas là.
À cette heure-ci, il devrait pouvoir rejoindre son bureau en moins d’une demi-heure. C’est de là qu’il appellera Tordjman. De toute façon, rien ne presse. L’identification des jeunes femmes ne va pas tarder avec leurs photos partout sur le Web et bientôt dans la presse. L’Hirondelle d’aujourd’hui a sûrement des voisins, des amis, des collègues de travail, qui ne tarderont pas à se manifester. Ben est pressé de rejoindre le bureau pour s’éloigner un peu de ces pages Web, entendre des voix bien humaines qui le sortent du virtuel, le plongent dans la réalité. Il voudrait se convaincre qu’Hirondelle existe vraiment.
***
Quand Ben arrive rue de Malte, le planton semble l’attendre. Il lui décroche un large sourire et une tirade préparée de longue main :
– Alors Ben, t’as été réveillé de bonne heure par un drôle d’oiseau !
– Tu m’épates. Tu es déjà au courant. Putain ! On a vraiment la meilleure police d’Europe, répond Ben machinalement.
Il ne prend pas le temps de s’arrêter. Il ne s’est pas levé à cinq heures du mat, pour tailler une bavette.
Carole a déjà rejoint Rodolphe dans la zone qui leur sert de bureau commun. Depuis quelques années, la mode des plateformes paysagères a refait surface et, dans le service, à part Ben, personne n’a de bureau. C’est censé stimuler la productivité et le travail d’équipe !
– Salut Ben, dit Rodolphe, désolé pour le réveil. Je me suis dit que c’était important.
– T’excuse pas, c’est du gros !
Carole finit juste de préparer un café dans la vieille cafetière italienne, un peu la marque de fabrique de l’équipe. Elle sert tout le monde. Brut de fonderie pour Ben et Rodolphe, normal pour elle-même, tendance loukoum pour Andréa. Avec du lait et deux sucres pour Yann. C’est souvent elle qui fait le café et Ben qui lave les tasses, les petites habitudes du groupe. Les autres aussi ont leurs corvées.
Yann vient juste d’arriver et il n’a pas encore pris le temps de retirer son blouson de cuir. Il est encore à moitié endormi. Lui et Andréa se sont faits muter ensemble il y a un peu plus d’un an de la PJ de Seine-Saint-Denis où ils avaient passé trois ans, leur premier poste. Ils restent marqués par l’expérience et gardent encore un peu tous les deux les allures de cow-boys qu’ils ont acquises là-bas. Partenaires au boulot et grands copains dans la vie. Le blond et calme Andréa arrive à contrôler, à canaliser l’énergie et la fougue du brun Yann. Très sportifs tous les deux, judo troisième dan pour Yann, volley-ball au niveau national pour Andréa. Là s’arrêtent les points communs. Yann vient d’un milieu très prolo de Valenciennes alors qu’Andréa est un des cinq enfants d’une famille catho Versaillaise. Yann drague toutes les jolies filles qui passent quand Andréa est carrément branché sur les garçons. C’est pour ces différences sans doute, qu’ils sont devenus les meilleurs amis.
Rodolphe, le dernier arrivé, est le plus jeune du groupe. Un père pied noir, qui a démarré à la PJ tout en bas, sans diplôme et a progressé à coup de formation interne, de cours du soir, de concours et en bossant plus que les autres, un flic de l’ancienne école, celle qui n’arrive pas à comprendre les 35 heures. Premier arrivé, dernier parti, toujours au travail. Rodolphe a choisi la police, comme son père. Il est un peu trop enveloppé, surtout pour son âge, trop sérieux, pour ne pas dire carrément chiant. Mais il est si gentil avec tout le monde, qu’on lui pardonne.
Carole enfin, avec sa trentaine, s’est installée comme leur maman à tous. Des traits un peu rudes, un corps assez massif, on hésiterait à la dire jolie. On s’attache surtout à elle pour la chaleur de sa voix. Toujours prête à écouter les problèmes de chacun, à donner un conseil, un coup de main. On en arrive à oublier qu’en plus de son travail, elle élève deux jumelles d’une dizaine d’années en l’absence du père divorcé parti au bout du monde. Le boulot, la maison, il ne lui reste pas beaucoup de temps pour elle-même, pour juste se détendre, et parfois elle craque. Dans ces moments-là, elle engueule tout le monde, y compris Ben. Les autres prennent un profil bas ; ils savent que cela ne dure pas. Carole est un bon flic, un des meilleurs que Ben ait rencontrés.
– Salut Carole ! Du neuf sur Hirondelle ?
– En hébreu Hirondelle se dit « Deror », et ça veut aussi dire « liberté ».
– Super ! Quelque chose de plus concret ?
– On a eu un appel intéressant. Une meuf qui habite Sèvres et qui a entendu parler d’Hirondelle à la radio. Elle est allée voir sur le Web et pense avoir reconnu dans les photos, une de ses voisines, Flora Mars. Elle a vu Flora rentrer chez elle hier soir vers vingt-deux heures avec un type bizarre, genre clochard. Elle ne l’a pas vu partir au travail ce matin, à son heure habituelle.
– Super ! Et une de retrouvée, commente Ben.
Il explique :
– Regardez les pages Web ; il y a en fait deux Hirondelles. Deux époques, l’Occupation et maintenant.
Rodolphe confirme :
– Bien sûr. Les visages se ressemblent mais ils sont différents.
– On aurait donc un nom sur un des deux visages, déclare Ben.
– Flora Mars, rappelle Carole.
– Passe moi l’adresse de Sèvres. Je vais y faire un tour, conclut Ben.
De loin, Ben lance ses dernières instructions :
– Carole, tu passes un coup de fil à Tordjman pour le tenir au courant ! À tout à l’heure !
Tu te caches derrière tes longs cheveux noirs. Tu camoufles tes formes sous des jupes trop longues, derrière des chemisiers trop stricts. Tu te dissimules derrière ta timidité. Pourtant, tu ne peux masquer la clarté de ton regard, la sensualité de ton corps. Et ta douceur s’effrite devant tes révoltes, ta violence, ta volonté de résister, de te battre.
Avec les enfants, tu es encore plus brune, plus gaie, magique. Vous descendez à la queue leu leu, la rue de la Croix-Bosset. Les petites capes noires volent au vent ; la musique de tes pas ; les chants des enfants lui répondent. Ils courent, ils s’amusent. Vous croisez quelques soldats allemands. Tu as entendu des voix se briser, se mettre à trembler. Tu reprends de toutes tes forces le refrain et les enfants te suivent. La petite Sarah, mais maintenant on dit Lucie comme c’est écrit sur ses papiers, t’agrippe la main. Tu lui souris. La pression de sa main devient plus ferme et sa petite voix s’élève. Elle hurle dans tes oreilles et rit aux éclats. Avec toi, elle a vaincu sa peur.
Tu fais la tournée des lits des petits, pour leur souhaiter bonne nuit. Tu bordes le drap, un câlin rapide, un petit mot doux, ta joue si douce qui effleure, ton parfum qui caresse. Ils retrouvent avec toi l’amour d’une mère qu’ils ont peur d’oublier, qu’ils ne reverront peut-être jamais. Avec toi, ils apprennent que la vie continue. D’autres, plus grands, découvrent une passion encore trouble, rêvent de toi dans la solitude de leurs nuits. Tu construis pour tous, délicatement, un pont fragile avec le nouveau monde qu’il leur faut bâtir ; pour eux, tu brises la chaîne de la brutalité et de la souffrance.
Un soir d’été, les tâches de la journée enfin terminées, tu le rejoins dans la remise, au bout du jardin. Tu hésites, une petite a un peu de fièvre et pourrait avoir besoin de toi. Tu le rejoins pourtant car c’est sa dernière nuit ici. Il regagne la zone sud. La plupart se contentent de survivre. Certains, comme lui, trop rares, ont choisi de résister. Il part risquer sa vie sans se faire d’illusion, sans vraiment croire qu’il peut changer le monde. Tu restes car tu as choisi de te battre ici et nulle part ailleurs, de risquer ta vie dans l’anonymat d’un havre pour gosses perdus. Il s’en va et tu ne le reverras plus. Il va disparaître sur les routes de France, peut-être victime d’un passeur cupide, tué pour rien, une vieille montre, un portefeuille peu rempli, ou arrêté par la milice, torturé, exécuté. Tu l’attendras à la fin de la guerre, puis tu finiras par te résigner.
Une photo un peu jaunie. Tu es au centre. Les enfants autour de toi semblent rechercher ta protection, se réchauffent à ton amour, te protégent aussi. Tu es leur horizon, leur fée. J’imagine ton rire quand tu es avec eux. J’admire ta manière de t’occuper de chacun, d’essayer de les sauver tous, de les aimer, de sacrifier ta vie avec tant de plaisir, de la risquer sans une hésitation. Tu passes doucement ta main dans les cheveux de cette gamine. Elle n’oubliera pas cet instant de bonheur et son amour pour toi.
Au mépris du danger, tu as retrouvé ce garçon que la police poursuivait. Tu l’as ramené à la maison. À cette institutrice qui te traitait de folle de risquer ainsi ta vie, tu as simplement répondu qu’il fallait le faire. Tu devais le sauver cette nuit-là comme tu le sauverais une autre fois, vos deux vies comme intimement liées par ce double rendez-vous, ta vie indissociable de celles de ces enfants, de celui-ci entre tous, des autres aussi. Bien sûr, il y a tes convictions politiques, le pacifisme, l’anarchisme de tes parents. Les belles idées, les belles phrases, les théories. Et la réalité de ces enfants qu’il faut sauver, que tu refuses d’abandonner.
Une photo de groupe, la directrice, les enseignants, l’économe. Tu es au deuxième rang à droite. Tu es belle avec ton sourire timide, tes habits trop stricts d’institutrice, tes habits trop pauvres de réfugiée. Tu es si belle, si douce. Sous ton sourire, dans les ombres de ton regard, dans le fond de ton cœur, tu cultives la violence, cette violence de ton enfance que l’injustice et la haine arrivent à réveiller. Tu es la lumière de la maison. Tu es son charme. Roger est amoureux de toi, en secret, Yvonne aussi sans doute.
Tu adores le sport. Tu te jettes dans l’effort avec plaisir, par défi, pour faire mieux que les hommes. Les longs footings avec les ados dans les bois de Saint-Cloud. Tu as une foulée rapide et régulière. Ta tête est légèrement penchée vers l’avant. Tes bras se balancent en cadence le long du corps ; on les attendrait plus pliés, ils sont presque tendus. Tes pieds glissent le long du sol, l’effleurent. La souplesse de tout ton corps, la chanson de ta respiration. Un peu de transpiration mouille tes cheveux, coule dans ton dos. Tu adores les parties de ballons acharnées, l’escalade, les ballades en vélo.
Une autre photo. Vous préparez une pièce de théâtre. Les enfants ont cousu eux-mêmes les grandes toges blanches. Vous avez écrit ensemble la pièce, une vague adaptation de l’histoire d’Ulysse. Le théâtre est un élément essentiel de la pédagogie de la maison. Ton assistant deviendra célèbre sous le nom du mime Marceau. Pour l’instant, il se bat surtout pour que les messages pédagogiques ne détruisent pas trop l’esthétique de votre spectacle. Il se bat pour que les fous rires des enfants ne couvrent pas le texte.
J’aimerais entendre la musique italienne de ton léger accent. J’aimerais t’entendre chanter de ta voix très aiguë, une voix d’avant, de vieux succès comme La Java bleue ou La Mer. Tard dans la nuit, avec quelques amis, on parlerait politique, on se disputerait et pour nous réconcilier, tu nous chanterais Le Temps des cerises ou Le Chant des partisans. Tu nous chanterais peut-être même Bella ciao, en faisant semblant d’ignorer que les staliniens du PCI qui la chantaient cassaient presque aussi volontiers des trotskystes et des libertaires que des fascistes.
De longs cheveux noirs qui encadrent un joli visage un peu austère. Douceur et violence. Sensualité. Le sourire qui se retient, le rire qui éclate, le bonheur de vivre. Hirondelle.
Ben était impatient d’en apprendre plus sur l’Hirondelle des temps modernes, sur cette Flora Mars hier encore totalement inconnue et placée au centre de toutes les conversations par le bon plaisir des Clebs. Il rentre l’adresse rue Croix-Bosset à Sèvres dans le GPS de la moto et se laisse guider par la boîte noire. Depuis que l’adjoint au maire de Paris, le Vert Denis Baupin, a pris en main la voirie, circuler dans la capitale est devenu un vrai plaisir.
La radio rendait largement compte de la manipulation des Clebs.
Sur France-Inter, le Téléphone Sonne était consacré à la manipulation des Clebs et à la Maison d’enfants de Sèvres. Les journalistes s’emmêlaient les pattes dans cette belle histoire, vieille de plus de soixante ans, ramenée au goût du jour par les Clebs. Heureusement, des auditeurs avaient découvert une mine de documents sur les sites Web de Sèvres-Pratique et de l’Association des anciens élèves de la Maison.
Pour RTL, il ne faisait aucun doute que la manipulation venait des anars. Les nombreux liens vers des pages anarchistes étaient éloquents. De l’histoire de la Maison, ils avaient surtout retenu le personnage sulfureux, à leur goût, de Roger Hagnauer, syndicaliste libertaire dont la vie se fondait si bien dans l’histoire du xxe siècle.
Ben repensa à une affaire sur laquelle il avait travaillé, à ses débuts, vers la fin des années 70. Il s’agissait d’un attentat à la bombe dans le magasin d’alimentation de luxe Fauchon et revendiqué par un mystérieux « groupe Pauwels ». Joseph Pauwels, un anarchiste belge, avait péri en 1894 place de la Madeleine dans l’explosion d’une bombe qu’il transportait. Après les admirateurs de Pauwels, ceux d’Hagnauer, l’histoire se répétait. Sauf que cette fois la bombe était, pour l’instant, toute virtuelle.
Ben zappa sur Radio Libertaire. À en croire le présentateur des infos, Roger Hagnauer était un communiste de la première heure qui s’était vu exclure du Parti en 1926 pour avoir refusé d’emboîter le pas des Staliniens dans leur chasse aux Hitlero-troskistes. Il avait ensuite milité avec les pacifistes contre la seconde guerre mondiale et avec les libertaires contre la CGT, alors sous la coupe du Parti communiste. C’est sa femme Yvonne qui, en 1941, avait fondé la Maison d’enfants de Sèvres. Sous couvert d’une association parrainée par Pétain, elle avait sauvé des dizaines d’enfants juifs, ce qui lui avait valu la médaille des Justes d’Israël. Ben se dit que sur Radio-J, on devait surtout parler d’Yvonne. Et sur NRJ ? S’étaient-ils amusés à mixer de vieilles comptines de la Maison d’enfants ?
La Maison d’enfants de Sèvres, les anars, Roger, la Shoah, la Résistance, Yvonne. Le zapping entre les radios a donné le tournis à Ben. Lui est surtout intéressé par Hirondelle, l’Hirondelle des années 40 et l’Hirondelle d’aujourd’hui. Dans le poste, elles ne sont pas assez présentes à son goût.
Sur France-Inter, on parle enfin d’elles. Le journaliste précise qu’Hirondelle aurait vécu à la Maison d’enfants de Sèvres, pendant la guerre, selon la légende d’une vieille photo jaunie des institutrices de la Maison en 42, publiée sur Sèvres-Pratique. Pas un mot sur l’Hirondelle moderne.
Il zappe sur d’autres stations sans en apprendre davantage.
En traversant le Pont de Sèvres, il ralentit pour admirer l’île Seguin. Il ferme les yeux et imagine la fondation Pinault. Tadao Ando, l’architecte japonais, est arrivé à donner au bâtiment cette impression de paquebot immobile qu’avaient déjà les usines Renault, mais en y mélangeant comme une musique Zen. Putain ! Dommage ! C’aurait été si beau.
L’autoroute urbaine semble violer la petite ville. Le parc de Saint-Cloud n’est pourtant séparé de l’avenue que par une grille, comme un trait d’union entre les grandes forêts d’Ile-de-France et la mégalopole. Le coin a l’air agréable, un peu trop propret, peut-être un soupçon trop bourge au goût de Ben.
Le GPS lui ordonne de prendre la Grande rue à droite, immédiatement après l’hôtel de ville. Ben suit machinalement les indications qui s’affichent sur son écran. Maintenant, il lui faut prendre une rue entre la Grande rue et la rue de Ville d’Avray. Il veut bien mais entre les deux, Sèvres ne propose qu’un escalier raide, l’escalier de la Croix-Bosset. Dur, dur ! Même en moto.
Une vieille dame lui explique que dans le temps… la rue de la Croix-Bosset arrivait jusqu’au centre ville. Elle a disparu depuis des dizaines d’années, remplacée par un escalier, bien avant l’invention du GPS.
Ben décide de contourner par la rue de Ville d’Avray qui monte en pente raide, en s’éloignant du centre ville. Ces banlieues peuvent être traîtresses. S’il ne peut pas avoir confiance en son GPS, il risque de se perdre dans un imbroglio de sens interdits, de voies privées ou d’impasses. À mi-pente, il prend à gauche une rue qui zigzague, encore à gauche et arrive enfin rue Croix-Bosset. À part l’épisode de l’escalier, le GPS a bien fonctionné.
Flora Mars habite une résidence de standing. Il se gare devant la grille d’entrée, son trajet a duré 22 minutes. Il allume une Rothman rouge et examine le quartier. De rares passants, des immeubles bourgeois, de la verdure. Le bruit de la nationale bien qu’estompé arrive jusqu’ici. Un bruit de train. Ben vérifie sur son Palm. La ligne mène à La Défense et Saint-Lazare. Sur l’autre coteau, une autre ligne pour Montparnasse. Il doit être difficile à Sèvres d’échapper au bruit du train. Avant d’entrer dans l’immeuble, il passe rapidement un coup de fil au bureau pour demander à Andréa de mettre le paquet sur le site Sèvres Pratique dont on parle dans le poste. Si quelqu’un s’est déjà penché sur l’histoire de la Maison d’enfants, il faut en profiter, rencontrer le webmaître.
Ben ouvre la porte en verre fumé de l’immeuble avec un des passes qui l’affranchissent de mondanités. C’est toujours une petite jouissance que d’entendre le petit clic. Flora habite au troisième. Il trouve son nom sur une des boîtes à lettres et repère aussi celui de la voisine prévenante, qui suit si utilement les allées et venues de l’immeuble. Madame Delbart habite aussi au troisième, voisine directe de Flora, c’est pratique.
Le hall d’entrée a la froideur des constructions des années 70, marbre et glace, panneaux décoratifs en terre cuite… Ben avait parié que les étages seraient moquettés. Gagné ! La moquette est au rendez-vous, madame Delbart aussi, qui l’attend sur le palier ; son arrivée n’est pas passée inaperçue. La petite dame est souriante. Les problèmes de sa voisine n’arrivent pas à gâcher le plaisir de se retrouver au cœur de l’information.
– Inspecteur Benjamin Kerouac.
– Florence Delbart. C’est moi qui ai prévenu la police. J’ai voulu aller voir madame Mars pour lui dire qu’il y avait sa photo sur Internet. J’ai sonné chez elle sans obtenir de réponse. Pourtant, elle n’est pas allée travailler ce matin.
Les mamies ont maintenant un œil sur la rue et un sur le Web, les temps changent.
La petite voisine répète volontiers son histoire :
– Flora est arrivée avec l’inconnu vers dix heures du soir.
… Un homme brun je crois, de taille moyenne, plus vieux qu’elle, pas vraiment vieux, un peu abîmé, assez mince. La couleur de ses yeux aussi était moyenne. Il était comme mal rasé, mal coiffé, sale peut-être.
Elle les a croisés dans l’entrée. Elle se souvient d’une odeur un peu aigre, sans doute celle de l’inconnu mais n’ose pas en parler à l’inspecteur. La vieille dame répète consciencieusement ce qu’elle avait déjà raconté par téléphone :
– Il portait des Nike Air en bon état, un Lewis 501 usé et un anorak 3Z presque neuf, bleu marine, 1 300 francs au Printemps.
La mamie est accro au Web mais n’arrive pas à se faire à l’euro.
– Il avait des yeux de clochard. Il marchait comme un clochard.
… Vous l’auriez vu, vous comprendriez.
… Oui. Bien sûr. Vous ne l’avez pas vu.
… Je dirais qu’il avait dans les quarante ans. Peut-être moins. Il avait l’air décrépit des gens qui restent trop au soleil, qui vivent trop.
… Elle portait une robe rouge, courte et un grand collier en or. Elle porte souvent des robes trop courtes, des trucs trop moulants.
… Non, elle ne semblait pas particulièrement inquiète.
Ben a tout noté et décide qu’il est temps de rendre une petite visite à l’appartement de Flora. Madame Delbart le précède dans le couloir et s’immobilise devant une porte qu’il ouvre avec une carte de crédit, le plus naturellement du monde, un hobby, un talent très utile dans la police.
– Moi je n’ai fait que sonner, s’excuse madame Delbart, qui tout à coup se met à craindre d’avoir dérangé la police pour rien. Je connais un peu Flora Mars mais nous ne sommes que voisines. J’ai vu sa photo sur le site Web de Libération. J’ai appelé surtout parce qu’elle est rentrée hier soir tard avec un clochard et que je ne l’ai pas vue partir au travail ce matin.
Madame Delbart se lance dans un long plaidoyer. Ben ne sait pas trop comment arrêter le moulin à parole qui débite à ses côtés alors il lui demande de ne pas pénétrer dans l’appartement. Madame Delbart se tait. Si elle n’a pas le droit d’entrer, c’est bien que quelque chose s’est passé. Ben a trouvé le moyen de préserver son espace vital.
Il entre. Un petit vestibule ouvre sur le salon, tout est parfaitement bien rangé. La déco est belle mais froide. Murs et sols, tout est blanc et gris. Les meubles sont contemporains, tendance minimaliste. Ben observe du coin de l’œil les tableaux qui ont dû coûter une petite fortune. Chaque chose à sa place, une place pour chaque chose. Une propreté obsessionnelle ? Psychorigide, la nouvelle héroïne du Web ? Obsédée du balai, promotion Sainte-Anne. Il ne faut pas exagérer mais Ben se sent mal à l’aise dans cet appartement trop bien rangé, trop propre.
Il fait le tour du salon. Une immense baie vitrée offre une vue imprenable sur le coteau rive gauche et plus loin sur Paris. Le soleil encore bas caresse un paysage minéral dont émergent quelques tours, et au loin, la tour Eiffel. Avec moins de pollution, on pourrait même distinguer la butte Montmartre et le Sacré cœur. Dans l’angle gauche de la pièce, une porte-fenêtre entrouverte permet d’accéder à un bureau et ce n’est qu’en s’en approchant que Ben découvre le fauteuil design violet et au pied, le corps démantibulé de Flora. Elle gît au pied d’une bibliothèque, habillée de rouge, égorgée sur la moquette blanche, la tête engluée dans une mare de sang séché.
Gad pensait que Flora se laisserait convaincre par le succès invraisemblable des Clebs, qu’il lui suffisait de déposer sa fortune à ses pieds, mais elle n’a pas voulu du jeune patron d’industrie, du PDG brillant promis au plus bel avenir.
Alors, il s’est installé à Sèvres, pour la retrouver, pour changer de vie. Il a sacrifié ses biens, sa femme, ses amis, sa société. Sa richesse a disparu plus vite encore qu’il ne l’avait construite. Clochard improvisé, il a découvert la misère.
Sait-il même pourquoi il a tout perdu ?
Parce que Flora n’a pas voulu de lui. Elle lui a dit qu’il n’avait pas les moyens et le succès sans elle ne l’intéressait pas. Il lui fallait retrouver sa liberté pour qu’elle s’intéresse peut-être à lui. Voilà une explication simple. Il a réussi pour plaire à Flora. Comme elle ne voulait aimer qu’un homme libre, il a tout perdu pour retrouver sa liberté.
Tout serait simple si son amour pour Flora pouvait tout expliquer.
Mais il a conçu les Clebs avant leur première rencontre, et bien avant de la retrouver, il s’inquiétait déjà du succès qui détruisait sa vie. Il n’existait plus que par son travail, pour la Welm. Quand Flora a dit « Tu n’as pas les moyens », il a choisi ce qu’il voulait entendre. Il lui fallait rompre avec tout ça pour revivre.
Et les Clebs là dedans ? Gad a douté des Clebs. Flora avait raison, l’argent pourrissait l’âme des codes qu’ils développaient… Il avait lâché sur le Web des milliards de clones pervers, qui pouvaient se mettre demain au service du plus puissant, du plus offrant. Une vision de cauchemar.
À-t-il tout perdu par amour Flora ?
À-t-il tout perdu pour ne pas être détruit par l’argent ?
À-t-il tout perdu parce qu’il doutait des Clebs ?
Il lui reste Hirondelle qui court dans le petit matin. Hirondelle, la femme d’affaires de la grande tour, efficace, sans état d’âme. Hirondelle, en noir du casque au bout des bottes, s’éloignant sur son énorme moto, un amant de rencontre collé contre son corps. Hirondelle courrant dans le petit matin, désespérément seule jusqu’à ce qu’elle rejoigne sur la péniche, sa famille hétéroclite.
Il lui reste l’autre Hirondelle, l’institutrice de la Maison. Gad s’est passionné pour l’histoire de la Maison des enfants de Sèvres. Il a rencontré des élèves et des enseignants qui avaient habité la maison sous l’Occupation. Ils lui ont parlé d’Yvonne et de Roger. Ils lui ont parlé d’Hirondelle. Hirondelle qui cajole un enfant. Hirondelle qui cherche toute la nuit le petit sauvageon échappé aux policiers. Hirondelle qui attend sans y croire son fiancé qui ne reviendra pas. Hirondelle qui choisit de ne pas accepter, que tous adorent et qui reste si seule.
Deux amours qui se confondent. Hirondelle de l’Occupation et Hirondelle des temps présents, réunies dans une même passion. Leurs visages qui se superposent. La photo jaunie d’une jeune femme au piercing. La jeune punk déguisée dans une robe d’après-guerre. Le rock et la vieille comptine qui se mélangent.
Je l’ai cherchée en centre ville ; je l’ai cherchée sur les berges et sur les coteaux. Un samedi enfin, je l’ai retrouvée. Elle débouchait au loin, du parc de Saint-Cloud pour rejoindre la Seine, se dirigeait vers moi en direction de Paris. C’était une hallucination qui se refusait à disparaître, se rapprochait.
Elle est là, devant moi, pantalon de jogging blanc, débardeur argent, iPod à la ceinture, casque aux oreilles, inaccessible, tellement belle. J’ai juste le temps de me cacher derrière une voiture en stationnement pour la regarder passer et s’éloigner.
Elle a une foulée rapide et régulière. La tête est légèrement penchée vers l’avant. Les bras se balancent en cadence le long du corps, on les attendrait plus pliés, ils sont détendus, presque droits. Les pieds glissent le long du sol, l’effleurent. La souplesse de tout son corps répond à la musique de sa respiration. Ses cheveux luisent de transpiration.
J’essaie de la suivre le long du chemin de halage. Mes chaussures me font mal et ma veste gêne mes mouvements. J’ai beau courir plus vite, elle ne cesse de s’éloigner. Elle n’est plus qu’un point blanc, une petite tache qui se perd dans le paysage. Je m’arrête hors d’haleine au bord de l’eau, au niveau du collège arménien.
J’ai enfin une piste. Je sais qu’elle court, je l’espère régulièrement. Je veux rêver qu’elle suit souvent le même trajet ; je n’ose le croire. Je vais découvrir son parcours par petits bouts en le déroulant vers sa conclusion, en le remontant vers son origine. Au fil de l’eau vers l’estuaire, à contre courant vers la source. L’origine et la conclusion, un même lieu peut-être, là où elle vit, sans doute.
Les samedis de course, je l’attendrai au point le plus aval que j’aurai découvert. Je me rendrai invisible pour la suivre en courant. Les samedis de source, j’essaierai au contraire de remonter plus loin vers l’origine de son parcours. Je me fondrai dans le paysage pour guetter son passage. Course ou source, chaque samedi, je choisirai. Je ne tiens pas à épuiser trop vite ma quête, à dilapider le plaisir de découvrir sa vie.
Le soleil luit sur une Seine de cristal. Je sais qu’elle re-viendra.
Toute la semaine je l’ai attendue, arpentant le chemin de halage. J’ai même récupéré un survêtement et des baskets pour pouvoir la suivre, sans attirer l’attention. Je ne peux l’aborder mais je veux tout savoir d’elle. J’ai tout le temps qu’il faut pour découvrir d’où elle vient, où elle va, ce qu’elle fait de ses semaines. Je suivais des inconnues dans la rue, je suis devenu l’espion d’une seule.
J’ai enfin vu le point blanc au loin sur le chemin. Je sais aux battements de mon cœur que c’est elle, exactement la même heure que samedi dernier, une ponctualité rassurante. Elle avance au même rythme rapide, indifférente au monde qui l’entoure. Je me cache dans le souterrain et j’attends qu’elle apparaisse. Je vois le talus, l’eau au loin, un morceau de paysage cadré par l’arc de cercle du tunnel. Quand je la vois passer, je me mets à compter jusqu’à vingt, lentement. Puis je me lance à sa poursuite, m’efforçant de suivre son rythme, ménageant mon souffle, décidé à garder la même distance, assez près pour pouvoir la suivre, assez loin pour qu’elle continue à ignorer ma présence. Nous courons le long de l’île Seguin, mais je m’épuise. Je n’ai pas fait de sport depuis trop longtemps. Inexorablement, elle s’éloigne, je la perds.
Tout débute de ce coin de rue où je l’ai vue déboucher un samedi précédant. Peut-être n’existe-t-elle pas derrière l’angle de cet immeuble ? J’essaie d’imaginer d’où elle pourrait venir, d’augmenter mes chances. Si je me mets à ce croisement, je pourrais surveiller ces deux rues, mais je ne la verrais pas passer si elle prend la troisième. Si je me mets à cet autre croisement et qu’elle emprunte cette rue là, elle risque de me surprendre.
Je choisis soigneusement mon poste d’observation. Je planque tôt le matin, bien avant son heure, car j’adore l’attente dans le matin endormi. Je guette son arrivée. Quand elle est là, je la regarde passer, invisible dans le recoin que je me suis choisi. Je la suis, je la couve des yeux. À chaque fois, la même exaltation, la même ivresse quand je l’aperçois, la même passion de redécouvrir son charme, d’imaginer les détails de ses traits que la distance, parfois un peu de brume matinale, estompent.
Je l’ai vue passer à l’heure habituelle et comme un joggeur ordinaire, je me suis mis à la suivre. Elle court et je cours derrière elle, le long des quais. Une bande de gosses ennuient une gamine qui traîne par là. Presque tout le monde trouverait des tas de raisons d’ignorer et de passer son chemin. La gamine connaît sans doute les agresseurs. Ils n’ont pas l’air vraiment dangereux. Il n’y a rien à faire contre tous. La gamine a l’air paniquée. Elle essaie sans succès de se dégager. La joggeuse n’hésite pas. Elle infléchit à peine sa course et se retrouve au milieu du groupe. Elle bouscule un ou deux des plus grands. Elle dit quelques mots calmement, à voix trop basse pour que je puisse les saisir. Aux regards qui s’échangent, j’imagine les insultes en réponse. Les jeunes retournent leur violence contre elle, sans oser la toucher. La gamine en profite pour s’enfuir en courant vers la route. La joggeuse attend un peu en sautillant sur place. Tout peut basculer à chaque instant. Les cailleras meurent visiblement d’envie d’en découdre. Le fait qu’ils ne se soient pas encore jetés sur elle est déjà étonnant. Les secondes s’étirent, interminables. Ils ne se sont pas jetés sur elle ; ils ne le feront plus. Elle reprend sa course. La scène n’a pas duré plus d’une minute.
Il me faudra attendre d’autres samedis de course pour pouvoir construire, petit à petit, la suite de son parcours, le long de l’île Seguin, puis de l’île Saint-Germain, au fil de l’eau jusqu’à Issy-les-Moulineaux. Quand elle court, elle ne voit rien, elle n’entend rien. Elle supprime le monde qui l’entoure. On peut la suivre facilement sans se faire repérer. Plaisir de courir sur ses traces sans qu’elle se doute de ma présence, sans même qu’elle sache que j’existe. Je crois même parfois capter son parfum qui se mélange aux fleurs des jardins du bord de l’eau. Mais elle court trop vite et je finis toujours par la perdre.
Je l’ai attendue très longtemps. Ce n’est pas qu’elle soit en retard, elle est ponctuelle comme toujours, mais je me suis mis en planque trop tôt. Je n’arrivais plus à dormir, j’étais impatient de la retrouver.
Je l’attendais d’une rue, c’est d’une autre que je la vois déboucher. Je suis émerveillé comme chaque fois par l’intensité de mon plaisir de la revoir. Qu’a-t-elle de plus que les autres femmes que je croise chaque jour ? Pourquoi elle ? Pour quelques souvenirs d’une rencontre peut-être imaginaire ? Pour quelques instants d’un plaisir équivoque ?
Elle passe devant une affiche du Front National. Elle allonge à peine le bras. Elle est passée. Elle a arraché un bon pan de l’affiche presque sans perturber le mouvement de balancier de ses bras.
Elle disparaît au bout d’une rue. Je suis déjà en train d’imaginer un nouveau morceau de son trajet, de me choisir une prochaine planque. Elle ne pouvait venir que de là. Du haut de cette cabane, je dois pouvoir la voir arriver de très loin.
J’ai la patience du chasseur, son instinct.
Je cours derrière elle. Je la vois s’engager sur une portion presque secrète du chemin de halage bordé de péniches. Je n’ose la suivre, imaginant les habitants de ces lieux si retirés, par nature très méfiants. Ils me remarqueraient rapidement. Deux semaines de suite, je l’ai vue disparaître dans le chemin pour réapparaître longtemps après. J’ai fini par penser à aller sur l’autre rive pour la surveiller, une canne à pêche à la main pour mieux me fondre dans le paysage.
Elle s’arrête dans une péniche amarrée en face de l’île. Un chemin d’herbes folles y conduit. Des arbres, quelques jardins plutôt bien entretenus, le fleuve un peu sale. On a du mal, dans ce trou de verdure luxuriante, à s’imaginer si près de Paris. Même la nationale pourtant si proche arrive à se faire oublier.
Quand elle est sur la péniche, elle est encore plus brune qu’ailleurs, plus gaie, plus magique. Elle vient de courir ; la transpiration colle son t-shirt à sa peau et dévoile son corps musclé, sensuel. Elle est encore plus inaccessible. Avec les gens de la péniche, avec le vieux à la barbe blanche, elle rit et je brûle d’envie d’entendre ce qu’ils disent.
Pendant la semaine, je suis allé traîner par le chemin. La péniche a un nom, « La Maison d’enfants de Sèvres ». Il suffisait d’interroger Google pour découvrir l’histoire de cette maison, la belle histoire d’Yvonne et de Roger Hagnauer. Les Sévriens l’ont oublié et c’est vraiment triste, mais un site est là pour rafraîchir la mémoire. Quel est le lien entre cette épave amarrée dans un coin de verdure au cœur des villes, et un couple d’instituteurs anarcho-syndicalistes du milieu du siècle dernier ? Qu’est-ce qui lie la jeune femme qui court dans le petit matin à cette péniche ?
La péniche n’est pas une charmante résidence de bobo, ni même l’immense terminus d’un retraité de la marine fluviale. C’est un rafiot rafistolé, qui pourrait passer pour les quartiers d’un ferrailleur ou d’un brocanteur. Il s’en dégage pourtant une chaleur, une poésie, comme une hospitalité qui vous invite à vous y installer.
Avec elle, je découvre le parc de Saint-Cloud. Je progresse très doucement vers cette origine qui semble sans cesse s’éloigner, mais je ne suis pas pressé. Méandres dans le parc, dans les bois de Fosses-Reposes, en remontant jusqu’aux bois de Ville d’Avray. Son jogging semble venir de l’infini.
J’ai traîné du côté de la péniche. Je n’ai eu aucun mal à me faire accepter. J’y ai rencontré un clochard qu’ils hébergent le temps qu’il se remette d’une mauvaise angine et que je connais pour avoir partagé le même square pendant quelques nuits. Il m’a parlé d’Alfred Lapierre, du jardinier, de la gosse.
D’abord, Alfred, le vieux à la longue barbe blanche, qui passe son temps à lire et à se balader. Ensuite, le jeune jardinier, qui aime faire admirer ses muscles et son bronzage. Enfin, la gosse, une jolie gamine noire, en primaire à l’école de l’île, adorable et trop sauvage.
Des amis du vieux passent régulièrement, parfois pour plusieurs jours. La péniche est aussi un havre accueillant pour de nombreux paumés qui trouvent ici sans contrainte ni question, un abri pour quelques jours, quelques semaines. Une micro communauté, aux marges du monde.
J’ai rencontré la gosse qui m’a parlé de la jeune joggeuse du samedi. Ils l’appellent Hirondelle. Je l’appelle autrement, d’un nom que je n’ose prononcer de peur de me tromper.
Les semaines passent et je me décide à la suivre dans sa course, plus loin que la péniche.
Mon souffle revient peu à peu et j’arrive à la suivre chaque fois plus longtemps. Chaque fois, je l’attends plus loin, chaque fois je la suis plus loin. À travers les villes, à travers les bois de Ville d’Avray.
La course et la source me conduisent toutes deux vers ces bois. Vit-elle là, dans la forêt, dans quelque cabane ? Non, sa course nous conduit à Sèvres.
À la sortie de la forêt, près d’une grande maison qui abrite une secte, habite une mégère, vieille et laide, qui pourrit l’ambiance du quartier avec sa méchanceté, ses cris, les chants nazis de sa chaîne stéréo. La vieille raye volontiers les voitures qui se garent devant chez elle, colporte des ragots, traite les jolies filles de putes parce qu’elles montrent leurs jambes, jette des pierres aux enfants qui font du bruit. Un juge lui a interdit le quartier pendant un mois. Elle s’est rangée à la contrainte. Le jour de son retour, des poubelles ont brûlé et des voitures ont eu leurs pneus crevés. Elle arrive à elle seule à troubler la paix de ce quartier, mieux que ne le ferait une bande de racailles.
Seulement, comme elle est propriétaire, on peut difficilement la déloger. Elle est juste haïe en silence.
Elle possède un chien hideux et féroce qui, comme elle, déteste les enfants et les clochards. Quand on s’approche de son domaine, il vous guette en silence. Si vous passez trop près, il se jette en hurlant sur le grillage rouillé. Il est difficile de supporter la folie meurtrière de son regard.
La vieille a lâché son monstre sur deux jeunes beurs qui traînaient dans le quartier, tirant peut-être l’autoradio ou draguant la bourgette. Même si elle avait décidé qu’ils n’avaient rien à faire là un samedi matin, cela ne méritait pas de les envoyer à l’hôpital. Cela s’est passé juste avant l’arrivée de la joggeuse. J’étais trop loin derrière elle pour pouvoir intervenir. Aurais-je osé détruire mon anonymat ? Avant que je n’ai même pu me poser la question, Hirondelle prenait les choses en main, faisait reculer le monstre en le frappant d’un bâton surgi miraculeusement, commandait à un voisin d’appeler le SAMU, donnait les premiers soins aux gosses. J’ai cru saisir le regard noir qu’elle lançait à la vieille qui observait la scène avec un sourire grimaçant.
Bienvenue dans le quartier, si charmant, si tranquille. Grosses voitures garées sur les trottoirs et hautes grilles qui ferment la vie, cachent le bonheur, la détresse aussi. Si la vieille hurle dans son jardin, c’est pour effrayer, pour se protéger. Elle chante la haine pour éloigner sa peur. Elle est prisonnière, pour toujours. Elle ne pourra jamais partir.
Le samedi suivant ou peut-être celui d’après, j’étais en planque un peu plus loin, guettant l’arrivée de la joggeuse. Je la suivais des yeux quand elle est passée devant le jardin de la vieille. Le chien n’a pas hurlé ; il ne s’est pas jeté sur la grille. Il n’était pas au rendez-vous et son absence avait quelque chose d’inquiétant. La vieille, sur le pas de sa porte, aurait dû crier une insulte, au minimum lancer un regard haineux à la jeune femme qui passait en courant devant chez elle, mais elle était comme abattue. Hirondelle a tourné la tête et lui a souri. Je crois l’avoir aperçue déplier brièvement un doigt d’honneur. Je ne suis pas certain car le geste s’inscrivait naturellement dans le mouvement de balancier de ses bras. Par contre, j’ai bien saisi dans son sourire, la lumière du mépris, les reflets de la haine, l’ombre de la vengeance peut-être.
J’ai appris plus tard que la vieille avait retrouvé son monstre égorgé, qu’elle avait pleuré. Une erreur. C’est elle qu’il aurait fallu poignarder. Elle est morte quelques jours plus tard ; la police a conclu à un suicide. Le genre d’histoire sordide qu’on lit en petit encart dans les journaux : « Drame de la solitude. Une odeur nauséabonde très forte a alerté les voisins qui ont appelé la police. Le décès de Mme Machin serait survenu il y a plusieurs jours. Il s’agirait d’un suicide mais cela semble difficile à établir étant donné l’état de putréfaction du cadavre. Mme Machin vivait seule, coupée de sa famille, apparemment sans amis… » Hirondelle passant devant le jardin et souriant à la vieille folle. Elle sait déjà pour le chien ? Elle a réalisé ce que moi comme d’autre rêvions de faire ? La mort du chien pour punir la vieille ? Elle avait assez de haine et aussi de courage ?
Un quartier si charmant.
Le vieux, Alfred Lapierre, a été un des fondateurs de La Révolution Prolétarienne, ami d’Alfred Rosmer, de Pierre Monatte et de Roger Hagnauer. Roger l’a caché dans la Maison d’enfants de Sèvres, pendant la guerre, quand ses opinions suffisaient à le faire interner et pire.
On admire le vieux. On le craint aussi pour sa redoutable dialectique, pour l’intolérance de ses exigences. C’est un ancien ouvrier métallurgiste, autodidacte, devenu journaliste. Solide au poste, véritable mémoire vivante du mouvement ouvrier, il rédige encore des tracts, des pétitions, des articles, organise des réunions, ne manque pour rien au monde le comité d’édition d’un journal que personne ne lit, la réunion d’une cellule qui n’intéresse même plus la police. Alfred a découvert Internet et s’initie aux courriels. Il parle de créer son site oueb. Il ne conduit pas mais il a son vélo et, si la réunion est trop éloignée, un copain taxi le conduit et l’attend. Alfred a bien l’intention de militer jusqu’au jour de sa mort.
Le beau jardinier habite ailleurs. Il ne vient que pour s’occuper du jardin. Pour lui l’origine de tout tient en un mot : liberté. Encore une définition en creux, l’absence de contrainte. Il n’aime pas les étiquettes, même si son monde se mâtine d’écologisme, de pacifisme, de syndicalisme, de féminisme aussi. Il refuserait si on ajoutait anarchisme.
Que vient faire une cadre dynamique et sportive avec ces gens-là ? Peut-être Hirondelle est-elle militante, peut-être anarchiste comme Alfred ? J’aime bien la thèse de la révolutionnaire sortie d’une autre époque. J’attends d’elle des actions, des engagements physiques. J’aimerais expliquer certaines scènes auxquelles j’ai pu assister et qui ne collent pas au personnage de la jeune femme respectable.
À la barrière des bois de Ville d’Avray, je n’étais plus bien loin. Les samedis de course et de source se rejoignaient en un immeuble de la rue de la Croix-Bosset, son immeuble.
Je connais maintenant son parcours.
Chaque samedi, elle sort de chez elle à huit heures précises, chaque fois le même parcours. D’abord elle marche jusqu’à l’entrée des bois de Ville d’Avray, au bout du Chemin Desvallières, le point de départ de son jogging. De là, elle gagne les étangs, puis le Parc de Saint-Cloud via Fosses-Reposes. Elle traverse le parc dans sa grande largeur pour gagner la Seine. Enfin, elle longe les quais jusqu’à l’Ile Saint-Germain et Issy-les-Moulineaux. Toute cette distance, elle la parcourt d’une foulée longue, régulière, efficace. Elle s’arrête longtemps à la péniche. Son jogging n’est pas fini, il lui faudra encore rejoindre Sèvres et le coteau de la Croix-Bosset via de nouveau les bois de Ville d’Avray, mais ce dernier trajet, elle le fait au plus court, comme pressée de rentrer.
La Maison d’enfants de Sèvres, le nom de la péniche, un sourire du passé. Le vieux n’aime pas parler des blessures de cette période. Trop de haine, trop de souffrances, trop d’humiliations. Il finit par jeter quelques phrases, une histoire…
« Dans la nuit de la guerre, nous sortions d’un cinéma, tout un groupe de la Maison d’enfants de Sèvres. Il y avait Hirondelle, une institutrice. J’étais amoureux d’elle… Nous étions tous un peu amoureux d’Hirondelle. Une femme et deux enfants marchaient un peu plus loin dans la rue. Des policiers les ont entourés. Contrôle d’identité. Il n’y avait rien à contrôler pour savoir que ceux-là partiraient pour les camps. Tout dans leur démarche, leur maintien dénotait le désespoir, la peur. La masse des gens qui sortaient du cinéma. Quelques-uns applaudissaient, d’autres baissaient la tête de honte, une majorité préférait ne rien voir. Nous avions avec nous plusieurs enfants à l’identité trop trouble pour penser intervenir. La mère a dit quelques mots au garçon, car il y avait un garçon d’une dizaine d’années. Il a fait non de la tête. Elle s’est mise à crier et à le secouer. On ne peut pas aimer plus que cette mère à cet instant. Après une seconde d’hésitation, le garçon s’est sauvé. Il a glissé entre les policiers qui cherchaient à l’agripper ; il a couru plus vite qu’eux, porté par l’amour de sa mère. La connerie des policiers, leur méchanceté, n’était pas suffisante pour leur permettre de l’attraper. Ils se sont vite résignés. Pas Hirondelle. Elle nous a laissés là et a disparu sur les traces de l’enfant. Le lendemain, la maison avait un nouveau pensionnaire, un petit sauvage de plus qui ne reverrait jamais ses parents.Tu vois, la guerre c’était ça. Une haine gigantesque, monstrueuse qui envahissait le monde, et au cœur d’un océan d’indifférence, une multitude de peurs comme celle de cet enfant seul dans un monde de cauchemar, une nuée de souffrances comme celle de cette mère qui doit conduire sa fille par la main vers un lieu d’épouvante. Un monde de haine tu vois, sauvé par quelques gestes comme celui d’Hirondelle. »
Des cheveux noirs qui encadrent un joli visage un peu austère. Douceur. Violence. Sensualité. Un sourire qui éclate, le rire qui se retient, le bonheur de vivre. Hirondelle.
La réunion que Ben avait convoquée dans son bureau commença à 10 heures 30 précises. Ben avait depuis toujours un problème avec l’heure : il ne savait pas être en retard ! Ses troupes avaient vite compris qu’il ne fallait pas plaisanter avec cela.
En quelques mots, il les mit au courant de sa visite à Sèvres, la résidence cossue, madame Delbart, le corps de Flora Mars.
Rodolphe avait reçu quelques appels intéressants qui corroboraient les dires de madame Delbart. En particulier, le patron du café Les Marronniers de Sèvres avait lui aussi reconnu Flora Mars sur les photos du Web. Rodolphe lui a parlé du clochard que l’on a vu entrer chez Flora. Le cafetier pensait le connaître. Quelqu’un qui dort dehors et qui a sur le dos un anorak à 200 euros, ça ne passe pas inaperçu dans une petite ville.
– Le patron de la brasserie pense qu’il s’appelle Gad, explique Rodolphe. C’est un de ses habitués. Il l’a vu s’enfoncer dans la débine.
… Gad est arrivé à Sèvres il y a un peu plus d’un an. Il a d’abord habité l’hôtel Adagio, l’hôtel luxe du coin. Il se défendait dans la catégorie bobo, suivant les termes du patron du troquet. Il ne parlait jamais de son boulot mais le patron a eu l’impression qu’il bossait comme créatif dans une des agences de pub du quartier du Point du Jour. Une info à prendre avec des pincettes, du très spéculatif.
… Ça n’a pas duré très longtemps. Gad aurait perdu son boulot. Il passait des heures, attablé près d’une fenêtre du bistrot, à guetter la rue. Il a quitté l’Adagio pour un petit hôtel minable et, de là, la cloche. De bobo à clodo en quelques mois. Il a continué à fréquenter Les Marronniers.
… Il traînerait depuis quelques temps dans une association de réinsertion… des petits boulots. La description colle assez bien avec celle de madame Delbart. Brun, le fameux blouson, son mètre quatre vingt. D’après le cafetier, il a une trentaine d’années.
– La petite dame lui en donne plus, complète Ben, mais elle peut se tromper. Yann, tu arrêtes tout et tu fonces à Sèvres. Tu me retrouves ce clodo. C’est notre suspect numéro uno.
Les pages du Web sur Hirondelle, dont les Clebs faisaient la promotion étaient hébergées par Ouvaton, une coopérative autogérée. Andrea raconta brièvement sa visite à Ouvaton. Ils refusaient, par principe, de donner la moindre indication sur les propriétaires des sites qu’ils hébergeaient, hors procédure judiciaire. Qui pouvait attendre une telle procédure ?
Andrea se tourne vers Carole :
– On a quand même un nom. Certaines pages font partie du site sevres-pratique.com.
Elle s’est chargée des pages Sèvres-Pratique, un site local très démarqué du site officiel de la mairie.
– J’ai rendez-vous avec son webmaître en fin d’après-midi, indique Carole. Le site contient des tas de trucs sur l’histoire de Sèvres et sur la Maison d’enfants de Sèvres. Hirondelle, c’était le pseudo d’une des institutrices de la Maison. Tous les adultes y portaient des pseudos, des noms d’animaux comme Hirondelle, Pingouin ou Goéland. Ils disaient des totems.
… C’est une école d’éducation nouvelle, créée en 1941 par un couple d’anarcho-syndicalistes. Elle a servi de refuge pour des gosses juifs pendant la guerre et leur a évité de finir dans les camps de concentration.
… La première Hirondelle était institutrice dans la Maison d’enfants.
Andrea reprend la parole :
– Les autres pages qui parlent d’Hirondelle et que ressortent les Clebs, sont sur un site beaucoup plus récent, bien fait, mais parfois un peu amateur. La plus grande partie a été conçue artisanalement, sur un éditeur html qui date. Le site contient plusieurs erreurs 404, des liens brisés qui n’aboutissent nulle part !
… Les photos qui illustrent l’Hirondelle moderne, vous les avez vues. Quelques photos prises de loin, à la sauvette, sans doute sans que le sujet ne s’en aperçoive. On ne voit pas bien de lien avec la première. Le texte est le récit d’une filature, agrémenté d’envolées lyriques. C’est un délire d’adolescent, un amoureux transi qui projette ses rêves sur l’être aimé. J’ai envoyé quelques pages à Grebiche. À mon avis, un psy doit s’éclater là-dessus.
Il s’arrête un court instant pour reprendre son souffle et Carole en profite pour reprendre la main :
– Deux Hirondelles. Deux écrivains. Un même amour parfois un peu touchant. Pour les pages sur l’Hirondelle des années quarante, le texte est plus dense, plus engagé, écrit par quelqu’un avec une vraie culture politique, qui sait distinguer les staliniens des trotskistes, des anarchistes et autres sectes qui fleurissent à l’extrême gauche.
– L’anarchisme est une pensée pas une secte, corrige Ben.
– Tu dois être le seul ici capable de faire la distinction, dit-elle en jetant un coup d’œil circulaire.
– Tu pourrais être surprise, répond Ben en souriant. Bon, on continue. Il faut à tout prix découvrir le ou les types qui ont écrit ces putains de pages. De ton côté, Rodolphe ?
Rodolphe consulte ses notes. Il a moins l’habitude :
– C’est en première page des journaux. La télé et la radio ne parlent que de ça. Info-net a déjà une journaliste à Sèvres qui fait du reportage en continu et a installé une Web Cam au centre ville. La mairie a monté en catastrophe un point presse ; les RG sont aussi sur place.
Après quelques instants de réflexion, Ben conclut :
– Pour l’instant, la priorité est de retrouver le clodo. Rodolphe, tu files un coup de main à Yann. Vous allez traîner du côté de Sèvres et vous en profitez pour piloter sur place les recherches. Carole, tu cuisines le webmaître de Sèvres-Pratique et tu me ramènes plus d’infos sur cette Maison d’enfants. Andréa, tu me fais coopérer les gens d’Ouvaton. Tu leur dis que nous soupçonnons une conspiration de multinationales et que nous avons besoin de leur aide. En se taisant, ils deviennent les alliés objectifs de la CIA. Moi, je vois le patron puis je retourne à Sèvres.
Carole n’ose pas demander s’il y a quelque chose de vrai dans cette histoire de conspiration. Si c’est pipeau, il va encore se moquer d’elle. Rodolphe ajoute :
– J’allais oublier. Un coup de fil d’un voisin de Flora qui est allé faire pisser son chien à une heure du matin. Y’a des oufs quand même ! Il a vu Flora poster une lettre.
… Il a trouvé drôle de la voir poster une lettre à une heure du matin. Promener son chien au milieu de la nuit, c’est tout naturel !
… Of course, j’ai essayé de récupérer la lettre ; mais j’ai eu le tuyau trop tard. Quand j’ai pu joindre la poste de Sèvres, le courrier avait déjà été relevé et traité. Pas moyen de retrouver cette putain de lettre.
Ben donne le signal de la fin de la réunion, en se levant. Il lui reste un peu de temps avant son rendez-vous avec Tordjman.
***
Flora présente toutes les apparences de la normalité : un appartement bourgeois, un métier, un compte en banque fourni, une voiture, un ordinateur perso. Qu’est-ce qui va la propulser dans les gros titres des journaux ?
Elle rencontre un clochard qu’elle invite chez elle. Par amitié ? Par pitié ? Par attirance sexuelle ? Elle est assassinée. Elle aurait pu, bêtement, être la victime malchanceuse d’un cambriolage qui tourne mal ou plus probablement se faire écraser par un chauffard. Rien de tout cela. Elle accomplit l’acte incongru, presque interdit, d’inviter un clochard chez elle. Par ce geste, elle sort des statistiques pour devenir une inconnue, la variable d’une équation qui la dépasse. Pourquoi Flora a-t-elle invitée chez elle un SDF ?
Il s’installe devant son ordi et se connecte à la base des renseignements généraux. Grâce à une clef d’accès de deuxième niveau, il peut ouvrir une base de données très complète intitulée « extrême gauche KEG ». En 1976, le ministre de l’intérieur Michel Poniatowski avait ordonné la destruction du fichier MR (mouvements révolutionnaires) développé pour la chasse aux gauchistes menée aux lendemains de 1968. MR contenait les biographies détaillées, les adresses et les activités supposées de la plupart des militants d’extrême gauche, voire de sympathisants. Bien entendu, les fiches n’avaient pas été détruites mais seulement déplacées. Le fichier a été étendu à d’autres extrémismes et on continue à s’en servir et à alimenter des bases.
La requête « Flora Mars » ouvre une fiche. Née en 1970. Elle participe très jeune aux mouvances d’extrême gauche. Aucun mouvement cité explicitement. On peut en conclure que c’est surtout les gens qu’elle fréquentait qui étaient surveillés. Elle est la fille de Kim Mars et d’Alfred Lapierre. Sur Flora, il n’y a rien de plus. Pas grand-chose sur Kim, juste une note de la police allemande soulignant une forte intimité avec des mouvements alternatifs. Par contre, la fiche d’Alfred est tassée et a même l’insigne honneur de bénéficier d’un résumé :
« Ouvrier du livre, anarchiste Limousin, commanda en 1944 une formation de FFI qui s’illustra dans la libération de Paris, participa avec Pierre Monatte et Roger Hagnauer à la création puis l’animation du noyau de La Révolution Prolétarienne, une publication violemment anti-communiste, s’éloigna de la revue au début des années 50, en critiquant ses prises de position pro américaine, écrivit par la suite épisodiquement dans Le Monde Libertaire, l’organe de la fédération anarchiste. Plusieurs arrestations dans les années 70 et quelques condamnations à des peines légères pour divers délits dont association de malfaiteurs et propagande subversive. Depuis les années 80, activités moins visibles mais opinions politiques toujours aussi gauchistes, soupçonné de participer à une filière d’aide à des anciens des brigades rouges (dont il n’a jamais partagé les idées). Depuis les années 90, impliqué dans le mouvement des sans-papiers, interpellé en 2003 dans le cadre d’une enquête sur une imprimerie clandestine, relâché faute de preuves. »
Il participa avec Pierre Monatte et Roger Hagnauer (...) Roger Hagnauer, la Maison d’enfants de Sèvres. Ben a enfin un lien entre les deux Hirondelles : la première Hirondelle, celle des années quarante, travaillait à la Maison d’enfants, que dirigeait Yvonne Hagnauer, l’épouse de Roger, l’ami d’Alfred Lapierre, le père de Flora Mars, la seconde Hirondelle. Le lien entre les deux, Alfred Lapierre, tordu !
Ben note l’adresse qu’indique la fiche d’Alfred Lapierre, une péniche sur l’île Saint-Germain, pas bien loin de Sèvres.
Avec un meurtre à la clef, le détournement des Clebs prend une tout autre tournure. Il fait pivoter son fauteuil et regarde par la fenêtre. Les arbres du square sur lequel donne son bureau sont couverts de feuilles d’un vert tendre. L’été est maintenant bien installé. Il reste un moment perdu dans cette contemplation, à se souvenir. Les années 70 ! Qui parlait des anarchistes alors ? Lorsqu’il avait commencé à bosser, il n’y en avait que pour les marxistes-léninistes, les brigades rouges et autres fractions armées. La révolution était éminente, elle n’avait que faire des rêveurs.
L’anarchisme avait eu sa grande époque au début du vingtième siècle avec la création de la première internationale, Ravachol, la bande à Bono. Un autre âge d’or : la guerre d’Espagne, la CNT, le Conseil d’Aragon. Age d’or, âge des massacres, âge de l’oubli. Et pourtant, ils existent… Pas grand-chose, les Provos d’Amsterdam, les situationnistes, quelques figures… Léo Ferré, Dario Fo… La fin du siècle. La gauche, le PS et le PC, confrontés à la réalité de gouverner, en perte de vitesse. Cela ouvrait un boulevard pour laisser ressurgir la pensée anarchiste.
Roger et Yvonne étaient morts dans l’indifférence générale, leur histoire oubliée. L’époque voulait cela. On souhaitait gommer les horreurs des nazis, les compromissions de l’Occupation. On acceptait pour cela de taire les héros, d’effacer les Yvonne Hagnauer. La lutte entre le bien et le mal politique avait alors deux directions bien simples, la gauche socialiste et la droite capitaliste ; on préférait ignorer des Hagnauer qui compliquaient les choses. Mais l’histoire refuse parfois de se laisser simplifier. D’autres conflits, la fin de l’empire soviétique et la crise qui avait suivi, avaient rappelé que la politique ne pouvait se résumer à deux drapeaux.
Les écolos, parmi les premiers, s’étaient préoccupés des origines. Il leur fallait des ancêtres. Avec leur refus de toute autorité, les anars étaient tout désignés. Proudhon, Bakounine, Hagnauer, d’autres, revenaient à la mode. L’anarchie avait resurgit, ses contours suffisamment estompés se prêtaient à une refondation même si les ancêtres se retournaient sans doute dans leur tombe.
Yvonne et Roger oubliés si longtemps. Roger Hagnauer était-il anarchiste ? Peu importait ! Il suffisait que ceux que Ben recherchait, les pirates, les assassins, le montrent du doigt. En évoquant ces fantômes, c’est d’abord d’eux dont ils parlaient.
Ben aimait laisser courir sa pensée, sans chercher à la canaliser. Ensuite, il reprenait la matière brute, l’organisait, la triait. Il suffisait d’attendre que les idées surgissent du fatras. Plus que jamais dans cette enquête où le Web tenait une si belle place, il allait falloir gérer les distorsions entre les témoignages et la réalité, faire coller la fiction et les rêves aux faits. Mensonges, oublis, exagérations, délires, pouvaient renseigner, à condition de déblayer, de creuser, de construire.
Ben retrouva Tordjman dans le troquet qui lui tenait lieu de bureau. Il était 12 h 15 et le Vieux était très occupé à avaler le plat du jour, pintade aux choux. En rendant compte de ses investigations à son supérieur le plus brièvement possible, Ben s’en tint aux faits.
– Manipulation des Clebs.
… Les pages sur Ouvaton.
… Les Hirondelles sur le Web.
… Témoignage de la voisine.
… Découverte du corps de Flora Mars.
… Un suspect, le clochard, la dernière personne vue en compagnie de Flora.
… Pas de mobile apparent.
Tordjman écouta le rapport avec la plus grande attention. Lorsque Ben eut fini, il griffonna quelques notes sur un bloc ouvert devant lui :
– Il me faut le clodo dans la journée.
… La manipulation des Clebs est plus délicate. Nous restons en contact permanent sur cette affaire. Vous comprenez que c’est de la dynamite. J’imagine que vous allez rencontrer les dirigeants de Welm. Mettez-y les formes ! Le ministère suit tout ça de très près et on va avoir toute la presse sur le dos, alors pas de vagues ! OK ?
… N’hésitez pas à me prévenir si vous avez besoin de renfort. Pour Ouvaton, votre hébergeur de sites Web anarcho-machin, s’il faut taper du poing sur la table, je m’en occupe. Ces petits cons ne vont pas nous faire chier longtemps.
Tordjman prenait l’affaire au sérieux. Ben comprit que sa marge de manœuvre était réduite.
***
En passant à son bureau, Ben trouva un message du juge Laurence Kafé qui voulait le voir. Elle avait sans doute été chargée du dossier sur la mort de Flora par le procureur. Ben se renseigna : « une petite juge, arrivée au début de l’année. » Comment faut-il interpréter le choix d’une débutante pour une telle affaire ? Pas de rumeurs sur elle sur Couloirs-FM. On pouvait accepter cette absence comme un signe positif. Si c’était une chieuse, cela se saurait déjà. Il était en train de se dire que cela pouvait quand même attendre quand le téléphone sonna :
– Ne quittez pas je vous passe le juge Kafé.
Et voilà, Ben dut passer une bonne demi-heure à la mettre au courant du peu qu’il savait. Laurence Kafé avait une jolie voix musicale et amicale. Ben se dit qu’il ne serait peut-être pas totalement exclu de sympathiser.
Il passa ensuite un bref coup de fil à Yann. Le commissariat de Sèvres donnait un sérieux coup de main pour retrouver Gad. Un inspecteur essayait tous les refuges possibles pour SDF. Les patrouilles recherchaient le clodo. Les services de police de tout le 92 étaient alertés.
Ils décidèrent de se retrouver pour déjeuner près de Sèvres.
Si Gad était resté dans le voisinage, on devrait vite le repérer. Ben espérait seulement que le clodo n’avait pas pris un train pour Paris ou Versailles. Putain de région parisienne, trop grande, trop peuplée.
Ben repensait à la Maison d’enfants. Cette vieille histoire semblait tenir une place centrale dans son enquête. Une vieille histoire que l’on n’aurait pas dû oublier. Étaient-ils en train de payer le prix de l’oubli ?
Un peu après 13 heures, Ben, pressé de savoir ce que donne la recherche du clochard, retrouve Andréa dans une pizzeria, place Stalingrad à Meudon. Le chef du service cyber veut son QG à proximité immédiate du théâtre des opérations mais pas sur le site même. Il n’a aucune envie de manger coincé entre deux journalistes aux aguets.
Andréa ne laisse pas dérouler les phrases rituelles sur la canicule. Il a des nouvelles de Yann :
– Tu ne vas pas croire la rumeur que Yann a dégotée.
Andréa soigne ses effets :
– Notre clodo serait un ancien millionnaire, l’ancien PDG d’une dot-com.
Ben se dit que cela pourrait établir un lien entre Flora et les Clebs. La boîte du clodo aurait des liens avec Welm. Tordu !
– Yann tient ça d’un ami de Gad, poursuit Andréa, un clochard qui zone en bord de Seine, à Boulogne. Il est parti vérifier.
Ben sourit :
– Gad millionnaire ? Les contes et légendes de la cloche ? Vous croyez vraiment à ces conneries.
L’hypothèse est peu vraisemblable et pourtant Ben n’arrive pas tout à fait à l’écarter. Il aime ce pont fragile entre la manipulation des Clebs et la mort de Flora, qui expliquerait peut-être pourquoi une jeune et jolie bourgeoise invite un clochard chez elle à dix heures du soir. Un prince du Web devenu sans domicile fixe. Un ratage financier qui conduit à sa ruine et au-delà, au meurtre de Flora. La descente aux enfers. Les sociétés qui plongent, les options qui ne valent plus rien, les actions qui s’effritent, les dépenses qui courent, les comptes qui se vident, les créanciers, les impôts. Les amis qui ne vous connaissent plus, les coups de téléphones de menace ; et plus rien. On pense se refaire et on ne vous propose rien. On accepterait tout et on ne vous offre rien… On se retrouve clochard.
Andréa lui a laissé le temps de rêver avant de poursuivre :
– Yann a aussi appris que le suspect était aidé par une association d’insertion, Espaces, installée au Bas-Meudon. Il est allé voir ce qu’il pouvait glaner là-bas qui confirmerait l’identité de Gad. De mon côté, j’ai découvert une vague rumeur du Web, un certain Gad Gaello, un directeur de Welm, aurait été écarté violemment de la société et il aurait disparu à la suite de ça. J’ai envoyé à Yann par mèl une photo de Gad Gaello que j’ai trouvée sur le Web et un dossier sur lui qu’a publié 01 Informatique.
Andréa continue à surfer sur le Web à la recherche d’informations sur Gaello. Ils ont le temps de bien entamer leur Leffe avant qu’un Yann exultant ne les rejoigne :
– À Espaces J’ai pu obtenir le dossier de Gad. La photo du dossier colle avec la photo que m’a envoyée Andréa. Il avait donné un faux nom, Gad Laugal, mais son vrai numéro de sécurité sociale. Laugal c’est Gaello!
Yann savoure son succès « Gad Gaello. Putain ! Je ne veux pas être là quand la presse va apprendre ça. »
Ben demande à Andréa ce qu’il a sur Gaello :
– Un scénario de montagnes russes, version Nasdaq mixé Hollywood. Au départ, quelques types dans un garage, qui développent un logiciel de rêve. Le truc classique, sauf que le garage est à Créteil. Ils trouvent du capital-risque, embauchent quelques bons ingénieurs, transforment leur code en produit. Ensuite, le génie, la chance, le rachat par une boîte américaine qui pointe dans les gros succès du Nasdaq.
… Gad Gaello est un des types du garage et un des fondateurs de Welm. Il devient directeur technique à la création de la société. Il quitte Welm quatre ans plus tard, à la surprise générale.
… Selon un article de JDNet, il aurait mal négocié sa sortie mais il a quand même tiré à l’époque un gros paquet de pépètes. Il s’est alors transformé en business angel, finançant n’importe quoi, des modèles économiques percés, des projets jetés par tous les fonds de capitaux risques.
… Au début, il était encore auréolé du succès de sa start-up, les financiers le suivaient. Les sociétés qu’il touchait se transformaient en or. Il a gonflé sa fortune, mais dans un portefeuille virtuel, investi dans des entreprises de plus en plus dingues. Il a épuisé l’argent de la vente de ses parts de Welm à satisfaire les besoins en dollars de fous qui rêvaient de changer le monde.
… Les banques, qui ont accompagné un temps sa fuite en avant, ont fini par lui passer l’addition. Plongeon du Nasdaq. Pour lui, la note était salée.
… Il a tout perdu. Parmi l’écurie de start-up qu’il a financée, plusieurs existent encore qui feront peut-être un jour un tabac mais quand il a eu besoin d’argent, elles ne valaient rien.
… Presque personne ne sait que la technologie des Clebs vient d’une petite société française. Le service de communication de Welm était presque arrivé à occulter l’existence même de Gad jusqu’à ce qu’un enquêteur de Net-News ressorte cette histoire l’an dernier. Selon lui, Gad était parti se perdre en Amérique du Sud. Mauvaise pioche ! Gad n’a jamais quitté la région parisienne.
Yann reprend la main :
– Gad est arrivé à Sèvres l’an dernier. Il s’est installé sous le nom de Laugal à l’hôtel Adagio.
… Son séjour s’est prolongé. Petit à petit, il s’est clochardisé. On peut se la jouer sur le thème de « la terrible spirale de l’exclusion… ».
… Il a passé quelques temps à la cloche. Puis, il a été aidé par cette association d’insertion, Espaces. Il n’est pas passé à Espaces depuis deux ou trois jours.
… Il semble très lié avec un des animateurs, un certain Samir. Plusieurs personnes m’ont confirmé qu’ils traînent souvent ensemble. Ils fréquentent beaucoup un troquet du Bas-Meudon.
… Samir a trente-cinq, quarante ans. Ce matin, il ne s’est pas présenté à son boulot et son téléphone ne répond pas.
Ben s’abstient de tout commentaire, le temps que le serveur distribue les pizzas.
Gad Gaello, l’inventeur des Clebs, comme suspect numéro un, il est plus que temps de rencontrer Pierric Lardot, le patron de Welm. Ouvrant son téléphone portable, il appelle Rodolphe :
– Obtiens-moi un rencard avec Lardot. Au besoin, convoque-le. Que raconte la presse ?
Madame Delbart a fait l’ouverture du journal de 13 heures. Une équipe d’Info Plus a crevé l’audience avec un débat entre des experts, spécialistes de l’extrême gauche. Une interview de Pierric Lardot est disponible en ligne sur le site de JDNet. Il avance des théories foireuses pour tenter de faire croire qu’il maîtrise la situation, qu’il sait d’où vient le bug, qu’ils sont en train de corriger. Il n’a convaincu personne. Info-net couvre non-stop la mort de Flora Mars aussi connue depuis ce matin sous le pseudo d’Hirondelle. Ben se dit que les journalistes avancent trop vite. Heureusement, la presse ignore encore l’identité du clochard.
Ben remercie Rodolphe et raccroche.
– Bon, dit-il en saisissant son verre de Chianti, le patron ne veut pas de vagues et tout risque d’exploser d’une minute à l’autre et en plus on pète de chaud. Tout baigne ! On sait où crèche Gad ?
– Cet hiver, répond Yann, il a traîné dans un foyer d’accueil sur Sèvres, La Maison de la Colline. Depuis qu’il fait beau, il y est moins souvent. Il zonerait en amont du parc de loisir de l’île Monsieur, une cabane le long du chemin de hallage, à la limite de Saint-Cloud. Sinon, suivant les rumeurs, au choix, une péniche abandonnée et un entrepôt qui attend d’être démoli. Je vais aller traîner dans le coin.
– Ok, Andréa t’accompagne. Passez avant au commissariat voir s’ils ont quelque chose. Je vais à Espaces. J’aimerais bien en savoir plus sur ce Samir.
Andréa, assis face à l’entrée du resto, fait un petit signe à Ben en lui désignant la porte. Une jeune femme vient d’entrer et parcourt la salle des yeux, elle cherche quelqu’un. Ben reconnaît immédiatement Valentine, une journaliste pigiste qu’ils ont déjà eu l’occasion de croiser et qui a même failli réconcilier Ben avec la presse. Ben l’appelle :
– Poupée ! C’est nous que tu cherches ?
– Mon flic préféré ! Et toujours aussi perspicace. C’est rassurant ! raille-t-elle en l’embrassant et en donnant une solide poignée de main aux deux autres. Bien sûr que je vous cherche. J’avais parié sur un restau, pas trop loin, mais pas trop près. Manque de bol, au moins une vingtaine de cantines collent à cette description. Vous auriez dû aller à La Salle à Manger, rue de la Division Leclerc, en bas de la colline, c’est bien meilleur.
– Tu en as essayé beaucoup ? demande Ben.
– C’est le cinquième que je fais. J’ai trouvé la liste des restaus sur le site de Sèvres-pratique.
– Tu manges avec nous, propose Ben, en appelant le serveur. Je suis persuadé que tu as des tas de choses à nous apprendre.
– Rêves ! C’est toi le flic supposé tout savoir.
Elle se commande une salade du pêcheur et une demi-Badoit avant de confier avec un petit sourire gourmand :
– Il se peut que je sache quelque chose.
– Raconte !
Le regard de Ben s’est coincé sur le décolleté plongeant. Ce n’est pas la chemise transparente qui atténue l’attentat à la pudeur. Elle parle depuis un petit moment et Ben, l’attention bloquée sur la poitrine de la jeune femme, n’a rien retenu. La chemise est moins transparente qu’il ne pensait. Valentine n’est pas très grande, un peu ronde. Elle a des cheveux raides, teints en blond, avec des mèches blanches. Elle ne doit pas avoir trente ans. Si son visage n’est pas très joli, elle a beaucoup de charme. Elle interrompt les pensées du flic :
– Dis. Tu m’écoutes ou tu mates ?
Ben gêné s’excuse et elle continue :
– Tous les ingrédients sont réunis pour que je rafle le Pulitzer.
– Le Pulitzer, rien que ça. Les Français ne peuvent pas avoir le Pulitzer, contredit Yann sans conviction.
– Attends tu vas voir, rétorque Valentine. Vous avez besoin de moi !
Valentine a piqué la curiosité des trois inspecteurs. Sait-elle quelque chose qu’ils ignorent ? Elle ne les a pas pistés dans tous les restaurants du secteur, juste pour faire une bise à Ben.
– Tu sais quoi ? demande Yann
– Question manipulation, nous n’en sommes qu’aux préliminaires. Vous avez remarqué tous les liens brisés ?
– Oui, bien sûr, dit Ben, c’est ça ton scoop ?
– Je parie que vous vous êtes dit, c’est un site d’amateur et que vous êtes passés à autre chose. Vous n’avez pas cherché à comprendre la logique des erreurs 404 ?
Valentine allume son ordinateur portable et Ben remplit les verres. Elle a aspiré le site et affiche les pages dans différentes fenêtres. Dans chacune d’elles, elle a marqué les liens cassés en jaune fluo.
– Chaque fois qu’il est question des filières noires, des fauteurs de troubles ou des mangeurs d’histoire, les liens s’interrompent. Il n’y a pas de hasard. Les pages pointaient vers les assassins de Flora. Soit elles n’ont pas encore été installées soit elles ont été retirées. Il faut comprendre ce que ces liens cachent.
Ben se penche sur le portable.
Le parfum délicatement citronné de Valentine le replonge quelques semaines en arrière, un soir de printemps qu’il a partagé avec elle. Ils ont été amants, furtivement, en évitant de risquer leur béguin dans la durée. Le bonheur de l’instant partagé. Ils ont passé la nuit chez elle, dans son appartement des Halles et, le matin, il est parti, sur la pointe des pieds, pour ne pas la réveiller. Elle effleure sa main en déplaçant le pointeur de la souris.
Ils sont nombreux à avoir brouté les pages sur Hirondelle retournées par les Clebs mais elle seule a su les explorer, les lire vraiment. Les erreurs parlent, les liens cassés guident vers un monde caché. Pour atteindre la connaissance, il faut savoir suivre ces liens cassés et découvrir cet autre monde.
Valentine ajoute :
– Il faut aussi regarder les titres des liens brisés : Révolution nationale - phalanges - légions nationalistes - Prométhée - Croix flèche - Occident chrétien. Des trucs fachos. C’est un coup des fachos !
Les autres acquiescent en silence. Voyant qu’elle a su convaincre, la jeune journaliste referme son portable et se recule dans son siège :
– Tout ça bien sûr ne nous dit pas qui est à l’origine des manipulations. Et vous messieurs qu’avez-vous trouvé ?
Valentine n’est pas là pour flirter, mais bien pour troquer.
– Nous avons une piste, commence Ben, respectueux de la règle implicite du donnant-donnant. L’animateur temps libre d’une association écolo implantée à Meudon semble connaître le clodo qui est notre suspect numéro un. J’ai l’intention d’aller y faire un tour pendant que Yann et Andréa enquêtent sur les berges. Si tu veux je t’emmène.
– Sympa mais il vaut peut-être mieux que j’y aille d’abord seule. Sans les keufs, j’ai une chance d’obtenir des infos pas trop pourries. Comment s’appelle ton association ?
– Espaces, elle s’occupe de la réhabilitation des berges de Seine et de réinsertion. Je te laisse une heure d’avance mais si tu découvres quelque chose, tu nous en parles avant de faire imprimer.
– Bien sûr, répond-elle sans conviction.
La conversation s’écarte de l’enquête. Valentine leur parle d’une série d’articles sur les révisionnistes, qu’elle vient d’écrire. Les exemples d’interprétations tendancieuses d’événements historiques ne manquent pas, mais les distorsions qu’ils imposent à la réalité sont d’une autre ampleur. C’est cette recherche qui l’a amenée à s’interroger sur les erreurs qui parsèment le site des Hirondelles. Les pages consacrées à Roger Hagnauer, animateur du noyau de la Révolution prolétarienne, lui ont rappelé ce qu’elle a lu sur H., un communiste de la première heure, devenu un des plus féroces pourfendeurs de l’URSS de Staline, agent de la CIA et, finalement révisionniste enragé. Hagnauer n’a pas pris cette direction. Les manipulateurs des Clebs peut-être.
Valentine penche pour les révisionnistes. Yann croit plutôt à un coup des anarchistes. Les anars ne peuvent que haïr les Clebs qui nivellent les différences et fabriquent une pensée unique. Mais, Ben a visité l’appartement de Flora Mars, bien bourgeois, bien conventionnel. Flora n’est ni une révolutionnaire, ni une marginale. Avec elle, on attendrait plutôt un crime passionnel, peut-être, ou plus prosaïquement une sordide histoire de fric. Encore que… N’est-elle pas la fille d’Alfred Lapierre ?
Ben a lâché à la journaliste une information de valeur, sur Espaces. Il s’est bien gardé d’aller plus loin. Il ne lui a pas parlé de Gaello. Il ne veut pas être celui qui déclenchera l’invasion de Sèvres par une horde emmenée par CNN. Il est impatient de rencontrer Alfred Lapierre.
Chauffée à blanc par le soleil, la grande carcasse métallique semble assoupie. C’est à peine si le passage d’une vedette, créant un doux ressac, parvient à la faire légèrement tanguer. Invisible de la route, nichée dans une de ces marges urbaines dont le commun des mortels ne soupçonne pas l’existence, la péniche semble faire organiquement partie du pont métallique qui la surplombe. Pour la trouver, il a dû contourner un vieux hangar, descendre des escaliers, suivre le chemin de halage, se faufiler au milieu d’une flore envahissante.
Ben veut rencontrer le père de Flora avant que les journalistes ne s’abattent sur lui comme une nuée de sauterelles. S’il avait encore eu le moindre doute sur le lieu, le nom du pachyderme de métal, en belles lettres blanches sur la coque, l’aurait rassuré : La Maison d’enfants de Sèvres.
En montant à bord par une passerelle rouillée d’une couleur indéfinissable, il dérange un lézard qui court se réfugier sous un amas de tiges de cuivre. Un bazar hétéroclite encombre le pont : carcasses de mobylettes, de moteurs, ferrailles... Un silence pesant règne sur le bateau. Ne trouvant ni sonnette ni cloche, Ben appelle, une fois, deux fois, sans obtenir de réponse.
Il remonte jusqu’à la proue sur laquelle est édifié un auvent de bois. Installé dans une chaise longue, un vieil homme regarde passer les trams sur la rive opposée. Quand Ben arrive près de lui, l’homme rompt le silence, sans détourner le regard de la noria de wagons qui passent au loin, étincelants sous le soleil :
– Je vous attendais.
– Bonjour. Vous êtes Alfred Lapierre ? Le père de Flora Mars ?
– Vous êtes flic.
– Oui. Inspecteur Benjamin Kerouac, chef du service cyber criminalité de la PJ. C’est moi qui ai découvert le corps ce matin. Je vous présente toutes mes condoléances.
Alfred ne répond pas. Merci ? Merci pour les condoléances ? Merci pour avoir découvert son corps ? Pour quoi ? Pour la mort de sa fille ? Ben ne sait pas comment aborder cet interrogatoire. Il regrette maintenant de ne pas l’avoir mieux préparé. Finalement, il se décide :
– Flora avait-elle des problèmes ces derniers temps ? Avez-vous eu l’impression qu’elle redoutait quelque chose ?
Les questions de Ben restent en suspend. Cela ne va pas être facile ! Il essaie d’accrocher l’attention du vieux :
– Vous m’attendiez. Vous voulez m’aider ?
Alfred tourne la tête vers Ben. Des larmes coulent le long des joues du vieil homme.
– Je suis désolé de vous ennuyer en un moment pareil, s’excuse Ben, mais il faut que l’on découvre le coupable et le temps presse.
– Elle était ma vie.
– Parlez-moi de Flora.
– Vous ne comprendriez pas.
– Essayez toujours !
Le vieux réfléchit quelques secondes, puis se lance :
– Hirondelle. C’est l’oiseau qui réjouit le cœur, le chant qui éloigne la tristesse, la caresse qui soigne les plaies. Hirondelle. C’est l’icône, la déesse primitive de l’amour et de la folie. C’est la liberté.
… Hirondelle n’est pas un concept.
… Hirondelle. C’est l’oiseau désabusé qui chante pour un monde sans patrons, sans flics, sans militaires ni curés.
… Hirondelle. C’est la femme au sourire envoûtant, au cul qui tourne la tête, au visage qui fait pleurer. La femme qui t’attend sur la route de la passion et de l’ivresse.
Le vieux reprend un peu son souffle, essuie discrètement sa joue et reprend :
– La mort d’Hirondelle est une fausse piste, un trompe l’œil. Cherche à qui profite le crime. Pense à l’argent qui pourrit. Hirondelle est ta seule piste, ton fil conducteur, mais les dés sont pipés.
– Qu’est-ce que je dois chercher ? demande Ben.
– À qui profite le crime ? Tu as dû déjà te poser cette question. Le fric ! Les adorateurs du veau d’or. Flora a flirté avec eux et elle en est morte.
– Ces adorateurs du fric, qui sont-ils ?
– Elle connaissait les risques.
Les larmes coulent sur les joues du vieil homme. Il pleure la mort de sa fille, sa pureté perdue. Il semble toujours captivé par les va-et-vient de trams charriant leur cargaison humaine vers les tours de la Défense.
Le vieux ne dira plus rien. Au bout d’un moment, Ben prend congé. Il laisse sa carte de visite sur une petite table encombrée de livres et de journaux. Alfred immergé dans sa douleur ne l’entend plus.
Ben s’engage sur le chemin de halage qui doit lui permettre de rejoindre les locaux d’Espaces. C’est un sentier balisé par de grosses pierres, enchâssées dans une végétation luxuriante. Cela lui fait penser aux alignements de Carnac, vestiges de rituels oubliés, témoins muets d’une histoire depuis longtemps inintelligible. Le lieu est suspendu entre la ville, présente par son vrombissement incessant, et le fleuve qui impose sa puissance tranquille. Leurs odeurs se mêlent à celles d’une nature exubérante.
Ben a besoin de réfléchir. Pour le père de Flora, le mobile est l’argent. Pourtant, depuis le début de l’enquête, on parle d’autres choses : d’amour avec les Hirondelles, d’anarchisme, et aussi de résistance et de solidarité avec les Hagnauer, d’informatique enfin avec les Clebs. L’argent. Quel argent ? Rien n’a été volé chez Flora. Reste l’argent de Welm ? Aucune piste, aucune preuve. Juste l’intuition d’un vieux perdu dans sa douleur. La manipulation des Clebs gène les rêves de conquête de Pierric Lardot. Un mobile pour tuer ?
La manipulation des Clebs ? La nature des pages inattendues vers lesquelles ils conduisent ne change rien à l’affaire. Le résultat aurait été le même si les Clebs avaient fait émerger des profondeurs du Web, des fiches de cuisines. Personne n’est sensé pouvoir tricher avec les Clebs et pourtant… Gad, probablement. Pourquoi les pages sur les Hirondelles ? Parce qu’il les a écrites. Pourquoi la mort de Flora ?
Perdu dans ses pensées, Ben ne s’est pas beaucoup éloigné de la péniche. Il n’a pas réalisé que du bord du chemin, on l’observe et il sursaute lorsqu’une voix d’enfant l’apostrophe :
– C’est toi, monsieur, qui a fait partir Hirondelle ?
L’enfant, qui s’est approché sans un bruit, est une jolie fillette black de huit ou neuf ans. Elle porte une robe bleu ciel, très courte et une paire de tongs trop grandes pour elle. Des joues bien rondes, des petites couettes tirebouchonnées sur le haut de son crâne, un grand regard, noir, brillant, inquisiteur.
– D’où tu sors toi ? demande Ben.
Le bras tendu, elle désigne du côté des péniches.
– De celle-là ? interroge Ben en montrant la Maison d’enfants.
La fillette fait oui de la tête.
– Comment tu t’appelles ?
– Libellule.
– Libellule ? Mais ton vrai nom ?
– Libellule. C’est ma vérité.
– Tu as des amis ?
– Plein, répond-elle en comptant sur ses doigts. Musaraigne, Margot et Fred. Et puis Annabelle. Suzie et puis Jag. Jag est triste parce qu’Hirondelle est partie. C’est toi qui as fait partir Hirondelle ?
– Non ! Au contraire, j’aurais vraiment voulu la rencontrer.
– Tu serais tombé amoureux d’elle trop grave. Tu as une amoureuse ?
Libellule s’est assise sur une grosse pierre. Elle a sortie d’une grande poche de sa jupe un morceau de bambou et un couteau. Elle s’est mise à tailler son bambou.
– Tu fais quoi ?
– Un pipeau en ré. À la Maison d’enfants, on fabrique des choses nous-mêmes pour qu’elles aient une âme.
– Comment on fait un pipeau en ré ?
– Tu vas chez le marchand de bambous sur les quais. C’est difficile de bien choisir son bambou, celui qui a le talent. Puis tu vas à Montparnasse acheter le bouchon. Après, il faut faire la taille. Là, je coupe mon bambou pour obtenir un ré. J’y suis presque.
– Après, ton pipeau est fini ?
– T’es dingue ? Après tu le laisses reposer parce que le bambou change d’avis. Tu refais le ré, puis les notes suivantes et les trous d'accord. Enfin seulement tu peux le décorer. Tu as une amoureuse ?
– Peut-être.
Elle s’est remise au travail. Ses mouvements sont précis. De temps en temps, elle essaie un son. Ben profite de ce court répit pour se demander comment il en est arrivé à discuter de la fabrication de pipeau avec une gamine qu’il vient juste de rencontrer et qui s’intéresse à sa vie amoureuse.
Elle semble satisfaite du dernier son qu’elle a obtenu. Elle lève les yeux vers Ben. Libérés de leur concentration sur le bout de bambou, ses yeux sont encore plus immenses.
– Tu cherches quoi ? demande-t-elle.
– Celui qui a fait partir Hirondelle ? propose Ben.
– Et Roc il t’aide ?
– Roc ?
– Papi Alfred.
– Ton papi est trop triste. Il ne peut pas m’aider.
– Moi je voudrais bien t’aider mais je ne suis qu’une enfant. Tu devrais demander à Jag. Il aime beaucoup Hirondelle.
– Jag ? C’est qui ?
– C’est Jag, répond la jolie gamine.
– Tu sais où il est Jag ?
– Il sera là tout à l’heure, à l’heure où les grands rentreront de l’école pour leurs devoirs. Si tu veux, je lui dirai que tu veux le voir. C’est quoi ton nom ?
– Jag, c’est un grand enfant ?
– C’est un adulte. C’est quoi ton nom ?
– Benjamin, mais tous mes amis disent Ben.
– Ça le fait pas ! Tu es un chasseur, tu es un tueur. Tu es Tigre.
– C’est un grand honneur mais je ne veux tuer personne, corrige Ben.
– C’est le tigre ou le jaguar qui court le plus vite ?
– Je ne sais pas, reconnaît Ben.
– Ça sert à quoi d’avoir été à l’école si tu ne sais même pas ça.
– Tu es une drôle de petite fille, Libellule. Je crois que nous pourrions devenir amis.
– Tu veux être mon frère ?
Ben n’a jamais appris ce qu’on doit répondre à une petite fille qui vous demande d’être son frère. La proposition est tentante. Il lui demande de lui parler d’Hirondelle. Il pensait à l’Hirondelle d’aujourd’hui, mais ne sont-ils pas près de la Maison d’enfants :
– Hirondelle est arrivée une des premières à la Maison d’enfants, en même temps que Goéland. Au tout début.
… Au tout début de la Maison, au début de la guerre.
… Un jour, la Maison cachait un garçon que les méchants voulaient emporter très loin en Allemagne pour le faire disparaître. Ils étaient jaloux parce qu’il n’était pas comme les autres enfants.
… C’étaient des gros pourris de racistes qui n’aimaient pas les enfants…
… Le garçon ne savait plus rire. Il savait se battre mais les autres étaient trop nombreux. Hirondelle est devenue la petite mère du garçon.
… Un jour, elle l’a pris par la main. Elle a utilisé sa magie pour rendre aveugle tous les sales connards de la gestapo et de la police française. Elle l’a conduit au soleil, là où les fils de putes ne viendraient pas le chercher.
… Elle était comme ça Hirondelle. Elle marchait dans la foule en serrant très fort la main du petit garçon et les salauds ne voyaient plus rien.
Ben voudrait lui parler de l’Hirondelle d’aujourd’hui. Mais il n’ose pas.
– Tu as le droit de dire autant de gros mots ? lui demande-t-il.
– Pas à l’école. À la Maison d’enfants, oui si ça fait pas la honte.
Elle se lève en rangeant dans sa grande poche le petit fourbi qu’elle a étalé autour d’elle et ajoute :
– Bon, c’est pas que je m’ennuie mais il faut que j’y aille. T’es keuf ?
– Qui t’a dit ça ? répond Ben.
– J’aime pas les keufs mais toi ça va. Roc est triste à cause d’Hirondelle.
– Je ne crois pas qu’Hirondelle va revenir, ma puce.
– J’ai neuf ans mais je suis pas conne. Je sais qu’elle est partie pour toujours.
Ben effleure la joue de Libellule du bout du doigt en guise d’au revoir. Ils attaquent ensemble l’escalier qui rejoint la rue. En haut, il allume une cigarette en la regardant s’éloigner vers un parc d’Algecos, quelques cabanes de chantier en bord de Seine qui doivent servir de logement de fortune pour des immigrés. Le contraste entre les bâtiments ultra modernes qui ont remplacé les usines Renault et les poches de misère qui persistent ici et là est saisissant. Le Val de Seine n’en finit pas de muer.
Où habite-elle ? La péniche ou les Algecos ? Il réalise qu’il sait beaucoup de choses sur sa nouvelle amie, mais ni son vrai nom, ni où elle vit.
Il était une fois un pays où on séparait des enfants de leurs parents, où on les envoyait dans des camps pour les faire travailler, les affamer, les battre, les torturer, les gazer, les brûler. On prenait de grands enfants, mais aussi des petits, des tout-petits, des enfants un peu difficiles, mais aussi des enfants sages. Le pays était livré aux loups. Tout le pays ? Non. Les enfants étaient protégés, aimés dans une maison, la maison d’Yvonne et de Roger, la Maison d’enfants, au 5 de la rue de la Croix-Bosset, à Sèvres.
J’habite le quartier Croix-Bosset depuis des années, mes enfants sont allés à l’école (presque à l’emplacement de la Maison d’enfants). Alors imaginez ma surprise quand j’ai découvert l’histoire de cette maison. Ma surprise d’abord, puis ma révolte et celle d’amis. Comment cette histoire si belle, si forte, si proche de nous avait-elle pu être oubliée ? Cela se passait ici, il n’y a pas bien longtemps et nous n’avons pas le droit de l’ignorer.
L’histoire commence par un mariage entre une Bretonne, Yvonne Even, et un Juif alsacien, Roger Hagnauer ; c’est l’histoire d’un couple d’instituteurs, dans la meilleure tradition de la République. Un couple de ces instituteurs d’alors, engagés, un peu plus que les autres, syndicalistes révolutionnaires (surtout lui), promoteurs de l’éducation Nouvelle (surtout elle), et pacifistes (les deux). Il écrira de nombreux articles pour la Révolution Prolétarienne, créée par Pierre Monatte, et contribuera à la Critique Sociale de Boris Souvarine.
Il est facile aujourd’hui de dire que ces pacifistes des années 30 avaient tort : on a pu mesurer les dégâts du fascisme. C’était moins clair alors, car la référence restait la Grande guerre et ses millions de morts inutiles. Les époux Hagnauer se sont trompés, mais ils avaient de belles excuses.
Il fallait du courage pour prôner la paix dans la frénésie guerrière de 1939.
Ils signent pourtant le manifeste « Paix Immédiate », un appel à la paix lancé par des gens comme Louis Lecoin. Parmi les signataires, on retrouve le philosophe Alain mais aussi Marcel Déat, socialiste avant-guerre, responsable de la milice sous Vichy.
On se représente difficilement la confusion de l’époque. Cette signature, leur engagement syndicaliste et pacifiste, font radier les époux Hagnauer de l’Éducation nationale.
Après des petits boulots (Yvonne est représentante de commerce) ou la prison (Roger, mobilisé en 39, est fait prisonnier et passe plusieurs mois en captivité), ils en arrivent à travailler pour le Secours National, une organisation caritative pétainiste. Le Secours National est souvent associé aux basses œuvres du Maréchal ; non seulement les Juifs n’ont pas le droit à son aide mais leurs biens confisqués sont récupérés par le même Secours National. C’est donc sous le couvert des œuvres sociales du Maréchal que les Hagnauer installent, en 1941, la Maison d’enfants de Sèvres, un asile pour accueillir des enfants affamés, délaissés, abandonnés de ce début de guerre, parmi eux des victimes des bombardements. Les Hagnauer vont réussir dans l’anonymat à détourner pour la bonne cause la puissance du Secours National. Leur Maison va vite devenir la dernière chance pour des enfants juifs en perdition au milieu de l’occupation allemande.
Yvonne et Roger inventent une forme originale et risquée de sauvetage d’enfants juifs. Ils les cachent dans une maison patronnée par Pétain, à deux pas de Paris, avec une garnison allemande pas bien loin – usine Renault oblige, mais c’est là l’histoire moins glorieuse d’une usine française fabriquant, pendant presque toute la durée de la guerre, des tanks pour les Allemands ; on passe.
Il leur faut une bonne dose de courage ou d’inconscience pour oser et beaucoup de chance pour garder l’anonymat durant toute l’Occupation.
À la Maison, on utilise des noms d’animaux, les totems, pour nommer les professeurs. Yvonne est Goéland, Roger est Pingouin. Quant aux enfants juifs, on leur colle de nouvelles identités. Quelques personnes savent et se taisent, comme ces cuisinières de la maison. Les voisins n’ont pas vu que plus de la moitié parfois des gosses qui passaient devant leurs fenêtres étaient des petits juifs. Ils avaient dû mal étudier les manuels nazis qui apprenaient à reconnaître les caractères physiques qui distinguent les races.
Roger, dénoncé comme juif, doit quitter Paris en 42 pour éviter la déportation. Quel est le secret d’Yvonne ? L’amour des autres et d’abord des enfants, le refus de la barbarie, la révolte. Elle sauve tout ce qui passe à sa portée, les gosses juifs ou non (la guerre fait des dégâts dans beaucoup de familles), des adolescents ou des adultes qui viennent se réfugier à la Maison d’enfants. Le plus illustre sûrement est le mime Marceau, jeune juif alsacien, qui, après un passage dans la résistance, rejoint la Maison comme moniteur de théâtre.
Après le Vel d’Hiv, ils sont de plus en plus nombreux les jeunes pensionnaires de la Maison qui doivent taire leur origine juive. Le Vel d’Hiv ; j’ai du mal à retenir ces chiffres, alors je suis allé vérifier : 12 884 personnes ont été arrêtées entre le 16 et le 17 juillet 1942. Cela s’appelait « Vent printanier » et c’était organisé par des « agents capteurs », comprenez des policiers et gendarmes bien Français. Des 12 884, très peu reviendront. 12 884, une petite ville. Je n’ai pas voulu me rappeler le nombre total de déportés de France, la taille d’une grande ville – Rennes, Bordeaux, un peu plus, un peu moins ? Des chiffres, des chiffres… Il faut en aligner combien pour arriver à 6 millions.
La France d’alors multipliait les proscrits, les clandestins. Il suffisait de frapper chez Yvonne et elle vous accueillait, elle vous sauvait. Il y avait la loi brutale des collabos et de l’occupant et, contre elle, le refus de la petite dame de la Croix-Bosset, l’amour d’Yvonne qui accueillait à tour de bras, un enfant par-ci, un adulte par-là, deux, trois, des dizaines. La plupart des enfants furent bientôt des enfants juifs, bientôt une forte majorité du personnel aussi était formée de proscrits : juifs, réfractaires au STO, sans papiers ; il leur était parfois interdit d’exercer leur métier, on les menaçait de déportation.
Les époux Hagnauer étaient d’abord des enseignants. Avant guerre, pendant, après, ils ont développé une pédagogie à la rencontre de Dewey, Freney ou Montessori, dans la mouvance de l’éducation Nouvelle. C’est une autre histoire, mais c’est aussi la même qui continue : l’amour des enfants, le respect des enfants, l’autorité des maîtres mais la responsabilité de chacun.
Ils ont créé plus qu’une école, une famille, la seule famille pour beaucoup. Après la guerre, ils continuent. Quand les lieux deviennent trop petits, ils déménagent pour le château de Bussière à Meudon. Elle dirige l’école ; il est toujours aussi farouchement révolté, syndicaliste. Il milite, il écrit. À la fin de leur vie, ils habiteront un petit appartement dans un HLM de Meudon, un couple modeste dans un appartement modeste, des militants de base de la section locale du parti socialiste. Certains découvriront, à la mort d’Yvonne, qu’elle est Chevalier de la Légion d’Honneur, qu’elle a la médaille des Justes d’Israël, une médaille prestigieuse, donnée à des non-juifs pour avoir sauvé des juifs pendant la guerre au péril de leur vie. Pour elle, tout cela n’est pas important, elle n’en parle pas.
Le plus important pour elle : « Je me suis occupée d’enfants ».
Les ombres commencent à s’allonger alors que Yann et Andréa écument toujours les berges de Seine à la recherche de Gad. Ils ont traversé l’île Monsieur et remontent maintenant vers Saint-Cloud sans plan précis.
Quelques classes de primaire s’affairent autour des canoës kayaks. Il est encore trop tôt pour que les collégiens investissent les pistes de skate ; il faut attendre la fin des cours. Les deux flics ont rapidement surfé sur le Web pour se faire une idée de l’endroit. C’est sur le site des Verts de Sèvres qu’ils ont trouvé le plus d’info. En parcourant quelques pages, ils ont pu avoir un bref aperçu de la guerre larvée entre des maires rêvant gros tuyaux et voies rapides et des associations luttant bec et ongle pour défendre l’écologie des lieux. Un maire de droite, pourtant bien sûr de son pouvoir, vient encore récemment de se casser les dents sur le vieux rêve des politiques, l’élargissement de la RD7. Malgré lui et d’autres qui l’ont précédé, la route continuera encore à serpenter gentiment, modestement, en bordure de l’île. Triomphe de ces militants de base qu’Andréa et Yann trouvent plutôt sympathiques ! Et ce n’est pas juste par sentimentalisme, pas seulement parce qu’il est tentant de soutenir David contre Goliath. La cause des écolos du coin paraît éclatante aux deux jeunes flics sous le charme des lieux.
Yann s’est plus qu’Andréa intéressé à l’aspect politique des pages Web qui laissent entrevoir une filiation entre les anarchistes des années 20, Fernand Pelloutier qui a habité Sèvres, les pacifistes des années 40, le Hagnauer de la Maison d’enfants et les alternatifs d’aujourd’hui, ces associations qui poussent comme des champignons sur les berges de Seine. Héritage ? Le site parle de filiation.
La piste de skate s’est éloignée. Les deux flics traversent un parking et s’engagent sur une sorte de sentier, balisé par les boîtes aux lettres des pénichards du coin.
– Putain. C’est n’importe quoi ici. On se croirait au bout du monde, remarque Yann.
– Tu parles d’explorateurs, commente Andréa. On est à cinq minutes d’une station de métro. Arrête tes conneries ! C’est rien que quelques mecs friqués qui se sont fait un petit havre pour digérer tranquillement leur oseille. Ça fait gerber.
– T’as tes ragnagnas ?
– J’ai les boules parce qu’avec tout le taffe qu’on a, on perd notre temps à courir n’importe où après un clodo.
– Le suspect numéro un !
– Numéro un parce qu’on n’a rien d’autre.
Le silence s’installe surtout à cause d’Andréa qui regrette un peu sa sortie. Au bout d’un long moment, c’est finalement lui qui relance le dialogue :
– Je n’ai pas l’impression que les gens d’ici soient si friqués. Regarde autour de toi ! C’est le service minimum. Où sont passés l’éclairage public et le ramassage des ordures ménagères ?
– Je m’attends à voir d’un instant à l’autre surgir une nymphette canon qui m’offrira le gîte et le couvert sur son somptueux bateau.
– Qui nous offrira, pas qu’à toi ! corrige Andréa.
– Oui, bien sûr, partenaire !
– Moi je ne dis pas non à la nymphette qui me proposera une petite sieste. De toute façon, on ne sert à rien ici. Ça m’étonnerait que l’on tombe sur Gad, comme ça au détour du chemin. Nous perdons notre temps. Tu en penses quoi, toi, de cette histoire de milliardaire déchu ?
Yann met quelques secondes à répondre :
– Tout colle ! Moi je le sens ce milliardaire qui disjoncte, qui brûle tout son fric et se retrouve à la cloche. C’est une belle histoire. Un milliardaire qui paume tout son blé, c’est presque banal. Lui, non. Son fric, il l’a gagné. Il a construit sa fortune en quelques années. Puis, il semble tout faire pour se retrouver sur la paille, tout faire pour plonger le plus vite possible, le plus loin possible.
– Et ces trucs de la copine de Ben ? Les liens brisés ? interroge Andréa. L’offensive facho, l’orchestre noir… tu y crois ?
– Je ne sais pas. Cette Valentine est complètement allumée. Elle est à fond dans sa série d’enquêtes sur l’extrême droite et les révisionnistes. Elle voit du facho partout. Note, il y en a de plus en plus et ça colle quand même pas mal avec les mots qui conduisent aux liens brisés.
– Et tu crois qu’on va où avec cette manipulation des Clebs ?
Yann a une vision assez cinématographique de l’enquête :
–C’est du Spielberg ! Un peu tordu mais bien goupillé. Les mecs branchent le monde entier avec des histoires de nana, un truc ringard, qui jure grave avec le côté hyper technique de Welm. Ils se payent la gueule des Clebs, du joyau inviolable de la techno du Web. Ils distillent, via des pages anodines, un petit discours anti-con, de la politique de base, gentiment anar, un brin populiste. Quand le public sera chaud, bientôt, ils vont balancer le jus et là va falloir s’accrocher.
Andréa ramène la conversation sur un terrain plus prosaïque :
– Elle est super bonne la Valentine. Tu crois que c’est sérieux entre elle et Ben ?
Tout en parlant Andréa a caressé une paire de sein virtuelle, le genre de geste de beauf qu’ils s’autorisent avec Yann. Quand Carole est là, ils évitent.
Ils sont maintenant bien engagés dans le chemin de hallage. Une belle haie, bien compacte, sépare la berge de la route offrant aux riverains une véritable intimité. La vie s’organise dans un espace qu’aucune clôture n’abîme. Ici et là, des massifs de fleurs entourent des tables de jardin. Des passerelles parfois pourries, souvent fraîchement repeintes, servent de traits d’union entre le chemin qui s’ancre sur les terres et les péniches qui appartiennent déjà au royaume du fleuve.
Sur quelques centaines de mètres, la vie s’organise autrement, sans confort mais aussi sans contrainte. Un peu plus loin, la route a été repoussée en lisière de forêt et une large esplanade borde la Seine. Plus loin encore, il y a le pont de Saint-Cloud. Ils sont ici dans une zone indéfinie. Est-ce encore Sèvres ? Déjà Saint-Cloud ? En réalité, on est ailleurs.
– Ce qu’il y a de bien, c’est qu’ils ont gardé le coin naturel, apprécie Yann.
– À mon avis, on a autant de chance de trouver Gad ici que place de la Concorde. Mais comme le coin est sympa, si on se posait un cul ? propose Andréa. Pourquoi pas l’esplanade qui doit se trouver au bout du chemin ?
– OK. Une petite pause dans une semaine trépidante, qui nous en voudrait ?
Andréa a vu juste ; le sentier débouche sur une large esplanade qui relie la Seine aux massifs boisés du parc de Saint-Cloud. En bordure du fleuve, un ponton a été aménagé et une bâtisse toute en longueur abrite probablement la déchetterie.
Ils découvrent une voie de tramway qui court le long du bâtiment. Elle doit permettre d’approvisionner le centre de tri, les déchets repartant ensuite par bateaux, à moins que ce ne soit le contraire. Yann s’interroge. Si les déchets arrivent par bateau, ils viennent d’où ? C’est con ! Ils repartent par bateau. D’un même pas, ils se dirigent vers le ponton désert. Un auvent le protége du soleil. C’est l’endroit parfait pour rêver posément à l’avenir du monde ou pour ne penser à rien et se faire doucement bronzer dans la fraîcheur d’une légère brise qui souffle du fleuve.
– Si Ben nous voyait… s’inquiète Andréa.
– Relax ! Il se la joue depuis quelques temps, le patron. Il faut savoir prendre le temps de penser, le temps de se glisser dans la peau des personnages. Imagine ! Je suis Gad Gaello et toi t’es Samir, mon pote. On n’est pas bien là ? Putain ce que cette eau est froide !
Andréa hésite. Il a du mal à se décontracter complètement. Yann poursuit :
– Écoute ! Je vais te raconter une histoire, ou plutôt, Gad va te raconter une histoire. Une histoire de filiation qui n’explique rien, ni la filiation avec la Maison d’enfants, ni celle entre Hirondelle et Hirondelle.
… Écoute ! Gad va parler. Ici et maintenant, sur ce ponton. C’est une histoire vraie, bien sûr ! Une histoire que Gad a sûrement racontée à Samir. C’est une histoire qu’il faut raconter, que l’on ne doit pas chercher à expliquer.
… L’histoire se passe en URSS, en pleine période stalinienne. Un mec que tout le monde sait dans le collimateur du KGB disparaît. Comme ça du jour au lendemain. Classique ! Sa femme s’inquiète, va voir la police, rien n’y fait. Le mec a disparu. Les voisins chuchotent que le KGB est derrière tout ça, qu’on ne reverra jamais le mec, qu’il vaut mieux ne plus en parler…
… Les années passent. La femme, la grand-mère du type qui m’a raconté l’histoire, change de ville, se remarie, reconstruit sa vie, une famille.
… Passent les jours, passent les années. La famille se recompose avec les gosses du premier lit, du second, leurs époux, les enfants. Une grande famille.
… La grand-mère, arrivée au soir de sa vie, se confie à l’une de ses filles et brise le secret. Elle n’a jamais eu qu’un seul mari !
… Oui. Le second mari n’était que le premier, sous une fausse identité pour tromper le KGB. On ne dit jamais assez le bordel que c’était l’URSS. Des millions ont disparu dans les goulags, victimes de la police. Plein d’autres sont arrivés à s’en tirer en profitant du bordel. Pour fuir la police secrète, il a seulement changé de ville et d’identité. C’est lui qu’elle est allée retrouver et avec lui qu’elle s’est remariée. C’est la femme d’un seul amour.
… Le père du copain qui m’a raconté l’histoire découvre que son beau père était en réalité son père. Tu imagines ça ! La grand-mère n’avait jamais rien dit ; même à la mort du grand-père, elle a conservé le secret. Jusqu’à son lit de mort.
Andréa cherche vainement un lien avec l’histoire de Gad, avec la Maison d’enfants. Yann a parlé de filiation. Il a dit aussi qu’il ne fallait pas chercher à expliquer.
Tout en finissant son histoire, Yann a sorti de la poche de sa veste un paquet de cigarettes cartonné dont il a extrait un stick bien roulé. Il l’allume, inhale une profonde bouffée et une délicate odeur de H envahit le ponton.
– Gad Gaello avait des problèmes d’identité ? plaisante Andréa.
– Qui n’en a pas ? ! Et puis cette histoire des deux Hirondelles. L’ancienne et la moderne. Qui est qui ?
– Quels sont les liens entre les deux Hirondelles ? demande Andréa.
– Alfred Lapierre est le père de la seconde. Qui est le père de la première ?
– Tout passe par la Maison d’enfants. La maison de Sèvres, la péniche. Une autre filiation.
Andréa prend le stick que lui propose Yann et aspire en silence. Face à lui, sur l’autre rive du fleuve, la ville s’étend tentaculaire.
– Mon père, poursuit Yann, disait un truc comme ça. Il disait : « Nous sommes des nains sur les épaules de géants ». Gad Gaello aurait pu dire ça.
– Ça veut dire quoi ?
– Seul un nain sur les épaules d’un géant peut pondre des pages Web comme celles qui, depuis ce matin, bouleversent le monde.
Il reprend le pétard et éclate de rire. Imagine ce que doit donner la prose sur Hirondelle passée à la moulinette du traducteur automatique de Google. Déjà que, pour nous, ça frise le surréalisme ; imagine dans la banlieue de Fresno !
Andréa s’esclaffe à son tour. Le shit de Yann le fait toujours marrer.
– Hé les gars !
Une petite bonne femme rondouillarde vient de sortir du hangar qui jouxte le bâtiment. Elle doit frôler la soixantaine, bien abîmée par l’alcool. D’une démarche sautillante, un peu bancale aussi, elle s’approche du ponton.
– Pouvez pas rester là les gars ! C’est interdit.
Yann la toise, plonge la main dans sa poche revolver et en sort sa plaque qu’il brandit dans sa direction.
– Sésame calme-toi, lui répond-il.
La petite dame est cassée dans sa course. La détermination qui, un instant plus tôt, marquait son visage, a fondu comme beurre en broche. Sans sortir les pieds de l’eau, Yann lui fait signe d’avancer. Le corps bas du cul et empâté fait mille signes de refus mais s’approche quand même, incapable de résister à l’ordre du flic.
– Vous travaillez là ? questionne Yann en désignant la bâtisse.
– Oui, monsieur l’inspecteur. La déchetterie.
– Nous recherchons un clodo qui navigue dans votre secteur. 1m80, brun, un anorak bleu marine. Il s’appelle Gad Gaello.
– Gad ? Oui, je connais. Un gentil gars.
La petite vieille renifle très fort, puis s’inquiète :
– Sûrs que vous êtes des keufs ? Des keufs qui fument du teuchi ?
– Vous avez vu ma carte. Et des vieilles qui causent comme les gosses d’aujourd’hui, c’est fréquent par ici ?
– Mon petit-fils y m’apprend comment y faut qu’on cause.
Quand elle s’est assise par terre à côté d’eux, Yann l’interroge :
– Quand avez-vous vu Gad pour la dernière fois ?
–La dernière fois… Sais pas… Y’a une petite semaine. Plantait des je ne sais quoi avec ses potes d’Espaces. Biodiversité, qui disent.
– Gad, il était comment ?
– Connais juste comme ça. Passait d’temps en temps par ici avant d’être embauché. Dormait parfois dans la cabane près de la déchetterie, une remise à outils. Laissais la porte ouverte pour lui. Préférait en général dormir sous le pont de Saint-Cloud.
– Et les gens avec qui il traînait ? interroge Andréa.
La vieille, après quelques secondes de silence, décide qu’il est temps pour elle de poser aussi une question à Yann :
– Tu fais jamais tourner ?
Il hésite puis lui passe le stick. Après avoir aspiré longuement, elle se décide à répondre :
– Sais pas trop. Lui c’était pas pareil. Une fois il a démerdé un bug sur le PC du secrétariat. La secrétaire m’a raconté. Il est allé sur des sites tout en anglais. Il a ramassé des trucs et des machins. Gratos ! Faut pas se priver. Sans rire, Gad c’est une tête ! Qu’est-ce qu’il a fait ?
L’effet de surprise passé, la petite dame « tapait la confiance » mais Yann, qui venait de récupérer son stick, n’avait pas l’intention de s’étendre et il zappa la question :
– C’est bien le Pont de Saint-Cloud qu’on voit là bas ?
–Tu trouveras personne dessous à cette heure. Les mecs dans l’après-midi, ils font leurs petites affaires. Gad doit être en train de nettoyer quelque part avec les gars d’Espaces, les berges, le parc de Saint-Cloud. J’sais pas.
Yann sort les pieds de l’eau et les essuie sommairement sur son jean.
– Fais tourner ! réclame-t-elle.
Yann s’exécute et profite de la digression pour lancer la question qu’il se pose depuis qu’il a vu la déchetterie :
– Les déchets que vous triez, ils arrivent par le tram et repartent en péniche. C’est ça ?
– Oui, c’est fini le va-et-vient des camions. Le boss, il appelle ça une plateforme multimodale. Zéro pollution ! La nuit, on décharge les containers des trams, le jour on trie et tout repart par la Seine.
–Bon, on va quand même aller jeter un œil sous le pont, poursuit Yann. Parmi vos copains, il n’y en a pas qui soit passé par Espaces et qui ait bossé avec Gad ?
– Y’a Hugues. Bosse maintenant à la déchetterie. Equipe de nuit. Vient bosser vers vingt heures.
– Vous pouvez lui demander d’appeler à ce numéro, lui demande Andréa en tendant sa carte. Vous-même vous vous appelez comment ?
Laissant son collègue gérer la routine policière, Yann s’applique à enfiler ses chaussettes, pas commode avec les pieds humides. Ils ne sont pas restés longtemps, mais il se sent remonté à bloc.
Marcel Mangel est né en 1923, juif alsacien comme Roger Hagnauer. Au début de la guerre, il rejoint la Résistance près de Limoges et devient Marceau. Il s'occupe de sauver des enfants juifs. Ses spécialités, les faux papiers et les passages clandestins en Suisse à la tête d’une bande de gosses déguisés en scouts.
En 1944, le père de Marcel Marceau est déporté à Auschwitz d'où il ne reviendra pas. Marcel lui se retrouve à la Maison d’enfants de Sèvres où il assure le secrétariat et enseigne le théâtre. Il amuse les enfants et leur fait oublier les horreurs qu’ils ont pu vivre.
Après la guerre, Marceau rejoint la compagnie Renaud-Barrault. Dans la lignée d’un Chaplin dont il s’inspire, il réinvente l’art du mime dans une fusion très personnelle de comédie, de tragédie, de sensibilité. Il est devenu le mime Marceau.
Sa cigarette terminée, Ben pianote sur son ordinateur portable et se connecte à son site de travail. Le légiste a fini par envoyer un pré-rapport. Il le parcourt rapidement :
« … La victime a reçu deux coups de couteau d’une extrême violence dans la gorge et quatre dans le dos. Un des deux coups à la gorge, qui a sectionné l’aorte, et un dans le dos étaient mortels. L’agression a eu lieu entre cinq et six heures du matin (digestion terminée). Pas de marque de lutte. Légère trace d’alcool dans le sang. Pas de drogue. Aucune indication de violence sexuelle. Préservatif utilisé dans la poubelle de la chambre. Analyse d’ADN en cours. Aucune trace de sperme sur elle. L’état de propreté de la peau indique qu’elle a pris une douche peu de temps avant sa mort… »
Ben vérifie la signature. Ce n’est pas son légiste habituel.
Il calcule qu’il s’est écoulé sept ou huit heures entre l’arrivée de Gad chez Flora et l’assassinat. C’est beaucoup. D’autant que Flora, aux premières lueurs de l’aube, était déjà habillée pour sortir. Qu’a-elle fait pendant tout ce temps ? Elle a pris une longue douche ? Quelqu’un les a-t-il rejoints ? Comment une jeune et jolie bourgeoise occupe-t-elle ses nuits après avoir joué au SAMU social du sexe ? Décidément Flora l’intrigue.
Ben décide qu’il est temps de se rendre à Espaces. Il a laissé suffisamment d’avance à Valentine.
Le siège de l’association n’est pas bien loin, à Meudon, en bordure du fleuve, au rez-de-chaussée d’un immeuble ancien. On y entre par une boutique, côté rue. Devant la porte, plusieurs vélos, des poubelles de recyclage sélectif. L’écologie s’affiche ici haut et fort.
Ben est accueilli par un jeune roux, sympathique. Le flic décline son identité et présente sa carte professionnelle. On lui demande de bien vouloir attendre. On va prévenir le directeur.
Ben en profite pour observer les lieux. Une vieille boutique transformée en un grand plateau avec salle d’attente, point information, un coin cafétéria où trône une énorme machine à expresso. Des ordinateurs flambant neufs côtoient une antique photocopieuse. Le regard de Ben glisse sur les affiches qui couvrent les murs, un patchwork de couleurs à forte dominante verte. Des panneaux présentent en image l’activité de l’association : débardage à cheval, élagage, végétalisation, nettoyage des berges et des talus ferroviaires. Il est difficile de bien distinguer sur les clichés, les traits de ceux que les légendes présentent comme des “éco-cantonniers” ou “agents d’environnement en milieu urbain”, mais, à l’évidence, les équipes sont des plus cosmopolites. Ben s’arrête sur un texte qui précise qu’une partie des travailleurs de l’association est en Spip. Spip, pour lui cela a toujours voulu dire : Système de publication sur Internet. À Espaces, la définition est autre : Service pénitentiaire d’insertion et de la probation. L’association recrute aussi parmi les anciens taulards.
– Vous vous intéressez à l’écologie urbaine, commissaire ?
Un grand échalas, maigre et noueux, toise Ben du haut de son mètre quatre-vingt-quinze.
– François Blad, directeur d’Espaces.
– Benjamin Kerouac.
– On peut aller dans mon bureau.
Ben suit son hôte jusqu’à une pièce encombrée de dossiers. Valentine est peut-être dans le coin, mais elle reste invisible.
– On m’a dit que vous cherchez Samir ? interroge Blad.
– Savez-vous où on peut le trouver ?
– Il n’est pas venu ce matin. Il a téléphoné sur le coup de 10 heures pour dire qu’il serait absent.
–Samir est un des anciens d’Espaces si j’ai bien compris. Il travaille avec vous depuis combien de temps ?
– Depuis plus de trois ans.
– Et que fait-il chez vous ?
– C’est un ancien tagueur que j’ai embauché comme animateur temps libre.
– Animateur temps libre ? C’est quoi ?
– C’est lui qui gère tout ce qui touche la dimension culturelle de l’insertion. Il anime des ateliers pour les gars. Il organise des sorties théâtre, des visites de musées… des loisirs qui contribuent à leur insertion.
François Blad parle comme s’il s’agissait d’évidences. Il parle avec fierté de ses éco-cantonniers. Ben imagine des balayeurs de la nature, des cantonniers écolos comme on a eu des prêtres ouvriers à une autre époque, des fantassins de défense de la planète. Cela reste vague mais bien moins que ce poste d’animateur temps libre pour éco-cantonniers. Là, il sèche. Un type qui bosse dans la « dimension culturelle de l’insertion » c’est quoi ?
– L’animation temps libre, ça comprend l’utilisation d’Internet ? interroge Ben.
– Oui. Nous avons un petit parc de machines en libre service.
– Samir a une machine personnelle ? interroge Ben.
Le directeur d’Espaces semble hésiter.
– Une machine perso ? Non. C’est pas le style de la maison. On la joue collectif ici. Tu prends la première machine libre.
– Il faudrait que je rencontre Samir.
– Il habite Sèvres, à Danton. C’est un quartier un peu chaud.
– On peut lui téléphoner ?
– Quand il n’est pas arrivé ce matin, je l’ai appelé. Il n’était pas chez lui.
– Il disparaît souvent comme ça ?
– Non. C’est un type sérieux et bosseur. Il nous met un peu dans la merde avec son absence. Ça m’inquiète.
Ben entre sur son PDA l’adresse et le numéro de téléphone de Samir. Puis il poursuit l’interrogatoire :
– J’enquête sur un meurtre à Sèvres qui est lié à la manipulation des Clebs. Vous en avez entendu parler ? On soupçonne un certain Gad, qui serait un ami de Samir.
– Gad impliqué dans la manipulation des Clebs ? Pourquoi pas. Mais dans un meurtre ? Je ne le sens pas. C’est un doux.
– C’est le dernier à avoir été vu avec la victime. Vous le connaissez bien ?
– Bien sûr. Il est en réinsertion chez nous depuis quelques temps. C’est un ami de Samir. Il a aidé Samir à mettre en place une formation à Internet que tous nos salariés suivent.
– Vous savez où on peut trouver Gad ? interroge Ben à tout hasard.
– Non. Il a pris trois jours de vacances.
– Depuis quand avez-vous Gad en insertion ?
– Il a débarqué à Sèvres, il y a un an ou deux. Quand il est arrivé, il avait un boulot, du blé. En quelques mois, il a tout perdu et il s’est laissé marginaliser. Il est parti à la dérive. On a l’habitude de ce genre de plans ici. Mais avec Gad, c’était trop. Il s’est véritablement clochardisé à la vitesse de la lumière, comme s’il le cherchait. C’est Samir qui l’a emmené ici, il y a quelques mois. Il l’a convaincu de repartir sur autre chose, un autre métier, une autre vie. Il l’a fait intégrer une de nos équipes d’éco-cantonniers. Hier encore, Gad bossait sur un chantier de l’île Saint-Germain.
– Ça se passe comment ?
– Très sérieux. À mon avis, trop intello pour ce genre de travail mais il s’y donne de bon cœur et ça lui fait du bien. Il se re-socialise lentement.
Quelqu’un frappe à la porte, François Blad se lève pour aller ouvrir. Dans l’entrebâillement, le jeune homme roux lui rappelle un rendez-vous au Conseil général. Blad s’excuse d’avoir à clore l’entretien et s’éclipse après une poignée de main solide. Ben pourrait taper l’incruste et demander à fouiller les ordinateurs mais il n’a pas envie de finir sa journée à rechercher Dieu sait quoi, Dieu sait où, dans des centaines de fichiers. Bien qu’assez bon informaticien, il se sent dépassé par la dimension du problème. Il opte pour une retraite prudente. S’il le faut, il pourra toujours leur envoyer Yann ou Andréa, qui ne doivent pas être bien loin.
Samir Lafoui
Esp@ces, 92310 Sèvres
Portable : sans
Email : samir@espaces.fr
Web : www.samir-b.com
Né en 1976 quelque part dans le 9-3
Membre de RDC
(tagueur des Hauts-de-Seine)
Langues : céfran, reub, english
Passions : go, moto, blondes pulpeuses
Sport : boxe thaï (champion d’Île-de-France 1999), foot, vélo
Spécialité : tout ce qui touche le Web
Diplôme : aucune qualification Microsoft
Compétences : Linux, Java, PHP, MySQL, XML, SOAP et plus si affinité
Expérience : tour du monde en stop ; un an de galère dans une start-up à San José, Californie ; six mois de Mac Do à Singapour
Actrice culte : Adjani
Les Bâtards du 92
Basquiat
Le Journal d’Yvonne Hagnauer
L’Equipe
Le canard laqué de Su (un pote)
La boxe thaïe (bien sûr)
Hirondelle
Sites Web favoris : Verts de Sèvres et Sèvres Pratique (des potes)
Le Pen et l’autre facho
Les sites révisionnistes et pédophiles
La musique militaire et Le Figaro
Mac Do et Microsoft
Le sport à la télé, surtout le foot, surtout le PSG
C’est un an d’hôpital psychiatrique pour avoir démoli un salaud.
Il passe sous silence le regret de l’avoir laissé en vie.
Il ne parle pas de deux jours de garde à vue, suspecté du meurtre d’un autre salaud. Samir zonait alors dans le métro parisien. Un soir, il s’est disputé avec un clochard devant plein de témoins. Le lendemain matin, on retrouvait le corps de l’autre sur un quai de la Seine. Trempé et apparemment trop ivre pour regagner un abri, il était mort de froid. Samir soupçonné fut relâché faute de preuve.
Le CV ne dit pas l’enfance de Samir entre bidonville et achélème pourri.
En partant, Ben remarque, planté un peu à l’écart, un vélo rouge, presque une pièce de musée, le moyen de transport de Valentine. La journaliste toujours aussi efficace, est déjà à pied d’œuvre. Il se retourne vers l’immeuble qu’il vient de quitter. Elle est là, à coup sûr, sans doute en train de fouiller le système informatique. Comment a-t-elle convaincu François Blad ? Ben sourit. Il ne doute ni de la force de persuasion, ni de l’esprit inventif de la jeune femme.
Il passe un coup de fil à Rodolphe pour savoir où en sont les troupes. Yann traîne toujours du côté des berges, du côté de l’île Monsieur et n’a pas trouvé grand-chose. Andréa l’a abandonné et a rejoint le commissariat de police de Sèvres. Il coordonne de là-bas la recherche de Gad. Ben fixe une réunion générale dans son bureau à 19 heures.
Le flic se dit qu’il est encore trop tôt pour rencontrer le grand copain de Libellule, le fameux Jag ; celui-ci ne rejoint la péniche qu’ « à l’heure où les grands rentreront de l’école ». En attendant, un petit troquet l’invite à venir s’humecter le gosier en mettant un peu d’ordre dans ses idées.
La chaleur reste aussi dense qu’en début d’après-midi, moite, étouffante. Il se commande une pression qui se vide aussi vite qu’elle est arrivée sur sa table. Ben ne laisserait sa place pour rien au monde. Cette affaire commence à le passionner. Cela le change des ados boutonneux s’essayant aux virus sur Internet, des trafics de puces miteux et des réseaux de pédophiles du net.
Il a choisi de s’asseoir près d’une fenêtre. Il peut surveiller la rue et la boutique d’Espaces. Il assiste ainsi au départ de François Blad et de son assistant. Ils enfourchent leur vélo et se mettent à pédaler comme des furieux. La visite de Ben les a sans doute mis en retard. Doigts agiles pour pianoter le PC, mollets de fer pour pousser sur les pédales, ces types lui plaisent et leur assoce de solidarité et d’écologie le branche infiniment.
Le bar semble surgi du fond des âges. Le patron, derrière le zinc, frise les quatre-vingts balais. Il a dû connaître la grande époque de Renault. À son comptoir, se sont scotchées des générations d’ouvriers en bleu de chauffe. Ben les imagine. Hamed et Ali arrivent de l’usine avec une journée dans les jambes. Antoine, le délégué CGT, leur parle de la grande grève à venir. Il leur explique Sartre, qui la veille s’est adressé aux travailleurs, juché sur un bidon, Place Nationale. Ils n’ont rien compris sauf que Sartre n’est pas de leur monde. À l’autre bout du zinc, Pierrot Overney sirote un café noir, plongé dans le dernier numéro de La Cause du Peuple. Il ne tiquerait pas si on lui annonçait que demain, un vigile nommé Tramoni va le descendre. Chez les maos, on connaît les risques.
Ben se force à chasser ces visions. L’action ne se situe pas en 68 mais trente ans plus tôt. Il sort son palm et visionne une photo trouvée sur une page Web consacrée à la Maison d’enfants. Roger pose au côté d’Yvonne. Il semble retenir, à moins qu’il ne s’apprête à le lâcher, un énorme chien blanc. Debout, un peu penché en avant, il semble brûler du désir d’agir. À côté de lui, assise, passive, Yvonne tient dans les bras un autre chien blanc, modèle réduit du premier.
Si la photo a été prise en 38, le patron, qui est plongé dans la lecture de son journal, était alors un gamin d’une dizaine d’années. C’est le fils du patron d’alors ? Une autre photo. Il est peut-être ce gosse juché sur un tabouret pour bien voir les grands. Roger Hagnauer est assis au bar, en costume sombre. Ses cheveux gominés, tirés en arrière, lui donnent l’air sévère. Comme Overney, il est militant, anar peut-être. Il porte la barbiche de Trotski. C’est peut-être un de ces trotskistes de la fin des années 30, décriés, haïs, pourchassés par les communistes. Ils sont nombreux ici, au cœur de Renault, près de « l’île du diable », ces staliniens cul bénit, qui n’attendent qu’une occasion pour casser de l’anar ou du trotskiste. Il s’en fout Roger, il en a vu d’autres, lui qui approche de la quarantaine. Penché sur le bar, il lit le dernier numéro de Contre-courant, une publication anarchiste branchée sur les luttes ouvrières. Ni la Maison d’enfants ni Hirondelle n’existent encore. Lui-même n’imagine pas qu’un jour, pas si lointain, on l’appellera Pingouin. Ce qui le préoccupe pour l’instant, c’est la menace de la guerre avec l’Allemagne. Avec ses amis pacifistes, ils ne cessent de dénoncer l’engrenage guerrier dans lequel les deux pays se laissent piéger.
Ben regarde à nouveau la photo du couple pour s’imprégner des personnages de cette enquête. Il regarde plus attentivement Yvonne. Son attitude surprend. Il l’a vue d’abord modeste, indifférente peut-être, assise un peu en retrait sur son siège. En y regardant de plus près, il réalise que la jambe gauche de la jeune femme légèrement décollée du sol fait en réalité barrage au gros chien. Elle aide discrètement, presque secrètement Roger à le retenir. Son attitude n’est qu’une façade, comme pendant la guerre. Elle est la directrice effacée d’un pensionnat pour gosses perdus dans les tourmentes de l’histoire. Pire ! Le pensionnat est parrainé par le Maréchal, peut-être est-elle collabo ? En réalité, elle est résistante de chaque instant. Elle sauve la vie de dizaines d’enfants juifs en risquant la sienne sans une hésitation.
Ben imagine Yvonne dans ce café, discutant avec le gamin qui, soixante-dix ans plus tard, sera le papi qu’il a sous les yeux. C’est la guerre. Elle a rendez-vous avec un résistant, membre d’un réseau, un de ces syndicalistes qui luttent comme ils peuvent. Ils vont l’aider à faire passer deux gosses en zone libre. Après Billancourt, elle se rendra à pied jusqu’au centre de Chaville pour rencontrer un frère maçon qui a ses entrées à la préfecture et qui lui procure de vrais faux papiers pour ses enfants. L’après-midi est longue. Il lui faudra encore passer par la boucherie du centre ville de Sèvres ; le boucher, même s’il ne partage pas les idées d’Yvonne, donne en cachette des rations de viandes. La jeune femme un peu réservée est au cœur de tout un réseau de solidarité. Elle sait convaincre, jouer sur toutes les fibres pour faire vivre et protéger sa maison. La magie d’Yvonne est en marche. Dans une France en guerre, à deux pas de postes de police et d’une garnison allemande, la petite bonne femme têtue sauve ses gosses au mépris du danger.
Dans ce café, ces images du passé n’ont rien de décalée. Le patron a pu connaître les Hagnauer. Il pourrait raconter cette époque disparue, faire revivre le temps où Meudon-sur-Seine s’appelait encore Bas-Meudon. C’était hier.
Ben finit sa deuxième bière. Il a moins chaud ; la fraîcheur combinée du houblon et du troquet lui ont fait du bien. Il allume une Rothman rouge et écrit quelques notes sur son agenda électronique. Il voudrait creuser le parallèle entre les deux Hirondelles, les replacer dans ce contexte du Val-de-Seine. Ce n’est pas pour rien que le drame s’est noué ici, dans ces villes chargées d’histoire et de fantômes. Ceux qui ont réalisé les sites des Hirondelles devaient en être persuadés. On ne peut comprendre Flora sans se plonger dans le passé.
L’heure d’aller à la rencontre de Jag approchant, Ben paie ses demis et sort du café son palm à la main. En traversant la chaussée, il fait dérouler les images qu’il a prises sur Internet et se retourne pour comparer le petit écran et ce qu’il a sous les yeux. Cette photo-là aurait pu être prise aujourd’hui. L’historic, c’est le nom du troquet, n’a pas pris une ride. Ben allume une cigarette. Tout en marchant vers le pont de Billancourt, il repense à Valentine. Si elle met la main sur les fichiers de Samir ou Gad, ils pourront peut-être comprendre qui sont les auteurs de ces pages, quelle est la chronologie des textes et des images.
La balade est agréable. Ben ne regrette pas d’avoir laissé sa moto sur le parking, devant Espaces. Collé à la berge, le chemin est bien entretenu et les herbes folles qui y poussent semblent rigoureusement alignées. Les éco-cantonniers d'Espaces s'y entendent pour sélectionner les mauvaises herbes et entretenir cette fameuse bio-diversité dont les politiques de tous poils ne cessent de parler. La vraie politique, ils la font pousser. Sur la rive opposée, une végétation impressionnante protège du fleuve de somptueuses maisons d'architectes. Grâce à une mobilisation imposante de ses habitants, l'île Saint-Germain n'a pas trop eu à subir les outrages des bétonneurs. Roselières et arbres de hautes tiges font office d'enrochements et de palplanches, pour le plus grand plaisir des promeneurs. Cette portion de berge a pu être reconquise sur la route qui récemment séparait la ville du fleuve. Un talus parsemé de fleurs sauvages permet maintenant d'oublier la circulation automobile en formant un rempart naturel derrière lequel la nature reprend peu à peu ses droits.
Ben n'est plus qu'à une centaine de mètres du pont de Billancourt quand, tout à coup, des rugissements de moteurs déchirent le silence. Bondissant du talus, trois motos lui barrent la route, menaçantes. Instinctivement, il vérifie la présence dans son holster de son arme de service. Ses assaillants plantés au milieu du chemin n’avancent pas sur lui. Leurs moteurs hurlent. Une longue minute s'écoule sans que quiconque fasse le moindre geste. Les casques intégraux des motards dissimulent leurs traits. Ils portent d'épaisses combinaisons de cuir noir. Leurs motos de trial semblent impatientes de bondir et pourtant ils n’attaquent pas.
Ben commence à reculer lentement sans les quitter des yeux, sans précipitation pour éviter de détruire le fragile équilibre. L’un des motards donne des gaz ; sa machine vibre, mais il la retient. Ben a gagné quelques mètres. Il découvre, plus loin en haut du talus, un quatrième motard qui observe la scène en silence. Il ne peut s’agir que du chef de la meute. Celui-ci, poussant sa voix à cause du bruit des moteurs, crie au commissaire :
– Tu cherches quoi ? C’est dangereux de se balader seul dans ce quartier.
– Je viens voir Jag !
Ben a répondu sans réfléchir, d’instinct. Il se fait l’effet d’un petit soldat criant un mot de passe à une sentinelle belliqueuse, d’un résistant donnant sous la torture le nom de son contact. Il a honte d’avoir si vite cédé à la peur. Les machines continuent à mugir et la sueur ruisselle jusqu'à ses sourcils broussailleux.
– On n’aime pas les flics. Tu vas voir personne. Casse-toi.
Ben brûle d’envie de sortir son 38 mais il résiste à la tentation. N’étant pas en position de marchander, il s’éloigne le long du chemin. Le bruit des moteurs se fait moins menaçant. Il sort un Kleenex et s’essuie discrètement la figure. Il s’oblige à garder un pas égal et en peu de temps il a rejoint la route. Les trials qui l’ont suivi de loin jusqu’ici, s’éloignent vers Sèvres. Il retrouve sa moto et décide de rejoindre Paris et de son bureau. Il rencontrera Jag un autre jour…
À vouloir avancer trop vite, pense-t-il, j’ai bien failli me faire claquer la gueule. C’est comme dans une partie de Go, il faut trouver un équilibre entre vitesse et solidité. Dans un sens, cela montre que l’enquête avance plutôt bien mais il ne faut pas tout bousiller. Pourtant, rien ne prouve que l’agression qu’il vient de subir soit directement liée à l’affaire. Les motards pourraient aussi bien être la garde rapprochée d’un baron local de la drogue qui ne veut pas que l’on vienne déranger son business.
En entrant dans la capitale, la circulation devient plus intense et Ben refoule son envie de brancher sa sirène et de foncer entre les voitures. Il faut calmer le jeu, ne pas faire n’importe quoi, prendre le temps de réfléchir, avancer lentement. Son téléphone sonne. La moto impose le main libre et il lui faut s’arrêter pour se brancher. Il redémarre.
– Salut Ben, c’est Carole. Je sais que tu n’aimes pas trop être appelé mais on a un problème au bureau.
– Un problème ?
– Oui ! Un mec de la DST a débarqué. Il est à cran et il veut te voir. Il m’a posé tout un tas de questions sur ce que nous cherchons à Sèvres, sur nos contacts sur place.
– Pourquoi les politiques s’intéressent-ils à cette affaire ?
– Je ne sais pas. Le type est assez confus et il balance du confidentiel défense toutes les cinq minutes. À mon avis, il ne sait pas très bien pourquoi on l’a balancé ici.
– Bon ! De toutes façons, je rentre. Il vient de m’arriver une histoire plutôt glauque. J’ai failli me faire éclater la tête par un escadron de motards. Je vous raconterai. Tu me charmes le mec de la DST ?
– Très peu pour moi. Un petit con qui se la pète.
– Dommage. Alors, tu lui en racontes le minimum, style on est dans un brouillard opaque. S’il nous prend pour des débiles, c’est tout bon.
Ben vient de piler. Il s’en est failli d’un rien pour qu’il n’emboutisse une Smart qui se faufilait entre les voitures.
– Écoute Carole, je vais raccrocher. Il faudrait aussi que tu prennes contact avec le commissariat d’Issy-les-Moulineaux. Demande-leur d’aller faire un tour sur la péniche « La Maison d’enfants », histoire de voir si tout est en ordre. Demande leur aussi s’ils ont dans leurs tiroirs une bande de connards à moto qui traîneraient par chez eux. Probablement des skins ou des trucs comme ça.
– OK !
– À plus !
Ben déclenche sa sirène et décroche sur la voie de bus. C’est toujours pareil, pense-t-il. Il suffit que l’on se pose trois minutes dans un embouteillage pour perdre le fil de l’histoire.
Un débarquement de la DST, à la PJ, on n’aime pas. En plus, les barbouzes sont nerveux et ça veut dire qu’ils se prennent un max de pression. Tout ça ne présage rien de bon. Le ciel s’assombrit.
Ben conduit vite, sautant d’une voie de bus à l’autre, se jouant des feux rouges et des croisements. C’est un peu comme ces jeux vidéo de tir au pistolet ou comme une partie de paint-ball. Il faut des réflexes et de la détermination. Un collègue de son père l’a initié quelques années plus tôt au tir instinctif. L’ami, comment s’appelle-t-il déjà, était photographe et exposait alors une série de photos prises à l’instinct. Sans viser, sans réfléchir. Ben avait été fasciné. Chaque cliché était un instant d’énergie pure. L’exercice était un moyen fantastique de calmer sa violence, de la rendre acceptable, productive, en l’inscrivant dans une démarche artistique. Pour s’essayer à ce jeu, Ben avait acheté de la pellicule photo au mètre, s’était fabriqué des rouleaux de plus de quatre-vingts vues chacun et il était parti en chasse. La plupart des clichés étaient ratés, surtout au début ; mais de loin en loin… trop rarement… Depuis Ben est devenu flic. Il a gagné le droit de traverser en dehors des clous, de foncer à l’instinct. Il est rentré dans la police un peu pour ça. Pour le plaisir intense de courir après ces perles rares, de capturer sur pellicule d’argent quelques instants de réalité. Pour la chance exceptionnelle de saisir des reflets de la vie.
À peine arrivé rue de Malte, Ben se fait happer par Tordjman qui vient aux nouvelles. Sur le bureau du Vieux, sont étalés les journaux du soir qui mettent presque tous Flora à la une.
– La presse délire, commente le vieux ! Les journaleux pètent les plombs ! Ce soir, la manipulation des Clebs n’est même plus nécessaire. Tout le monde ne parle plus que des Hirondelles et de ces histoires de fantômes. Les Clebs n’ont fait qu’anticiper l’engouement pour ces tocards de la toile. Ces dernières heures, des dizaines de nouveaux sites se sont créés qui ne parlent que des Hirondelles. Historiens, romanciers, artistes, poètes… Ils s’y mettent tous. Hirondelle sert d’accroche pour diriger l’internaute vers les sites les plus improbables et Lardot utilise ce bruit pour laisser entendre que les Clebs n’ont fait qu’anticiper les mouvements du Web. Les gens ont si bien intégré l’idée qu’avec Internet tout est possible, qu’ils sont prêts à accepter les pires conneries, l’Internet vaudou. C’est ennuyeux. Nous ne maîtrisons plus rien et le ministère de l’Intérieur me presse de rétablir la situation.
– Il nous faut du temps.
– Je n’ai pas ça en magasin. Ça urge !
– Savez-vous pourquoi la DST s’intéresse à l’affaire ?
Le Vieux, qui n’en sait rien, promet de se renseigner.
Retour dans son service. Ben fait le tour des popotes. Le Vieux n’a pas exagéré la situation. L’engouement pour Hirondelle se généralise, démultipliant les pistes à l’infini. Le standard téléphonique est saturé et Rodolphe a dû réclamer des renforts pour filtrer les appels. Andréa s’est fait jeter une seconde fois par les responsables d’Ouvaton et Gad demeure introuvable. Tout va bien dans le meilleur des mondes !
Il reste peu de temps à Ben avant le point quotidien sur l’affaire, fixé à 19 heures. Il consulte son répondeur. Un premier message, de sa sœur. Elle demande qu’il la rappelle – elle veut probablement l’inviter à dîner et n’est sans doute même pas au courant de l’affaire Hirondelle. Il sourit. Un deuxième de son banquier, inquiet du niveau trop bas de son compte. Ben trouve quelques instants pour échanger des mèls avec Valentine.
From: ben@pj.fr
To: valentine.tinette@yahoo.fr
Subject: kikafékoi
Coucou,
Ça m’a fait super plaisir de te voir ce matin et il s'en est fallu d'un rien qu'on se croise à Espaces cette après-midi. Je me demande comment tu as embobiné le directeur pour qu'il te laisse fouiller dans ses machines ; quel pouvoir de persuasion ;-)
Tu as trouvé quelque chose ? À mon avis, les anars ne sont pas blanc-bleu dans cette histoire. On en cause bientôt... et plus si affinités.
Zoubis, Ben
PS : Attention! Je suis tombé sur une bande de motards. J’ai failli me faire casser la gueule. Ces types sont dangereux alors fais gaffe à toi !
From: valentine.tinette@yahoo.fr
To: ben@pj.fr
Subject: Re : kikafékoi
anar D bacs a sabl,
tè tro rapide a aQzé T potte. ils ne flingueré pa 1 pov’ fille com sa. ils orè mi o - une bombe sou sa voitur 2 lux :-). en + ils lèsse tjs tréné D ta 2 truc, D mégo, D revendiKtion, D preuve... je le sen + facho qu’aut’ chose ce cou. G trouV D info ki von dan ce sens dan lé fichié d'espace. Mank 2 bol, il son cripT. je lé é envoyé a 1 potte ki va me filé un cou de m1... on cose de tt ça asap.
@+
ta fé D iles (ne te la pete pas trop kan mem :-)
ps: tu soignes ton culogynécomanie ?
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To: valentine.tinette@yahoo.fr
Subject: Re : kikafékoi – please – écris-moi en céfran !
Après Marx, Avril !
La manip des Clebs me paraît trop compliquée, trop poétique et trop intelligente pour des fachos. Tu sais que l'on a de bons experts en cryptographie à la PJ ; passe-moi les fichiers cryptés. Si on peut te rendre service pour ton Pulitzer...
Je suis sûr que tu as pensé à oublier un petit cheval de Troie dans les PC d’Espaces, histoire de ne pas avoir à te déplacer à chaque fois. Passe-moi l’IP que je me tienne au courant.
Zoubis
Ton chevalier qui ne demande qu’à servir :-()
PS : On se retrouve ce soir ? J’ai très envie de toi.
PPS: oculogynécomanie?
From: valentine.tinette@yahoo.fr
To: ben@pj.fr
Subject: Re: kikafékoi
mon flic prefere,
tes motards des bords de Seine sont a mon avis dans le coup. j’insiste : pour moi il y a du facho la-dessous. tout ca leur ressemble trop. c’est peut-être ces connards de motards qui ont assassine Flora. il faut trouver pour qui. tu dois les coincer et les faire parler. par eux, tu peux remonter à celui qui tire les ficelles aka Lardot. je t'ai dit qu’il etait lie aux milieux d'extreme droite. je confirme. dans une autre gamme que tes ti-loubards de merde, les cercles d'extreme droite de la haute finance. sans creuser profond, on tombe même sur des barons UMP. tu sais maintenant pourquoi ta laisse est courte dans cette affaire. Lardot ! s'il tombe ça va faire chaud au cul de mecs comme sarko ou balka. je cause, je cause mais ce qui ferait chic ce serait un lien entre tes tordus en moto et les pourris en cravate.
please – sorts moi ca mon chou.
No pasaran!
La rouge
ps: la vieille pute du deuxieme elle trouve presque tous ses clients sur internet. je lui ai dit que tu l’aiderais à se faire mieux référencer.
pps : ce soir 0800 au café du coin ?
ppps : oculogynécomanie, désordre psychologique dont l’un des symptômes est une tendance compulsive à mater.
From: ben@pj.fr
To: valentine.tinette@yahoo.fr
Subject: À ce soir 08:00, même troquet, @+
PS: « political correctness » Vieille pute, ça le fait pas. On dit plutôt une escorte bien talée ou à la rigueur une paléogadidé.
La réunion commence à 19 heures précises par un point de Carole sur les autres dossiers en cours. Rien de très sexy. Quelques intrusions par war driving chez un gros fabriquant de yaourts, une attaque virale dans une banque et un avis de recherche sur un hacker chinois qui ne donne toujours rien. Carole s’excuse, mais elle doit rentrer chez elle s’occuper des jumelles. Rodolphe et Andréa sont affalés dans des fauteuils ; Yann est absent.
On passe à l’affaire et la réunion s’embourbe, traîne en longueur. Rodolphe lit ses notes d’un ton monocorde. Ben qui s’ennuie échange discrètement des mèls avec Valentine.
Yann, pris dans des embouteillages, finit par les rejoindre. Ben est si absent qu’il en oublie même de l’engueuler pour son retard.
On ne peut pas vraiment dire qu’ils progressent. C’est souvent le cas dans ces réunions. Pourtant, si elles paraissent inutiles, sans elles, l’enquête serait massacrée.
Il est tard. Ben interroge :
– Et le clodo ? On a appris quelque chose ?
Les autres résument leurs recherches qui n’ont strictement rien donné. Le silence s’installe. Ben se décide enfin :
– Il doit bien être quelque part ce mec ? Qu’est-ce que vous branlez ?
… Je m’en balance. Trouvez-le ! Depuis quand le connaissait-elle ? Pourquoi l’a-t-elle invité chez elle ?
… C’est quoi ce délire ? Un SDF, ça se retrouve. Merde ! Arrêtez de glander ! On se bouge maintenant. Trouvez quelque chose !
Long silence rompu par Andréa :
– Tu fais chier !
– Causes pas comme ça. Respect ! exige Ben.
– T’es pas obligé de parler comme un rappeur, se moque Yann.
Ben regrette sa gueulante, les autres de n’avoir aucune piste à se mettre sous la dent. Le silence un peu lourd qui s’est installé est interrompu par l’arrivée de la légiste venue en personne, malgré l’heure tardive, commenter ses résultats.
Le vieux râleur au bord de la retraite s’est transformé en une jolie poupée. Elle vient de débarquer à la PJ et sème le désordre dans les services. Ben remarque d'abord le décolleté plongeant et cherche désespérément à se rappeler comment on appelle ce genre de truc. Un débardeur ? Elle parle depuis quelques minutes et Ben, l'attention fixée sur le corps de la jeune femme, n’a rien retenu. Il se rappelle qu’il s’est fait remettre à sa place aujourd’hui même par Valentine parce qu’il matait au lieu d’écouter. Il s’est fait traité d’oculogynécomane. Ça doit être vrai. Putain ! Quelle poitrine ! Boléro ! Ça s’appelle un boléro. Il ne fait pas vraiment attention à ce qu’elle dit mais de toute façon, la légiste semble s’intéresser surtout à Yann. Ben, un peu vexé, est sur le point de lui expliquer qui est le chef. Il la laisse continuer son exposé et en profite pour l'examiner plus discrètement. Elle n’est vraiment pas mal, grande, un peu forte, en particulier la poitrine ; ses cheveux, noirs pas très longs, encadrent un visage un peu trop carré.
Tout ce que Ben a retenu des explications de la légiste est que Flora a été poignardée ; pas besoin d’une légiste pour ça ! Ben lui prend le rapport des mains et le feuillette. Il commente :
– « Des traces de rapports sexuelles », je ne mettrais pas 2 l-e. C'est n'importe quoi ce rapport. En plus des fautes d'orthographe et de la syntaxe indécise, il est bien trop approximatif. Devant un tribunal, vous allez vous faire allumer grave avec votre texte.
– Vos sbires appellent toutes les heures pour avoir un rapport. Et moi, je débarque ; je remplace votre légiste qui a attrapé une rougeole.
– Je n’ai pas le temps de t’apprendre ton boulot !
– T’as qu’à te construire une échelle avec les poils de cul de la morte, pour grimper au labo faire l’analyse toi-même.
Ben ne sait pas quoi répondre. Il laisse passer un ange, puis :
– Excuse-moi ! Je suis à cran. Cette enquête me tue et elle démarre à peine. Un restau, un de ces soirs ? Ça suffit pour me faire pardonner ?
– Si un de tes gars peut m’aider à rédiger le rapport.
Trois sons brefs, comme émis par un heurtoir sur l’écran plat du portable, indiquent à Ben l’arrivée d’un message prioritaire. Il ouvre sa messagerie. On vient de découvrir le corps d'un homme, à Sèvres, à l'entrée de la 118. Il pourrait s'agir du SDF qu’ils recherchent. Inquiétude de Ben. Deux morts, le début d’une série ?
Allons bon, râle Ben pour lui-même, ça va finir en jeu de massacre. Il explique aux autres :
– Un type a été écrasé par une bagnole à l’entrée la RN 118. J’ai l’impression que c’est notre type. Yann, essaies de joindre les gendarmes sur place ! Restez docteur ! J’ai encore besoin de vous.
– Je m'appelle Amélie.
Yann arrive assez vite à joindre le brigadier qui supervise le périmètre de sécurité. Toute cette agitation a été déclenchée par un coup de téléphone anonyme. Les premières photos arrivent sur le portable de Ben.
Le corps de l’homme à l’anorak bleu marine a basculé derrière un parapet qui le dissimule presque parfaitement. Il aurait pu rester là plusieurs jours sans être repéré. Un jeune photographe de la gendarmerie descend le long du talus.
Une nouvelle photo arrive, un portrait du mort. La tête a été préservée de la violence du choc. Les yeux clos de Gad semblent dormir paisiblement. Il est rasé de près ; les cheveux un peu trop longs, bouclés et soyeux, encadrent un visage aux traits marqués. Seul le col de l’anorak avec des taches de sang détruit l’harmonie de l’image.
Si Amélie-la-légiste n’est pas douée pour les rapports, elle sait examiner les cadavres. Elle guide au téléphone le jeune gendarme, qui mitraille la scène de son Canon haute résolution. Les premières impressions d’Amélie :
– Le type s'est fait écraser par une petite voiture. Tu vois la voiture l’a cogné sur la cuisse. Ensuite, il s’est fait traîner sur quelques mètres. Une grosse bagnole n’aurait pas chipoté. Ça s'est passé cette nuit, je dirais vers trois heures, peut-être quatre heures du matin. Il me faudrait examiner le corps de plus près. Quelqu’un l’a ensuite balancé par dessus le parapet. Ce n’est pas le choc qui a pu faire ça ; il serait plus abîmé.
– Tu es toubib ou détective ? interroge Yann admiratif.
– Je rêvais d’être Colombo.
Piloté par elle, le photographe remonte la piste du corps, faite de traces de sang, de marques dans la terre, d’herbe écrasée, qui les conduit jusqu’à la bretelle d’entrée de la 118. Le clochard devait faire du stop quand il s’est fait écraser. Le chauffard a ensuite essayé de planquer le corps, à tout hasard, pour retarder sa découverte.
Ben réfléchit à voix haute. Le clochard et Flora font l’amour. Pourquoi un homme tue-t-il la femme avec qui il vient de faire l’amour ? Après l’amour, elle veut parler ; elle veut qu’il lui dise qu’il l’aime. Elles exigent souvent cela. Même une bourge qui couche avec un SDF ? Elle insiste. On tue pour éviter de dire « je t’aime » ? Il la tue pour la faire taire et fuit pour mettre le plus de kilomètres possibles entre lui et le cadavre. Est-ce que les hommes ont souvent des envies de meurtre après l’amour ? S’ils ont déçu leur partenaire ? S’ils n’ont pas pu jouir ? Il se fait écraser avant même d'avoir quitté Sèvres. Ce type-là était le champion du monde de la poisse. Qui pourrait avaler une histoire pareille ?
Nouvel essai. Ils font l’amour. Puis il lui demande de l’argent. Elle refuse. Il la tue. Pourquoi ne prend-il pas l’argent du tiroir ? Il fuit. Il veut partir pour le sud mais il ne dépasse pas les Postillons. Dans la tristesse de ce quartier, il réalise l'horreur de son geste, son absence de futur. Ses yeux sont encore remplis de la scène d'horreur. Un beau soleil, un coin sympathique, et il aurait pu continuer à vivre. Il n’a pas de chance, il fait gris et il se jette sous une voiture. Possible. Personne n’achèterait.
Il n'a pas vu le camion arriver. Il s'est jeté volontairement sous les roues du camion. Non. Amélie parle d’une petite voiture. Une Twingo ? La même différence. On n’a jamais vu personne se suicider en se balançant sous les roues d’une Twingo.
Ben s’arrête quelques instants pour confirmer aux gendarmes que, bien sûr, il se rend sur les lieux et que, évidemment, ils ne doivent toucher à rien. Il rend le téléphone à Yann et continue sa réflexion à voix haute : Elle passe un appel, peut-être à son amant, vers minuit… Elle parle à son amant. Le clochard est là qui ne supporte pas qu'elle dise « je t'aime » à un autre. Quand elle repose le combiné, il l'étrangle avec le fil du téléphone. L’amant voit Gad sortir de chez Flora et l’assassine. Bof. Pourquoi pas.
Brillant mon cher Sherlock, commente Amélie, mais si tu avais lu sérieusement mon rapport de merde, tu saurais qu’elle est morte bien plus tard. Elle est sûrement morte après lui.
Yann vérifie ses notes. La voiture de Flora, une Twingo violette, est à sa place, dans le parking. Il propose :
– Ce serait drôle qu’il ait été bousillé par la Twingo de Flora, par Flora peut-être.
– La Twingo de Flora a deux milles kilomètres et pas une égratignure. Le choc avec Gad aurait laissé des traces, contredit Andréa.
– J’avais dit Twingo comme ça, pour parler d’une petite caisse, précise Amélie. Médicalement, ça pourrait aussi bien être une Clio ou une Smart.
La légiste s’est plongée dans les photos du mort que les gendarmes ont envoyées. Yann les a transférées pour elle sur un PC avec un grand écran. Après un long silence, elle commente :
– Je ne peux pas être sûre avant de l’avoir à ma pogne… Mais à mon avis, il n’a pas seulement été écrasé par un chauffard. On va dire qu’il a été assassiné. Vous pouvez demander au gendarme de me faire un close-up du point rouge à la base du coup.
La photo arrive et Yann la transfère sur son PC pour une meilleure résolution. Il la bascule de 90 degrés, augmente le contraste. Amélie commente :
– Regardez le petit trou, à la base du cou ? Dix contre un, c’est ce qui a tué ton SDF ; une aiguille bien effilée, peut-être.
Silence à peine brouillé par le grésillement du cellulaire de Yann et le souffle du gendarme qui crapahute toujours sur son talus.
– Il faut des notions de médecine pour tuer comme ça ? demande Ben. Il faut de la force ?
– Il faut la haine, répond Amélie.
Au téléphone, le brigadier explique que la victime a des papiers au nom de Gad Laugal. Ben ne juge pas nécessaire de lui parler de Gad Gaello.
Ben finit par se décider :
– Allez on s’arrache. On va voir ça de près.
– Je peux taper l’incruste ? demande Amélie en fixant Yann, tout sauf d’une manière discrète.
– On pourrait avoir besoin d’elle, appuie Yann.
– C’est ça, conclut Ben. Andréa part avec moi en moto ; Rodolphe tient la maison et Yann emmène Amélie au cas où nous aurions soudain besoin d’elle. Ça va à tout le monde ?
– Et c’est moi qui invite Amélie à dîner pour excuser l’équipe, propose Yann.
Amélie et Yann, pointe de regret de Ben. Mais il est déjà bien occupé avec Valentine…
Dialogue :
– Vous êtes sur le répondeur de Valentine Tinette. Je ne suis pas joignable pour l’instant. Laissez moi votre nom et numéro de téléphone et je vous rappellerai dès que possible.
– Salut poupée ! C’est Ben. Un de chute. Gaello. Je vais sur les lieux. Je passe quand je peux mais ça risque d’être tard. Si tu décides de faire sans moi, je ne me vexerai pas.
– Vous êtes bien sur le répondeur de Ben. Laissez un message après le bip. Merci !
– Salut flic ! Passe quand tu veux. Si je ne suis plus au troquet, je serai chez moi.
Quand il arrive au troquet, Valentine est encore là qui joue au 421 avec deux habitués. Ben se joint à eux mais le cœur n’y est pas. Elle boude un peu :
– Tu aurais pu me dire où te retrouver. Les photos de la mort de Gaello en exclusivité.
– Tiens ! J’ai pensé à toi ; quelques photos pour toi avec mon Palm.
Il lui raconte rapidement ce qu’ils ont trouvé et omet juste de lui parler de la marque au cou. Elle s’éclipse quelques minutes pour téléphoner un article à son journal. Elle leur fait suivre les photos de Ben. Une exclusivité pareille, cela ne se rate pas.
Ils se dépêchent d’avaler un dernier kir et de prendre congé. Il est tard et ils ont très envie de se retrouver seuls. Il est évident pour tous les deux, même s’ils ne se sont encore rien dit là-dessus, qu’ils souhaitent réactiver leur aventure récente. Ben ne pourrait expliquer comment une liaison si prometteuse a pu passer en mode veille… Il était une fois une journaliste et un flic qui s’aimaient d’amour tendre. Pourquoi lui a-t-il caché l’identité de Gad ? Pourquoi ne lui a-t-il pas parlé de la blessure au cou ? Pourquoi ne peuvent-ils pas se faire vraiment confiance ? Une histoire d’amour entre un flic et une journaliste. Ce n’est pas vraiment convenable ! Un ex-flic et une journaliste ? Pourquoi pas, se dit Ben.
Ils n’ont qu’à traverser la rue pour rejoindre l’immeuble un peu vétuste de Valentine. L’entrée est sale, taguée. L’ascenseur qui ne monte qu’au cinquième est vieux et semble prêt à rendre l’âme. Ensuite, il faut emprunter plusieurs escaliers étroits et crasseux pour atteindre au bout d’un couloir, le septième étage et le studio de Valentine. Comment une des plus brillantes journalistes de Paris peut-elle habiter ce taudis ? Valentine ne comprend pas la question. Elle aime le quartier, elle adore l’immeuble et ses habitants, surtout ceux des deux derniers étages sans ascenseur. Elle est heureuse ici. Elle a trouvé sa place parmi quelques vieux en fin de course, deux étudiants marocains, un philosophe qui travaille au BHV, un couple d’homos qui tiennent la librairie minuscule du bout de la rue, une call girl plus très jeune qui racole sur Internet, un postier et sa jolie épouse roumaine, et un chômeur longue durée qui arrondit ses fins de mois comme homme à tout faire de l’immeuble (peinture, plomberie, électricité, baby-sitting, courses, etc.).
Ben redécouvre le parcours excitant du troquet jusqu’au lit de la jeune femme. D’abord, devant les kirs, quelques regards complices. Puis, la main qui n’ose pas prendre celle de l’autre en traversant la rue, des mains qui s’effleurent maladroitement. Profitant de l’étroitesse de l’ascenseur, les frôlements provoqués, préliminaires. Enfin, l’escalier et les fesses de Valentine qui ouvrent le chemin, au point que Ben ne sait plus si son souffle qui s’accélère vient des étages ou de son excitation.
En ouvrant la porte, elle a une seconde de surprise, d’hésitation. Le flic a déjà la main sur son 38. Les motards l’auraient précédé ici ? Comment pourraient-ils savoir ? Ils en ont cette fois après Valentine qui suit la même enquête ? La jeune femme lui demande de l’attendre devant l’entrée et s’engage avec précaution dans l’appartement. Bien sûr, Ben est dans son sillage. Le couloir est faiblement éclairé par une lumière tamisée qui vient de la seule pièce. Quelques pas encore et ils découvrent deux intrus plongés dans une baise besogneuse, sous la grande baie vitrée. Ben, pas voyeur, n’a fait que les entrevoir dans une position de missionnaire sans fioriture avant de détourner les yeux. La femme serre ses jambes sur le dos de son partenaire qui s’affaire ; de la bonne baise sérieuse, consciencieuse, limite laborieuse.
Rassuré, le flic recule de deux pas. Valentine dit au couple deux mots en allemand que Ben ne comprend pas. Elle passe prendre deux verres et la bouteille de whisky dans le coin cuisine puis pousse Ben vers la salle de bain. Elle explique :
– C’est mon petit frère. Une mauvaise passe, chômage. Il squatte chez un copain et il n’a pas d’endroit pour traiter ses conquêtes. Il les emmène chez moi. Je lui ai demandé de finir son petit commerce et de dégager.
Assis sur le bord de la baignoire, ils se servent à boire et se regardent un peu gênés. Dans la chambre, le couple n’est pas bruyant mais Ben ne peut s’empêcher d’entendre le bruit du lit, les râles étouffés. Il peut suivre la progression des ébats. Il prend la main de Valentine. Ils se caressent quelques instants, s’embrassent maladroitement mais le cœur n’y est pas. Ils n’ont pas envie de faire l’amour dans la salle de bain, assiégés par des sous-vêtements de la jeune femme, des produits de beauté en tous genres, des boîtes de médicaments, de la cire à épiler, de tasses sales. Ben entre de plain-pied dans l’intimité peu romantique de la jeune femme.
Le jeune frère s’éternise. Valentine lance un regard d’excuse à Ben. Celui-ci se dit que quitte à prolonger cette attente, ils pourraient en profiter pour discuter de l’enquête :
– Ta visite à Espaces ?
– Ils sont super sympas dans cette boîte. J’ai le ticket avec le petit roux qui bosse à l’accueil. J’ai pu fouiller leur système. Je t’ai aperçu quand tu es passé. J’étais sur un PC au fond de la salle, un peu cachée par des armoires. Tu m’as vue ?
– Non je me demandais où tu étais passée. Tu débarques et ils te laissent fouiner aussi facilement que ça ?
– J’ai trouvé un pont. Blad, le directeur d’Espaces, milite chez les Verts comme un de mes anciens amours. Ils sont potes. Ça a suffi. Il me fait maintenant totalement confiance et j’ai accès à tout. Je dois juste avoir son accord avant de publier quoi que ce soit, sur ce que je trouve à Espaces.
– Il croit vraiment que tu lui demanderas sa permission ?
– Il est assez naïf pour croire ça et je l’ai trouvé assez sympa pour ne pas l’entuber… dans la mesure du raisonnable.
– Alors ?
– Alors mon pote, ça vaut le déplacement. Samir est sans doute l’auteur des pages sur l’Hirondelle de la guerre. Il a entassé une documentation étonnante sur la Maison d’enfants et surtout sur Roger Hagnauer. Il est passionné par le mouvement syndicaliste libertaire de cette époque-là.
– Historien ?
– Non. C’est le bordel dans sa doc. Je dirais plutôt fasciné par les idées d’Hagnauer et la vie du couple. Il a réuni des tas d’infos et de liens sur les mouvements fascistes. Mais là c’est différent, très ciblé, comme s’il faisait une enquête sur des seconds couteaux. Il a un dossier très complet sur Lardot. Instructif. Lardot aurait fait des études de commerce dans une université de l’Opus Dei. Il a eu des contacts avec des groupuscules fascisants européens, notamment au Portugal et il est impliqué dans un club très influent, Droite Toute, qui réunit des financiers, des économistes, des politiciens très conservateurs, tous des proches de l’extrême droite.
– Les liens brisés ?
– Tout ça est sûrement très lié. Je crois que j’ai retrouvé des pages qui correspondaient aux vrais liens brisés. C’est les pages cryptées dont je t’ai parlé.
– Envoie-les nous. Je peux mettre nos spécialistes dessus.
– OK.
– La DST a débarqué dans notre enquête.
– Merde ! Tu m’étonnes. Dans ses notes, Samir mentionne pas mal de monde ; un plein de cadres de l’UMP appartiendraient à Droite Toute, dans le club, pas mal d’amis du ministre de l’intérieur. Si l’enquête s’approche trop de Lardot, ils vont mal dormir et ils vont te le faire payer.
– Tu crois que les Clebs ont été manipulés pour déstabiliser Lardot ?
– Possible. Et par ricochet, ça peut atteindre des gens très haut ce qui explique l’intérêt de la DST.
– Tu as regardé le compte de Gad ?
– Tous ses fichiers ont été détruits y compris les sauvegardes. Quelqu’un a fait le ménage.
En contrepartie, Ben lui raconte en détail son après-midi ; ils reviennent sur la séquence avec les loubards :
– Portaient-ils des insignes particuliers ?
– Tout s’est passé très vite. Ils étaient en cuir et casque et je n’ai pas vu grand-chose. Mais j’ai gardé comme une impression. Ils me rappellent ces skins qui font le coup de poing aux matchs du PSG, des fachos. Ils avaient peut-être des insignes fascistes, des croix gammées… Je ne suis pas certain.
– Sympa.
Ils en sont là quand ils entendent la porte se fermer doucement. Presque au même instant, le portable de Ben sonne. Il regarde l’écran : le juge Kafé. Il se dit qu’il n’est pas indispensable de répondre tout de suite et sourit à Valentine :
– J’ai eu une dure journée. Je rêve d’un lit douillet.
– Un petit câlin vite fait et une bonne nuit dans mes bras ? propose-t-elle.
– Pas trop bâclé quand même le câlin.
Du latin manus… C’est la fin du mot qui nargue les étymologistes qui n’y reconnaissent pas le « pul » de pulsion et d’impulsion, ce qui est frustrant. Que fait donc cette main qui semble « puler » ?
En espagnol, manipulación est un terme d’alchimie, puis de métallurgie par une suite logique, désignant donc une manœuvre complexe mais aussi, alchimie oblige, assez secrète, occulte, réservée aux initiés.
Le mot latin ne signifiait que la poignée de céréales, prise et serrée par le moissonneur de la main gauche, pour la couper d’un coup de faucille de la droite. Il y a là une image redoutable. Je t’attrape de la main gauche et je te coupe la tête ou autre chose, de ma main droite. Ce serait la manœuvre élémentaire du manipulateur.
Sujet redoutable, la manipulation !
Le mot de la fin, Alain Rey, France Inter, 18 juin 2004
Le lendemain matin, c’est au siège social de Welm que Ben interroge Pierric Lardot. Il a fallu passer les barrages successifs de son attaché de communication, de son assistante et enfin de sa secrétaire, avant d’arracher un rendez-vous. La courtoisie ne suffisant pas, il a dû agiter la menace d’une convocation à la PJ.
Les bureaux de Welm n’ont rien d’exceptionnel. Une société high-tech parmi d’autres, juste une start-up qui a réussi. La secrétaire de l’accueil a envie de parler et elle a le temps de lui décrire l’ambiance de la société pendant les quelques minutes d’attente, avant qu’une autre secrétaire n’arrive pour le conduire au bureau du PDG.
Résumé :
– Côté cour : Parmi les meilleurs techniciens du domaine. Des modes de production de logiciels artisanaux encourageant la créativité, l’originalité au lieu des ateliers de production, carcans rigides et castrateurs si populaires dans l’industrie. La possibilité grâce aux stock options de toucher le jack pot et une poignée de cadres qui paient l’impôt de solidarité sur la fortune.
– Côté jardin : Des salaires plus bas qu’ailleurs, des employés pressurés jusqu’aux limites avant d’être jetés quand ils craquent, un syndicat maison contrôlé par la direction, des temps de travail que l’on doit exploser pour éviter la porte. On vieillit mal à Welm dans l’esclavagisme d’une promesse de richesse qui ne viendra jamais. Et c’est encore pire de l’autre côté de l’Atlantique.
Ben n’apprend rien. Depuis la manipulation, les journaux parlent beaucoup de Welm et des employés se sont déjà largement épanchés dans des interviews venimeuses.
Flash back sur une réunion à la PJ. L’exposé de Carole résume Lardot. Famille bourgeoise, études dans les meilleures écoles, flirts avec les milieux d’extrême droite, premier travail chez Andersen Consulting, mariage mondain, activisme dans les milieux catholi-ques intégristes, passage chez Microsoft, puis l’aventure de Welm. Photos sur un écran de PC. Lardot est ce gros type à la longue barbe mal taillée. Vidéo d’un congrès de capital risqueurs. Un présentateur introduit Lardot. L’écran est minuscule, les couleurs sont pathétiques mais on peut sentir une force physique, une conviction fanatique, se dégager de Lardot. Malgré la mauvaise qualité de l’image, on devine la clarté du regard, la démesure des ambitions, l’intensité des rêves. Le corps du gros danse sur l’estrade, arrive à convaincre.
Carole surprend Ben en déclarant :
– Ce type a du charme.
Ce n’est pas l’avis de Ben qui ne voit à l’écran que l’inélégance de l’obèse, la laideur de son costume noir, la noirceur de son âme.
– Il ne s’en cache même pas. C’est un intégriste pur et dur, un facho qui pue la haine. Ça commence par la famille, les valeurs traditionnelles et ça finit par « mort aux autres ».
Le seul vrai indice contre lui, un coup de téléphone que lui a passé Flora, le soir de son assassinat et que Rodolphe a découvert en épluchant le portable de la morte. Elle a appelé le portable personnel de Lardot vers vingt heures trente. Une communication de vingt-six minutes !
La secrétaire conduit Ben dans le bureau du PDG, soixante mètres carrés, tout un mur vitré donnant sur la Seine, mobilier empire, peintures à l’avenant. Elle lui demande de patienter. Il en profite pour observer la décoration classique du bureau. Il imagine mal Gad dans ce bureau.
Deux petits coups discrets sur la porte pourtant ouverte. Une autre secrétaire entre, plus jeune, plus jolie. Elle s’approche, pose le plateau sur le bureau devant lui. L'odeur du parfum de la jeune femme, peut-être un goût de vanille, se mêle à celui du café. Elle se penche et le regard de Ben suit le début d’un sein, cherche à plonger plus avant. Il suit des yeux ces fesses qui s’éloignent. Avant de franchir la porte, elle se retourne pour vérifier qu’il la mate. Ils se sourient. Quelques secondes de connivence entre un visiteur et une jeune stagiaire qui apporte le café, rien de plus que des regards et des sourires.
Ben a largement le temps de siroter son café avant que Lardot n’arrive. Le PDG de Welm a la même barbe mal taillée que sur les photos, des allures de prophète pas très propre. Cravate et costume sombres, son uniforme est sans goût, sans forme. Il est gras, tout en débordement, mou, visqueux. Des plis de graisse s'étagent le long de son cou et enveloppent sa cravate. De grosses collines déballent par-dessus sa ceinture.
Au bonjour de politesse de Ben, il a répondu par :
– Une des plus belles vues sur Paris.
Le flic, estimant qu’ils ont suffisamment sacrifié à la politesse, décide d’attaquer. Par quoi ? Une inspiration impose le sujet : les brevets. Un soupçon de piste découverte par Valentine dans les fichiers de Samir, la copie du dépôt par Gad d’un brevet sur les Clebs, avant la création de Welm. De tous les sujets que le flic voulait aborder, c’est le premier qui lui vient à l’esprit. Il attaque :
– C’est bien Gad Gaello qui possède le brevet original sur les Clebs ?
Il a décidé d’utiliser la découverte de Valentine au bluff. Lardot déstabilisé bredouille :
– On ne peut pas dire ça... Il faut que je vérifie. C’est possible.
– Vous ne savez pas exactement qui possède le brevet principal pour la technologie de votre société ? Il faut que vous vérifiez ?
– Ce brevet n’est pas si important que ça. Welm possède une douzaine de brevets rien que sur ce sujet.
– Mais Welm ne possède pas le premier, pas celui-là, insiste Ben qui sent qu’il a touché un point sensible.
L’autre ne répond pas. Ben a lu que Welm était en pourparler pour une importante fusion et que les négociations étaient bloquées. Il a senti l’embarras de Lardot sur le sujet du brevet. De là à en déduire… Il tente :
– Vous ne pouvez pas fusionner sans posséder ce brevet. La valorisation de la boîte chute sans la propriété intellectuelle sur le cœur de la techno des Clebs ?
– C’est faux !
– Il serait trop facile de lancer une autre boîte avec la même techno. Je me trompe ?
Ben a le plaisir de voir le regard de Lardot se durcir, ses mains se crisper. Le PDG finit par répondre :
– Vous simplifiez trop.
– Votre alibi pour la nuit de la mort de Flora et Gad ? questionne Ben en changeant de cap.
– J’ai passé la nuit chez moi, seul.
– Vous n’avez bien sûr aucun moyen de prouver que vous y étiez ?
– Non. Je n’en vois aucun.
Ben essaie un autre angle d’attaque :
– Que vous a dit Flora Mars au téléphone le soir, juste avant sa mort ? Et je veux des réponses, pas des faux-fuyants, sinon je vous coffre pour obstruction à la justice.
– Rien. Je ne connais pas Flora Mars.
Lardot n’a pas hésité. Il s’attendait à la question. Ben poursuit :
– Vous lui parlez pendant vingt-six minutes au téléphone et vous ne la connaissez pas.
– Une femme m’a appelé ce soir-là. Il se pourrait qu’elle ait dit s’appeler Mars, je n’ai pas noté son nom. Elle m’a fait du chantage sur une manipulation des Clebs qu’elle se proposait d’empêcher contre de l’argent. J’ai refusé.
– Pourquoi ?
– Par principe. On ne négocie pas avec des maîtres chanteurs.
– Donc vous avez passé vingt-six minutes à ne pas négocier. C’est long vingt-six minutes !
– Je voulais savoir de quelles informations elle disposait, ce qu’elle savait des Clebs.
– Vous avez ensuite signalé cet appel à un de vos collaborateurs ? À l’avocat de Welm ?
– Non. Je n’ai pas jugé cet appel assez sérieux.
– Et vous n’avez pas noté le nom de la personne qui vous appelait ? Léger, Monsieur Lardot.
Une des rares preuves de Ben. Pas très efficace. Lardot devait s’y attendre. Il n’a pas bronché. Ben regrette de ne pas avoir plus poussé l’angle des brevets.
Il essaie autre chose :
– Est-ce que Flora Mars disposait de suffisamment de connaissances techniques pour prendre le contrôle des Clebs ?
– Personne ne peut prendre le contrôle des Clebs !
– Il y a quand même eu manipulation.
– Mes ingénieurs travaillent pour comprendre ce qui s’est passé.
– Est-ce que Flora Mars disposait de suffisamment de connaissances techniques… qui pourraient… aider à expliquer ce qui s’est passé ?
– Elle ne connaissait rien à la technique mais elle avait eu sans doute accès à des informations que je qualifierais de confidentielles.
– Comme quoi ?
– Comme des informations confidentielles.
– Vous avez pris rendez-vous avec elle pour en parler plus précisément ?
– On ne discute pas avec des maîtres chanteurs !
– Ces informations étaient de quelle nature ?
– De nature confidentielle.
Ben réalise qu’il a brûlé sa cartouche pour rien et il décide de sauter à un autre sujet :
– Vos liens avec l’extrême droite ?
– Des histoires de jeunesse.
– Votre appartenance au club Droite Toute.
– Un club de réflexion.
– Un club d’extrême droite ? insiste Ben.
– Un club de réflexion qui invite des ministres comme orateurs, des PDG de grands groupes. Nous parlons surtout d’économie. Nous avons des programmes d’aide à la création d’entreprise, d’enseignement de l’économie.
– Et une réputation sulfureuse d’extrême droite.
– Il n’est pas interdit d’être d’extrême droite que je sache.
– Donc, votre club est d’extrême droite.
– C’est votre classification, pas la mienne.
– C’est ce que disent les journaux et les spécialistes. Libération a récemment publié un article sur le soutien financier de Droite Toute à une dictature d’Asie du Sud-Est.
– Pas de commentaire.
– Votre appartenance à la mouvance catholique intégriste ?
– C’est la vraie tradition catholique.
– Souvent très liée à l’extrême droite ?
– Pas de commentaire.
Ben continue de le harceler de longues minutes, passant d’un sujet à l’autre, revenant sur des sujets déjà abordés. Lardot s’énerve. Il devient de plus en plus rouge, son front se couvre de sueur. Il se ferme. Il a compris que cet entretien était une erreur, qu’il aurait dû en dire encore moins, dû se faire accompagner d’un avocat. Il s’est fait piéger. La police n’était pas supposée en savoir autant.
Quelques secondes de silence et Ben reprend :
– Vous avez un mobile pour tuer Gaello, le brevet. L’enquête s’oriente vers des milieux d’extrême droite et vous appartenez à ces milieux. Madame Mars vous a appelé sur votre portable le soir de sa mort. Et pas de chance, vous n’avez pas d’alibi. Vous pouvez comprendre que j’aie des soupçons ? Que je me sois formé une opinion ?
– J’en ai rien à foutre de votre opinion de petit fouille merde.
– Encore une dans ce genre et je vous coffre pour insulte à officier de police.
– Mon avocat me fera libérer dans l’heure qui suit.
– Et votre arrestation fera la première page des journaux.
Lardot se lève pour indiquer que l’interrogatoire est fini. Il a le plaisir éphémère de décider cette fin mais le sourire de Ben lui fait clairement sentir que, la prochaine fois, ils se retrouveront ailleurs, dans un autre lieu, sur le terrain du flic. Leur première joute se termine sur une large victoire aux points du flic, mais pas de KO.
Ben est maintenant tout à fait convaincu de la culpabilité de Lardot. Coupable de quoi ? D’avoir manipulé les Clebs ? Non. Pas ça. D’être un connard de fasciste ? Sûrement. D’être raciste ? Sans doute. D’avoir pris le contrôle de Welm en écartant violemment Gaello ? Probablement. D’avoir tué Flora et Gad ? Au minimum d’avoir commandité les meurtres…
Ben décide qu’il est temps de mouiller sa juge d’instruction. Il ne lui faut pas longtemps pour rejoindre l’Ile de la Cité, la circulation est étonnement fluide. On le fait entrer sans attendre dans le cabinet de la juge. Laurence Kafé le boude d’abord un peu pour la tenir si peu au courant. Elle lui parle sèchement. Mais peu à peu, elle oublie sa rancune et se passionne pour les derniers sursauts de l’enquête. Il est évident qu’elle aimerait bien se « payer » Lardot. Elle a choisi ce métier pour défendre les opprimés et punir les puissants… La jeune juge se ferait aussi un nom. Un peu de sueur perle sur son front ; avec l’excitation, son visage bronzé a pris une coloration un peu rouge ; ses yeux brillent. Ben la trouve très attirante.
Travaux pratiques : abattre Lardot. Ils doivent reconnaître tous les deux qu’il leur manque des billes pour y arriver. Quand elle le re-conduit à la porte, elle pose sa main sur son bras pour lui répéter qu’il lui faut des résultats très vite. Il n’écoute pas vraiment et concentre son attention sur la chaleur de ce contact. À suivre.
***
Dans une enquête, on peut toujours décréter que les résultats doivent arriver au plus vite mais la réalité est souvent décevante. L’enquête qui avançait jusque-là trop vite au goût de Ben s’est bloquée au point mort.
En arrivant pour dîner chez Valentine, le flic n’a pas grand-chose d’autre à lui raconter que l’interview de Lardot. De son côté, elle a passé une journée assez frustrante à fouiller le Web pour en savoir plus sur les liens du patron de Welm et de l’extrême droite.
Ils ont toute la nuit pour se consoler.
Le téléphone sonne, sonne. Ben a l’impression qu’il vient juste de s’endormir et il refuse de l’entendre. Valentine réussit à capturer le portable qui se cache sous le fatras de vêtements. Elle échange quelques mots, puis avec une grimace lance l’engin à Ben : « C’est Rodolphe ».
Quelques mots de son adjoint suffisent pour le réveiller. Le monde est confronté à une seconde manipulation des Clebs, de bien plus grande ampleur que la première, bien plus sérieuse aussi par son contenu.
Quand il a raccroché, Valentine, encore à moitié endormie, l’interroge :
– Alors ?
– Une deuxième manipulation des Clebs.
– Akeumari !
Ben est déjà devant le PC ; elle le rejoint. Ils interrogent les Clebs. Il tape quelques mots au hasard : « Valentine aime ma pine », puis il clique sur « Interroger les Clebs ». Le moteur retourne des pages sur Lardot. Il essaie autre chose : « Je t’aime Valentine » et il clique sur « Magique ». Une page sur l’extrême droite européenne. Elle lui arrache le clavier et tape à son tour : « Je t’aime ». Pendant les quelques millisecondes qu’ont pris les Clebs pour répondre, elle a glissé une main sur le sexe de Ben et lancé un autre type de manipulation. Il reprend le clavier.
Une page s’affiche lentement, un article de NetNews qui n’a rien à voir avec Ben ou l’amour :
« J’accuse !
Ils arborent l’insigne du MSUF, la roue solaire et le bâton. Leurs drapeaux sont frappés de la croix fléchée. Ce sont des nostalgiques de l’Occident chrétien, des légions nationalistes.
J’accuse Pierric Lardot, le patron de Welm, le maître des Clebs.
C’est avec le soutien de Pierric Lardot que se sont reconstituées les « Phalanges de l’ordre noir ». À leur tête, Antoine Blondin, un ancien du MNR, a la haute main sur tous les trafics qui gangrènent le Val de Seine. Il contrôle les petites bandes fascistes, les raquetteurs de la cité du pont de Sèvres, les Chartreux, la bande des Montalais… Toutes ont fait allégeance. On retrouve encore Lardot à l’origine du club Droite Toute, des capitalistes en quête du contrôle des médias, un club de plus en plus présent sur Internet.
J’accuse Pierric Lardot d’être directement responsable des meurtres de Flora Mars et Gad Gaello.
Lardot veut transformer les Clebs en un outil de propagande. Il a monté l’opération Prométhée, pour se débarrasser de Gaello et de Mars, qui menaçaient ses plans. Prométhée, celui qui enseigne aux hommes toutes les connaissances, Prométhée, la source de la civilisation. Un mythe venu du fond des âges ; il fallait comprendre l’allusion aux Clebs qui devaient propager leur civilisation et apporter la connaissance au monde.
Dans le milieu des affaires, on a l’habitude de s’assassiner à coup d’OPA, de retournement d’alliance, de procès, de dossiers discrètement filtrés au fisc ou à la presse, de petites phrases assassines. Plus rarement à coup de pistolet ou de couteau. Lardot a franchi le pas. Il a fait assassiner Flora Mars et Gad Gaello.
J’accuse Pierric Lardot !
Gad Gaello a touché les limites de la puissance de la science et a refusé ce pouvoir absolu. Il a choisi son destin.
Flora Mars, comme l’autre Hirondelle, s’est battue contre le mal absolu, pour empêcher la Pieuvre Noire de conquérir le monde.
Gad et Flora. Leur rencontre était écrite car les combats se sont déplacés sur le front de la technologie. Elle a su le convaincre que derrière les Clebs se profilaient l’ombre de multinationales arrogantes, le spectre des dangereux amis de Pierric Lardot, qu’à travers ces clones se jouaient les futurs du Web. Les fascistes voulaient s’emparer du Web. Les anarchistes se sont relevés pour les en empêcher. Le vieux combat revient au goût du jour.
Flora et Gad sont morts, sacrifiés pour une victoire, assassinés par Blondel et ses phalanges, par Pierric Lardot lui-même peut-être. Ils étaient devenus la cible de « Prométhée ». Ils ont accepté. Ils ont déjà été vengés car le capitalisme noir a perdu.
Les Clebs ont rejoint le camp de l’anarchie. Ni Dieu ni maître ! Telle est désormais leur devise. »
Gad Gaello ? interroge Valentine. Ben lui explique rapidement. Le clochard était un ancien millionnaire, un patron de start-up déchu, l’inventeur des Clebs. Valentine accuse le coup. Elle avait trouvé, dans un fichier à Espaces, la copie d’un article de presse sur Gaello et n’avait pas su faire le lien. Elle en veut à Ben. Elle comprend. Leurs rapports ne seront jamais simples.
Ben reste perplexe. Le style est étonnant pour NetNews, comme cette référence à la Pieuvre Noire, dans un journal du Web plutôt orienté nouvelles technologies et finances ? Et cette conclusion sur « Ni Dieu ni maître », surprenant ! Au lieu de faits, une thèse. En place d’une impartialité au moins affichée, une prise de position assez extrême. Ce n’est pas le ton habituel de NetNews. Un tract anarchiste ? Il relit la page ; quelque chose ne va pas. C’est Valentine qui trouve l’explication :
– Regarde! L’adresse de la page. Elle est hébergée à Ouvaton. Ce n’est pas un article de NetNews. On manipule à tous les étages.
Quelques minutes à surfer le Web. Valentine qui fouillait dans son Palm découvre ce qu’elle y cherchait :
– Prométhée. Tu te rappelles ? C’était un des liens cassés. Une page renvoyait à « Prométhée ». Rien au bout. Il y avait un autre lien sur Ouvaton avec « Droite Toute » comme nom de fichier, cassé pareil. Je me rappelle avoir essayé de retrouver la page sur les archives de l’Internet. Elle n’y était pas. Elle vient d’apparaître.
Au départ officine d’extrême droite aussi connue sous le nom de « Combat pour l’Ordre et les Traditions », Droite Toute a été lancée au Portugal durant les dernières années du régime fasciste d’Antonio Salazar. Elle était alors dirigée par un français, Yvon Gillier (alias Gilles Yvons), un fanatique, ancien barbouze national catholique de l’OAS (Organisation Armée Secrète, qui s’opposait à l’indépendance de l’Algérie). Droite Toute cultivait des liens étroits avec la police politique portugaise, des groupes néofascistes internationaux et des services secrets nord-américains. Ce sont des membres de Droite Toute qui ont, les premiers, proposé la « Stratégie de la conquête des médias ».
On peut lire dans un texte de Gillier datant de 1964 : « La première phase de notre activité politique consiste à prendre le contrôle des médias. Deux formes de moyens peuvent nous permettre d’atteindre notre but : les moyens financiers (l’achat des cibles par des sociétés détenues majoritairement par la cause) et les moyens violents (allant jusqu’à l’élimination physique). La destruction de l’État démocratique doit s’opérer autant que possible sous le couvert d’activités communistes (anarchistes ou autres)... Ensuite, nous devons utiliser les médias pour travailler l’opinion publique, proposer une solution et faire apparaître clairement l’impuissance de l’appareil légal existant. Cela suppose donc au préalable une phase d’infiltration, de récolte des informations et de pression sur les organes vitaux de l’État par le biais de nos cadres. La pression psychologique sur nos amis et nos ennemis doit être telle qu’un courant de sympathie se forme à l’égard de notre organe politique et que l’opinion publique soit manipulée par les médias de manière à ce qu’on nous présente comme le seul instrument capable de sauver la Nation. Il est évident que nous devons disposer de moyens financiers considérables pour pouvoir exercer de telles activités et que ces moyens financiers doivent être, de manière prioritaire, utilisés pour contrôler les médias. »
Bien implanté dans plusieurs pays d’Europe, notamment en Europe du Sud (Portugal, Italie, Espagne) et en Belgique (par des anciens de la Ligue mondiale anticommuniste – la WACL), le club Droite Toute s’est développé d’abord autour de la presse écrite, puis de la télévision. Des liens avec des empires comme ceux de Hersant et Berlusconi se sont rapidement développés.
Plus récemment, Droite Toute s’est tourné vers l’Internet. Le club contrôlerait de dix à quinze pour cent du capital de Google. La prise de contrôle complète de Welm par Droite Toute serait à mettre au crédit du PDG de la société, Pierric Lardot. Lardot partage les croyances du club, dont il est un membre influent. Il est surprenant que personne n’ait relevé que le dirigeant d’un des moteurs de recherche les plus importants (troisième ou quatrième suivant les classements, mais gagnant sans cesse des parts de marché) appartenait à un tel groupe. Où est l’impartialité ?
Un film réalisé par Victor Vicas sur La Maison d’enfants.
Au générique du film, Victor Vicas, Norman Borisoff, Jean-George Auriol et Madeleine Carroll sont des figures des années 40-50.
Madeleine Carrol, une vraie star d'Hollywood, a tourné notamment Les 39 marches d’Hitchcock.
Victor Vicas réalisa des films aux États-Unis et en Israël dans le début des années 50, particulièrement présent me semble-t-il dans les Archives Spielberg et des séries en France dans les années 70, Les Brigades du Tigre, etc. Jean-George Auriol est le rédacteur en chef de La Revue du cinéma et Norman Borisoff a écrit de nombreux scripts de films et de séries aux États-Unis et en Angleterre, genre Roger Moore dans The Saint.
La biographie de Vicas est disponible au Centre Français des Archives Juives.
Valentine s’est rappropriée le clavier. Ben passe derrière elle et glisse ses mains sous la grande chemise que la jeune femme a enfilée en guise de pyjama. Pilotés par Valentine, ils surfent maintenant les journaux du Web, un avant goût de ce que sera la presse du matin. Les gros titres parlent tous de l’affaire : – Manipulation d’Internet – Les Clebs, Interdiction ? – Pour ou contre l’interdiction ? – Plus d’avenir pour Welm – À Droite Toute ! – Internet Fasciste – Extrême Net.
La presse de l’Internet se déchaîne contre Lardot et Droite Toute. Avec les journaux du matin, la presse traditionnelle lui emboîtera le pas. L’affaire déjà politisée après la première manipulation, va exploser sur la scène politique et les pressions sur l’enquête vont atteindre une force cyclonique.
Ben sait à quoi s’attendre. On connaît la méthode du ministre de l’Intérieur : agir vite et fort, n’importe quoi mais vite et fort. Avec ses amitiés d’extrême droite, il va devoir agir encore plus fort, pour se dédouaner. Comment ? Des rumeurs couraient déjà hier en fin d’après-midi : son cabinet essaierait d’obtenir de la petite juge, la mise en examen de Lardot. Ils voudraient faire donner la troupe sur Ouvaton au mépris de la loi : perquisition et mise en examen si l’hébergeur refuse de collaborer. Il leur faudra des images pour le Vingt heures. N’importe quoi. Ils peuvent exiger que Welm rappelle ses Clebs – Ben n’est pas sûr que cela soit techniquement jouable. Le dircab prépare une proposition de loi pour réglementer cette nouvelle génération de moteurs de recherche. Les interdire ? Cela va faire rigoler tout le monde. Que peuvent-il faire d’autre ? Le ministre peut faire retirer l’enquête à Ben.
Ben rappelle Carole. Ils n’ont pas grand-chose à se dire, ils subissent les événements.
Quand il raccroche, Valentine s’est déjà débarrassée de sa chemise et l’attend sur le lit, les bras en croix.
Quand Ben arrive au bureau, les autres sont déjà là à bosser sur la seconde manipulation. Yann vérifie l’hébergement des nouvelles pages anormalement propulsées au panthéon des réponses des Clebs. Carole s’efforce toujours de profiler les rédacteurs de ses pages. Ils sont très occupés et Ben se sent un peu inutile.
Résumé :
Hébergement par Yann : La plupart des pages sont chez Ouvaton. Les ingénieurs de la coopérative, devenus plus coopératifs, n’arrivent pas à comprendre comment elles ont été rétablies. Ils ne trouvent aucune trace dans les connexions à leurs serveurs. D’autres pages sont chez des hébergeurs gratuits comme Yahoo ou Free.
Profilage par Carole : Le rédacteur de la plupart des pages est le profil B de la première manipulation, donc, sans doute Samir. Présence aussi mais en plus faible nombre de pages du profil À, celui attribué à Gad. Des pages qu’il pourrait avoir écrites avant sa mort. D’autres pages plus techniques, plus politiques, qui semblent avoir été copiées sur des sites anarchistes.
Ben cherche à joindre le juge Kafé pour discuter de la mise en examen de Lardot. Il préfèrerait que la demande vienne d’elle plutôt que du cabinet du ministère de l’Intérieur. Comme il est tôt, il l’appelle chez elle. Pas de réponse. La petite juge découche ? Il appelle à son bureau et elle n’est pas là non plus. Il laisse un message sur le répondeur de sa secrétaire.
Ben en a assez de tourner en rond, il part faire un tour à la péniche. Les habitants de la Maison d’enfants lui sont vraiment sympathiques et il est aussi de plus en plus convaincu que la solution de son enquête se trouve sur les quais de la Seine. Surtout, il aimerait bien enfin parler avec Jag.
Il gare sa moto un peu au-dessus du chemin de halage. Il s’est engagé dans les quelques marches qui descendent vers la Seine quand il entend des bruits de lutte et un appel à l’aide. Il se précipite. Deux péniches avant la Maison d’enfants, un type en uniforme est en train de se faire tabasser par trois voyous. Ben a, en un éclair, analysé la scène. La jeune victime, un postier d’après son costume, est allongée par terre, probablement assommée par la barre de fer que tient un des agresseurs. Les trois voyous, qui pourraient être les motards qui ont cherché à intimider Ben la veille, le bourrent de coups de pieds.
Le flic sait que si on réfléchit trop, on finit par céder à la peur. Alors, il charge sans hésiter les trois voyous, à main nue. Il a eu à peine une seconde pour regretter d’avoir oublié son revolver dans le tiroir de son bureau et pour se dire que c’est sans doute mieux ainsi.
Il bénéficie d’abord de l’effet de surprise. Il allonge un des trois agresseurs d’un direct à la mâchoire et arrive à arracher à un second sa barre de fer qui tombe dans la rivière. Dans un film ou un roman, ses trois adversaires se laisseraient gentiment massacrer sans réagir. Dans la réalité, cela se passe rarement comme cela. Les deux loubards encore en piste savent se battre et ils font rapidement basculer le combat de leur côté. Tout se passe très vite. Un coup de barre de fer qu’il n’arrive qu’en partie à parer avec un bras, l’assomme à moitié, quelques coups de pieds l’achèvent.
Il a perdu la notion du temps quand le blond qui lui faisait le plus mal avec ses bottes à bout de fer, s’arrête de taper. Pourquoi ? La curiosité est la plus forte et Ben arrive à ouvrir un œil. Un grand type, musclé, armé d’une batte de baseball, a surgi, qui défie les deux voyous encore en course. Ben comprend qu’il vient enfin de rencontrer Jag et tombe dans les pommes.
Quand il se réveille, la victoire a changé de camp. Le méchant blond sérieusement calmé, se tient le ventre en grimaçant. Le motard brun, assis par terre, est surtout occupé à se faire oublier. Quand au crâne rasé mis hors service par Ben, il se remet à peine de son KO. Jag a le portable de Ben à la main et quand il voit que le flic a les yeux ouverts, il explique :
– J’ai appelé le SAMU.
La situation bascule à nouveau avec l’arrivée du chef des motards. L’arme qu’il tient à la main suffit à faire taire les velléités de Jag. Malgré la visière baissée du casque, Ben devine les yeux fixés sur la sacoche du postier. Le voyou relève sa visière du canon de son revolver, puis le pointe vers Jag qui s’est rapproché de la sacoche comme pour la protéger. On sent le motard prêt à tirer mais la sirène d’une voiture de police qui se rapproche le fait changer d’avis. Il donne l’ordre à ses troupes de lever le camp. L’horrible blondinet en profite pour balancer deux méchants coups de pied à Ben encore à terre, tout en restant prudemment à l’écart de Jag.
Les affreux ont disparu quand le flic retombe dans les vapes. Un bon moment plus tard, il est réveillé par le parfum – Noa sans doute – d’une infirmière du SAMU. Il aperçoit un peu plus loin un médecin en train de prodiguer les premiers soins au postier. Le pauvre gars est bien abîmé. Deux côtes cassées, un beau traumatisme crânien, une plaie ouverte énorme à la jambe, plusieurs fractures de la main, liste non exhaustive. Deux mois d’arrêt de travail au moins selon l’évaluation à la louche du médecin, sûrement plus. Quand c’est au tour de Ben, le médecin est presque déçu. Rien de sérieux, quelques blessures sans gravité et de nombreuses contusions. Il insiste quand même pour que le flic passe à l’hôpital pour des radios.
Une silhouette. Une lettre. Ben se rappelle le brouillard. Il voit une silhouette dans de la ouate, une silhouette qui se penche sur la sacoche du postier, une silhouette de dos. Cela ne peut être que Jag. Une silhouette. Une lettre. Jag en train de fouiller la sacoche du postier, d’en sortir une lettre qu’il glisse dans sa poche. Ben l’a vu empocher cette lettre, mais sa tête tourne et il n’est pas complètement sûr.
Jag revient avec Alfred Lapierre qui propose des bières. Le médecin désapprouve.
Une lettre ? Flora a posté une lettre le soir de sa mort. C’est cette lettre ? Une lettre pour son père ? Une lettre pour Jag ? Les loubards étaient là pour récupérer cette lettre ? Qu’y avait-il dans la lettre ? Des informations sur les Clebs ? Des accusations sur les liens de Lardot avec l’extrême droite ? Les secrets de Welm ? Cette lettre, Jag l’a récupérée. Ben ne pense pas qu’il ait eu le temps de la lire. Il va la garder ? La donner au père de Flora ? Il l’a déjà donnée ? Cette lettre va-t-elle précipiter l’histoire ? Comme s’il était besoin de précipiter une enquête qui évolue déjà bien vite au goût de Ben. Il décide de ne pas parler de la lettre aux flics locaux arrivés sur les lieux. C’est envers Jag qu’il a une dette, pas envers eux.
Le SAMU, les pompiers, la police, les voisins qui passent aux nouvelles. Cela fait du monde. Ce n’est pas idéal pour causer avec Jag ou le vieux. Ben se dit que ce n’est pas près de se calmer et il décroche.
Direction le bureau. Il a mal partout et le parcours en moto n’arrange pas les choses. Ses visites à la péniche ont une tendance nette à tourner en catastrophes. Une note de Tordjman lui apprend que l’on parle de plus en plus sérieusement de lui retirer l’affaire. Carole a posé le numéro tout frais du Monde sur son bureau. Le journal glorifie Flora, héroïne sacrifiée du combat contre l’extrême droite. Changement radical de ligne éditoriale, Le Monde, hier encore, s’était plutôt rangé parmi les défenseurs de Welm et de Lardot. Leur éditorial s’insurge devant les dérives des Clebs et leur manipulation possible par des mouvements fascistes. Un article en quatrième page apprend que le département d’État américain et l’Union européenne s’apprêtent à interdire les Clebs.
Déprime de Ben. Tout va trop vite ! Il aimerait se coucher et dormir. Il va pêcher sa réserve de whisky dans un tiroir et s’offre un gros baby dans une tasse à café sale. Carole qui est venue aux nouvelles se sert à son tour. Il lui raconte la baston. Elle passe derrière lui et commence à lui masser le cou et la tête, très doucement, tendrement.
Après plusieurs minutes, Ben se sent de nouveau capable de réfléchir. Quand il s’est bien détendu, Carole se décide à lui raconter la trouvaille importante de la journée : le témoignage d’un voisin de Flora qui partait en déplacement la nuit des meurtres, un vendeur de machines agricoles. Il ne regarde jamais la télé, ne cause pas à ses voisins et n’a appris le meurtre de Flora que par hasard. Il est venu raconter spontanément ce qu’il a vu de sa fenêtre : un homme entrer dans l’immeuble à trois heures du matin, un type très gros. La description correspond exactement à celle de Pierric Lardot. La preuve qui leur manquait ? Trois heures du matin, l’heure présumée de la mort de Flora. Cela va être coton à expliquer pour Lardot. Le ministère de l’Intérieur est déjà au courant et exige une arrestation immédiate. Pour une fois, Carole est de leur avis.
Ils reprennent tout ce qu’ils savent sur l’enquête, ce qu’ils imaginent. Il faut bien distinguer deux volets : les manipulations et les meurtres de Flora et Gad. Si Gad a pu commettre la première manipulation des Clebs, il était mort pour la seconde. Il a dû transmettre à Samir le moyen de contrôler les Clebs. Gad a payé. La seconde manipulation est sans doute à mettre sur le compte de Samir qui est maintenant recherché par toutes les polices. Ben n’a pas particulièrement envie de le coincer. Pour l’autre pan de l’enquête, les deux meurtres, tout accuse Lardot et Ben ne veut pas louper le responsable de la mort de Flora.
Le téléphone sonne. C’est la juge Kafé, qui a reçu son message. Elle a aussi appris, par sa secrétaire, le tabassage de Ben – les nouvelles circulent vite. Il lui résume ce qui s’est passé et surtout lui parle du nouveau témoin. Elle a surfé sur les pages de la deuxième manipulation qui accusent Lardot. Pour elle, même si elle préfèrerait disposer de plus de preuves, le doute n’existe plus. Les liens de Lardot avec l’extrême droite, le brevet de Gad comme mobile, le coup de téléphone de Flora, le témoin miracle… La décision s’impose ! Mais la petite juge est têtue. L’urgence vient surtout de la pression du ministère de l’Intérieur et elle met un point d’honneur à résister, à ne pas précipiter les choses pour leur faire plaisir. Elle hésite encore et penche pour ordonner un nouvel interrogatoire de Lardot. Carole qui suit la conversation au haut parleur, écrit sur un morceau de papier :
– Un indic de Welm nous a dit que Lardot s’apprête à passer à l’étranger.
Carole a trouvé le bon argument et Ben s’en empare. Il répète la phrase de sa jeune collègue. Il développe les liens politiques de Lardot dans plusieurs pays et explique qu’il pourrait être difficile d’obtenir une extradition. La juge ne se pardonnerait pas d’avoir laissé échapper une si belle prise. Lardot disparu ou le procès de Welm dans un autre pays ? Elle est maintenant convaincue que la mise en examen s’impose. Elle hésite encore quelques secondes puis décide : Je vous faxe la paperasse. Allez-y avec des gants ! Pas de fuite dans la presse pendant vingt-quatre heures si c’est possible. Cela veut dire pas un mot au ministère. J’insiste !
Quand ils ont raccroché, Ben interroge Carole :
– Elle est vraie cette histoire de fuite à l’étranger ?
– Si tu ne veux pas connaître la réponse, ne pose pas la question… Allez chef, tu as besoin d’action et je t’invite à l’arrestation du père de toutes les salopes.
***
Ben et Carole demandent aux policiers qui les accompagnent de les attendre en bas de l’immeuble ; il vaut mieux éviter d’en rajouter dans le triangle d’or du 16e.
Il déteste ce quartier, ces gens qui parlent trop doucement, qui ne vous regardent pas franchement. Ici, la crise économique se résume surtout à la baisse de la bourse ; le quotidien c’est de changer la BMW, de remplacer la femme de ménage, c’est le coût des vacances aux Antilles. Dans ce quartier, on ignore les réveils à l’aube, les métros bondés, la sueur. Carole est jalouse de la propreté des rues, du confort qui transpire des murs de pierre. Elle est jalouse de ces femmes, bien habillées, coiffées, maquillées, reposées, sûres d’elles ; il leur est facile d’être attirantes.
La belle femme un peu fanée qui leur ouvre la porte est effondrée. Elle a appelé la police et vient juste de raccrocher. Elle n’a même pas la force de s’étonner que la police puisse être sur place dans la minute ; elle ne réagit plus. La vue du corps de son mari a ouvert un précipice sous ses pieds qui n’est pas prêt de se refermer. Après la première manipulation des Clebs, Pierric n’était plus le même, irritable encore plus que d’ordinaire, absent même pendant les rares moments qu’il passait chez lui, se débattant dans une crise qui lui échappait. Pourtant, elle était loin d’imaginer ce qui se préparait. Pierric allait perdre de l’argent. Quelle importance ? Ils étaient si riches. Elle n’avait pas prévu que cela allait bouleverser sa petite vie si agréable, si bien réglée. Elle n’imaginait pas qu’il puisse mettre fin à sa vie. Lui, si sûr de lui, lui capable d’être si cruel parfois.
Ce matin encore, elle faisait les magasins avec une amie, inconsciente du cataclysme qui se préparait. Elles ont déjeuné dans un petit bistro près d’Odéon puis elle est rentrée pour découvrir le corps de Pierric. Maintenant, elle est veuve.
Carole et Ben ne peuvent que confirmer le décès, mort d’une balle entrée par la bouche et sortie par l’arrière de la boîte crânienne. Elle essaie de calmer l’épouse, à la limite de l’hystérie pendant qu’il se lance dans une visite discrète de l’appartement.
Yolande Lardot est ridicule avec sa robe fuschia, ses yeux rouges, ses Kleenex, ses reniflements, ses talons aiguilles, son maquillage trop voyant. Elle n’est pas habillée pour une grande scène de désespoir. Elle n’avait pas prévu… Carole regrette la pointe de plaisir qu’elle ressent : on souffre aussi dans les beaux quartiers.
Ben commence par la chambre. Il enfile des gants et inspecte la coiffeuse. Surtout des trucs de femmes, la panoplie de la femme aisée qui se défend contre le temps. La salle de bain et les dressings dénotent la même disproportion. La présence de madame Lardot se manifeste dans tout, celle de Monsieur est discrète.
L’appartement est super luxueux. Il murmure à Carole en passant près d’elle : « C’est trop moche, ici. » Elle avait remarqué. Les tableaux sont laids, et les dorures atroces ! Les meubles horribles. Les rideaux… Cela rappelle à Carole un décor de film, elle a oublié lequel. Une profusion de bibelots, un foisonnement de coussins, de peintures avec des fleurs, des fleurs partout, des fleurs jusque sur le papier peint, des fleurs à en vomir, et des moulures, partout, sur les murs, sur les plafonds, baroques, compliqués. Des couleurs pastel, beaucoup de jaune, du bleu, un peu de vert, des couleurs pâles, molles, et du rose, une profusion de rose. La décoration est à se flinguer. L’appartement vous plonge dans le monde de Yolande Lardot. Carole s’approche de Ben lui glisse à l’oreille : « T’as raison : quel goût de chiottes ! » Le patron conquérant qui vivait ici n’a laissé aucune empreinte, que ce corps sans vie que l’on emportera dans quelques heures. L’appartement est le petit monde médiocre et coûteux de Yolande.
Lardot s’est flingué parce qu’il ne supportait plus la déco ?
Les volets sont grand ouverts. On se suicide dans un soleil joyeux ?
Le corps assis près d’un secrétaire, a gardé toute son obésité dans la mort. Il est habillé de noir, costume noir difforme, cravate noire, lunettes de soleil noires, incongrues, grotesques ! Pour ne pas voir arriver la mort ? Il porte des Nike blanches et des chaussettes de tennis blanches. À la manière de cette secte de San Diego ? Pour rejoindre une soucoupe volante qui passait près de la terre ? Un costume et des Nike ? Saugrenu. Des chaussettes blanches avec un costume sombre. Où Lardot est-t-il allé chercher ça ? Un gros corps répugnant, déplacé dans ce luxe de guimauve. Lardot n’appartenait pas vraiment au monde de cet appartement et sa mort ici, où le goût est si absolument absent, est une faute de goût supplémentaire. Peut-être avait-il besoin de cette dernière image pour se faciliter le renoncement, se forcer à partir.
Carole interroge Yolande :
– Ça lui arrivait souvent de mettre des baskets avec un costume noir ?
– Oui. Pourquoi ? Par contre il devait être très… pour mettre mes chaussettes de tennis.
Ben a un sentiment de gêne. La scène est artificielle, apprêtée. Une mise en scène ? Lardot a voulu envoyer un message ? Lequel ? Pourquoi les lunettes ? Les chaussettes de tennis ? Pourquoi cet appartement qui devait lui être si étranger ? Pourquoi n’avoir pas choisi plutôt son beau bureau au quartier général de Welm ? Ou l’appartement de sa maîtresse dans le Marais ? Pourquoi avoir renoncé à se battre ? Avec les avocats qu’il avait les moyens de se payer, ses chances de s’en tirer étaient importantes. Pourquoi abandonner ? Il savait qu’il avait perdu, que les anars à ses trousses ne le lâcheraient plus.
Carole s’approche et murmure à l’oreille de Ben :
– Suicide, ça me briserait le slip.
Bouffée de fierté pour Ben. Carole est devenue un bon petit flic et son talent en train d’éclore fait plaisir à voir. Elle a raison. Lui non plus ne le sent pas le suicide de Lardot. Elle n’est pas vraiment belle, Carole, pas moche non plus. Elle est très parisienne. Si ce n’est pas un suicide, alors qui ? Yolande Lardot ? Non ! Elle paraît malheureuse. Elle a l’air assez stupide pour regretter vraiment son époux. Il sourit à sa jeune collègue et lui répond :
– Un meurtre bien sûr. On se fait un ciné un de ces soirs ? Tu verrais qui dans le rôle du meurtrier ?
– Les fachos auraient tout dégueulassé. Des copains de Gad plutôt. Des anars ?
Ben se replonge dans ses songes et Carole, portable en main, prend le contrôle de la situation. Elle prévient Tordjman et organise l’arrivée de l’armada : la légiste, les photographes et les autres.
Ben allume discrètement une cigarette. Yolande Lardot est trop abattue pour protester. Il tire sur la « fumétue ». Devant lui, sur le secrétaire, un PC portable est ouvert. L’inspecteur frôle la souris pour faire disparaître l’écran de veille :
Si ce n’est pas un suicide… Vive la mort ? Le meurtrier a signé ? Une manipulation de plus ?
Le texte n’éclaire rien.
Ben tire sur la fumétue. Il faudrait qu’il arrête la cigarette. À la fin de l’enquête ! Il se promet toujours d’arrêter à la fin de l’enquête.
Carole lui glisse à l’oreille :
– Tu ne crois pas que ça pourrait être les anars ?
– Possible mais on n’a même pas le début d’une miette de preuve que Lardot a été assassiné. Les anars dans cette histoire, on en parle mais on ne les voit pas.
– Laisse parler les scientifiques, propose la jeune flic.
– Ne t’inquiète pas. Je te parie que quoi qu’on trouve, l’enquête conclura par un suicide. Ça va arranger trop de gens.
– Et les types qui t’ont démoli ?
– Du petit gibier. Qu’on les coince ou pas, ça change quoi ?
– Samedi soir. Le dernier Spielberg. Çatedi ? propose-t-elle.
Valentine a donné rendez-vous à Ben à Sèvres, au carrefour de la Grande Rue et de la rue de Ville d’Avray. Ils veulent admirer le travail du Collectif Hagnauer, une jeune association qui cherche à perpétuer les idées de Roger Hagnauer. Le collectif a organisé un happening sauvage sur Sèvres.
Elle est venue en train depuis Saint-Lazare et découvre le travail du Collectif à la sortie de la gare. Un petit parking a été transformé en salle d’exposition. Quelques grandes sculptures dans les matériaux les plus divers. Le style rappelle un peu le réalisme soviétique des années cinquante. Une statue domine les autres. C’est Roger à vingt ans, jeune militant anarchiste du Syndicat national des instituteurs, membre récent du Parti. Son visage sévère, austère, n’est pas illuminé par l’espoir, mais semble plutôt tourmenté par les dérives possibles des lendemains qui chantent.
Va pour un Roger communiste, se dit Valentine, à condition d’expliquer le contexte. L’urgence est alors de défendre la révolution et les débats entre autoritaires marxistes et anti-autoritaires bakouninistes passent au second plan.
Dans une autre sculpture, Roger est sous les drapeaux. Il cherche à entraîner la troupe à fraterniser avec des ouvriers allemands. Il est présenté comme un trait d’union entre deux groupes hostiles, des prolétaires français en tenue de soldats et des Allemands en bleus de travail. Sur le socle de la sculpture on peut lire « Soldats ! Si vous avancez dans la Ruhr, pensez que vous êtes destinés à servir d’instrument contre les intérêts du prolétariat d’Allemagne, de France et du monde entier. »
Dans la rue de Ville d’Avray, les membres du Collectif ont choisi de parler des années vingt à travers de grands posters. L’un d’eux présente la couverture du premier numéro de Révolution prolétarienne, la revue de Pierre Monatte. Ça date de quand, cette revue ? Les années 20 ? La campagne anti-trotskiste bat son plein. Les Staliniens font la chasse à tous ceux qui refusent de jouer le jeu de Moscou. Hagnauer et ses amis soutiennent Trotski et vont être exclus du parti.
Un peu plus loin, une autre affiche. Les années ont passé. L’appel de Louis Lecoin « Paix immédiate » demande de refuser la guerre, la seconde. Tentative désespérée, naïve, ambiguë. Valentine se souvient que les Hagnauer ont signé cet appel et qu’ils seront pour cela expulsés de l’Éducation nationale. Cela n’empêchera pas Roger d’être incorporé, envoyé au front, pour finir dans une prison de Mayence comme prisonnier de guerre. C’est ce que raconte une autre affiche dans une biographie rapide de Roger pendant les années de guerre. Son renvoi de l’Éducation nationale, l’armée, la drôle de guerre, la prison, le travail au Secours national, la dénonciation, la clandestinité, la victoire. Quelques années bien denses !
Cette balade à Sèvres ressemble à un parcours historique.
Comme elle est en avance, Valentine décide de faire un détour par le quartier Croix-Bosset avant de rejoindre le centre ville. Bien sûr, le Collectif a dédié Croix-Bosset à la Maison d’enfants de Sèvres.
Des muraux ont surgi partout pendant la nuit. Sur l’un, on peut voir la Maison pendant la guerre, avec sa grande terrasse à colombage. Sur un autre, un gosse au regard perdu porte une étoile jaune sur la poitrine. Un peu partout, tagués à la craie sur tous les bouts de murs disponibles, des adultes le visage couvert d’un masque affichent leur animal totémique : Pingouin, Goéland, Colibri, Hirondelle, Marmotte, les adultes de la maison. Le plus beau mural, sur un mur de l’école, représente une kyrielle d’enfants avec leurs capelines noires dévalant les escaliers Croix-Bosset. Des haut-parleurs diffusent de vieilles rengaines des années quarante, des voix de femmes, aigues, vibrantes, des chorales enfantines.
En arrivant dans Sèvres sur sa moto, Ben a cru reconnaître Pingouin dans les reflets d’une tour miroir. Il ne s’agissait que d’un message de bienvenue pour les Chicago’s boys de Mount Prospect, un truc de jumelage avec une banlieue friquée d’une ville américaine.
Ben et Valentine se retrouvent devant l’agence Brancas. La question qu’ils se posent en silence : « Regarder ensemble des annonces immobilières, est-ce déjà une déclaration d’intention ? » À haute voix, ils choisissent de parler du prix du mètre carré. Pas donné !
Ils sont deux maintenant pour poursuivre la ballade. Près de la mairie, un groupe de rap local essaie de réveiller un public clairsemé de jeunes, un peu déboussolés, amorphes. Leurs chansons racontent l’Hirondelle de la Maison ; c’est peut-être un poème de Gad. Quelques élus sont sortis pour s’associer maladroitement à la fête.
Sur un mur de la mairie, comme une vieille carte postale en noir et blanc, une immense peinture murale montre la Kommandantur, le buste du Maréchal et des Sévriens bien pensants, décorés de la francisque.
Le Collectif a aussi organisé la projection sur grand écran devant le Centre international d’études pédagogiques, du film de Victor Vicas sur la Maison. C’est le moment du film que Valentine préfère, celui où l’on voit un petit enfant juif arriver à la Maison.
La Grande Rue est couverte de tracts. Ben en ramasse un. Il s’agit d’un extrait d’une charte adoptée par la CGT en 1906, la Charte d’Amiens : « Dans l'œuvre revendicative quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs dans la réalisation d'améliorations immédiates telles que la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n'est qu'un côté de l'œuvre du syndicalisme ; il prépare l'émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d'action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance, sera, dans l'avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale. »
1906 ? Anachronisme ? Roger Hagnauer était encore en culotte courte. Valentine explique à Ben :
– Roger a écrit vers 1960 un livre important L’actualité de la Charte d’Amiens, qui insiste sur les acquis et la modernité de cette charte. Après guerre, le bloc CGT, sous tutelle du PC, a commencé à craquer. Grèves trotskistes chez Renault, mouvement chez les cheminots et les postiers…
… Tout ça a conduit la tendance Force ouvrière de la CGT à faire scission en 1947. En écrivant son livre, Hagnauer cherche à enraciner le nouveau syndicat dans la tradition anarcho-syndicaliste... Un peu comme certains mouvements alternatifs aujourd’hui se cherchent des racines.
Sur le toit du centre culturel, une projection en lettre de lumière : « Il n’y a pas si longtemps, vivaient près d’ici, Yvonne Hagnauer « Goéland », éducatrice, fondatrice de la Maison d’enfants de Sèvres, et Roger Hagnauer « Pingouin », anarcho-syndicaliste, cofondateur de la Maison. »
Elle, au cœur d’une révolution de la pédagogie. Lui, au cœur d’une révolution de la politique. Des militants de base parmi tant d’autres, dans la même quête toujours d’actualité.
Ben propose à Valentine de faire un tour à la péniche. Il a été dessaisi de l’enquête. Le côté sulfureux de Lardot, ses relations étroites avec des familiers du pouvoir, inquiétaient. Le dircab du ministère de l’Intérieur voulait que l’affaire soit classée au plus vite. La petite juge et Ben s’acharnaient. Pire ! Ils orientaient l’enquête vers la nébuleuse de sociétés, d’associations et de clubs que contrôlait Lardot. Encore plus risqué, sacrilège pour le pouvoir, ils cherchaient à déterminer si les Clebs avaient servi à propager des opinions d’extrême droite. Comment ? Au profit de qui ? La pression du ministère montait et Ben s’entêtait. La liste des interdits s’allongeait, qui allaient finir par rendre toute enquête impossible, mais il s’acharnait. Alors, ils l’ont remplacé par un commissaire aux ordres, qui s’est empressé de publier une version officielle plus à leur goût :
« Flora Mars, Samir Lafoui et un groupe d’anarchistes détestaient les Clebs. Ils sont arrivés à trouver avec l’aide de Gad Gaello une faille du système. Pierric Lardot, agissant seul, a voulu les arrêter, en tuant Flora et Gad. Il s’est ensuite suicidé. Un mandat d’arrêt international a été lancé à l’encontre de Samir Lafoui. »
Ben a été à deux doigts de démissionner mais il aime trop son métier. Flic. Il ne s’imagine pas autrement. Privé ? Les pressions sont encore plus fortes et le boulot peut vite devenir nauséabond. Sécurité informatique ? Il ferait sûrement plus de blé. Cela l’a tenté. Il a joué avec l’idée, l’a abandonnée. Il est flic et le restera jusqu’à ce qu’on le vire. Cela pourrait arriver plus vite que prévu, grâce à Valentine, car s’il pouvait lire les notes de la jeune journaliste, le brillant dircab en perdrait le sommeil. À partir des fichiers de Gad et Samir, de documents du Web, et avec l’aide d’un jeune hacker qu’elle a rencontré dans une enquête précédente, Valentine est arrivée à montrer comment Droite Toute s’appropriait les moteurs du Web. Elle s’apprête à publier un livre avec lui. Ben n’a pas hésité à l’aider et si cela se sait, cela lui coûtera son poste.
Version officielle : « Lardot, un homme seul, un fou fasciné par le nazisme, un nostalgique de la suprématie blanche, un détraqué qui ne représentait que lui-même. » Une thèse pitoyable, dont Valentine va démontrer l’invraisemblance.
La décision officielle du gouvernement a été l’interdiction des Clebs. Comme ils étaient déjà interdits aux États-Unis et que Welm était en dépôt de bilan, cela ne coûtait pas grand-chose. Plutôt que de remettre en question toute l’industrie des moteurs, le choix politique officieux était d’oublier très vite, d’éviter de comprendre ce qui s’était vraiment passé. Il ne restait plus qu’à classer une affaire bien ficelée et laisser Droite Toute ou d’autres intérêts recommencer dans six mois, dans un an.
C’est compter sans Valentine. Ils ont pu écarter Ben, qui voulait prendre son temps, qui répétait qu’il ne suffisait pas de fermer les yeux pour faire disparaître les risques de manipulation de l’Internet. Mais ils ne pourront pas faire taire Valentine.
Ben aurait aimé rencontrer Samir, dépositaire improbable du secret des Clebs, mais une rumeur le dit parti au loin. Le flic ne croit pas au suicide de Lardot. Il ne croit pas à la pureté de Flora, même si elle est la fille d’Alfred Lapierre. C’est elle qui est allée chercher Gad le soir des meurtres ; elle encore qui a téléphoné à Lardot de son portable ce soir-là. Dans cette affaire, il ne croit plus à rien. Il voudrait comprendre.
Ils arrivent à la péniche.
Alfred les installe sur le pont, côté rivière. Il règne ici le même désordre que partout sur la péniche, des livres, des plantes, des outils, quelques fossiles, des pierres… Le vieux est assis très droit, les genoux légèrement écartés, les mains bien à plat sur les cuisses. Barbe et longs cheveux blancs, chemise blanche, bleu de travail bien usé mais impeccablement propre.
Ben ne sait pas comment gérer la conversation. Le vieux l’impressionne. Il ne sait pas quelles questions poser, ce qu’il cherche. Il laisse le temps du silence, le temps d’entamer sérieusement les Kro, puis se lance :
– Je ne suis plus chargé de l’enquête mais je veux comprendre.
– La connaissance ne mène à rien si elle ne sert pas à construire, répond Alfred.
Ben est furieux de se sentir comme un gamin devant le vieux. Il n’aime pas recevoir de leçons. Est-ce que la connaissance est une fin en soi ? Sujet de philo au baccalauréat. Alfred vient d’un autre monde, d’une autre génération, quand les gens aimaient manier les idées. Le vieux attend. Ici on ne parle pas pour du beurre. Ben essaie :
– Les journaux insultent la vérité.
Les mots ont sonné faux et le vieux ne relève même pas. Le flic essaie de redire la même chose d’une autre façon :
– Il faut que le monde sache la vérité.
– La vérité non plus ne mène à rien si elle ne sert pas à bâtir, répond Alfred.
Après un long silence, Ben propose :
– J’ai besoin de comprendre pour vivre.
Ces derniers mots ont fendu l’air, papillons du soir. Ben les regrette déjà. Il a tout faux, note éliminatoire ; le vieux va le virer. Qu’est-ce qu’Alfred en a à foutre de la vie de Ben. Pourquoi le vieux l’aiderait-il ?
Après un long silence, la voix d’Alfred, presque un murmure, a surpris Ben :
– L’argent a tué Flora.
Alfred a accepté de répondre et en quelques mots, il a planté le décor de l’affaire. Il sacrifie encore au silence, puis poursuit :
– Gad a voulu être riche, puis il a décidé de tout perdre. Il a choisi son destin. Il est monté sur la montagne et il a aiguisé son couteau. Il a accepté de sacrifier son enfant. Il a détourné les Clebs et il savait que, en faisant ça, il les condamnait. Gad est celui qui choisit sa vie, celui qui choisit de sacrifier son enfant pour le faire revivre, celui qui accepte la mort…
… Tu ne comprends ce qui s’est passé que si tu penses à deux moments décisifs. Quand il a perdu le contrôle de Welm et quand il reprend le contrôle des Clebs en les manipulant.
Le vieux a décidé de parler de Gad. Des images défilent devant les yeux de Ben, qui relient des témoignages recueillis dans son enquête.
Le jour où Gad a perdu le contrôle de Welm
Un conseil d’administration extraordinaire a été imposé par Lardot. Les administrateurs et la direction de la société se retrouvent dans la salle du conseil. Que de chemin parcouru depuis les premiers bureaux minuscules ! Les nuits de programmation, les livraisons de pizzas, les combats qui devaient unir. Qu’est devenue la bande du début ? Certains se sont éloignés, l’amitié abîmée par les mille mesquineries du quotidien. D’autres ont disparu, usés par trop de travail, abandonnés quelque part sur le bord de la route parce qu’ils ne suivaient plus.
Lardot, le regard fuyant, le visage très pâle, le cou strié de lignes rouges, essaie de convaincre Gad de partir sans combat. Les autres directeurs assistent muets. Gad parle à voix basse, sans colère :
– Tu es pourri mon pote. Tu trahis ta parole. Tu violes les règles de ta religion.
… Tu es pourri ! Tu as oublié que ce n’était que du fric, que du pouvoir. Tu y accordes trop d’importance, mon pote. Tu adores le veau d’or.
… Non. Pierric. N’essaies pas le coup de la pitié ! Ça ne marche jamais. Tu transpires la peur, la peur d’échouer dans cette transaction qui te ferait si riche.
… Le coup de la pitié ne marche jamais.
Cette scène n’aurait jamais dû avoir lieu mais Lardot l’avait voulu ainsi. Même lui n’avait pas sérieusement prévu que cela serait si simple. Ils s’attendaient tous à un refus, un combat, un marchandage peut-être, le début d’une guerre. Lardot avait affûté ses arguments, préparé ses coups tordus, vérifié la solidité de sa majorité au conseil. Gad depuis des mois se désintéressait de Welm, était rarement présent. Pourtant lui seul avait une vision de la technologie et une majorité de la direction l’aurait suivi s’il s’était battu. Certains se seraient joints à lui parce qu’ils croyaient en sa vision ; d’autres par haine de Lardot, parce qu’ils craignaient de faire partie de la prochaine charrette. Mais Gad a lâché le contrôle de la société, sans même un vrai baroud d’honneur. Il est parti très vite sans assister à la fin du conseil d’administration. Il ne voulait pas se battre pour le contrôle de Welm ; il ne voulait plus diriger les Clebs ; il ne voulait pas non plus casser la belle mécanique en déclarant une guerre de sécession.
Cette réunion, un des anciens directeurs de Welm, un des anciens cadres oubliés sur un bas-côté, l’a racontée à Ben : « Quand je suis rentré chez moi ce soir-là, je me suis saoulé. J’aurais dû poser ma démission. Je regrette de ne pas l’avoir fait, d’être resté. Pourquoi ? J’ai honte d’être resté et ça n’a servi à rien. »
D’autres images. Le naufrage de Gad, sa faillite. Pas de courage autour de lui, pas de solidarité. Au premier grain, les rats quittent le navire. Tout son monde s’effondre comme un château de cartes et Gad s’en moque. Indifférence ! Les comptes vides, les créanciers furieux, les amis qui se détournent, tout cela lui est bien égal. Solitude. Il perd tout sans un regret.
La trahison de Lardot est la graine de haine qui conduira aux meurtres. Gad a refusé de se battre pour défendre son argent et ce refus, dans un monde où l’argent tient lieu de morale, est le blasphème fondateur, le ferment de la rédemption.
Le jour où Gad a pris le contrôle des Clebs
Les dorures de la salle de conseil ont cédé la place aux crépis des murs d’Espaces. C’est le week-end et Gad est seul avec Samir. Personne n’est là pour nous raconter comment cela s’est passé. Gad a expliqué le fonctionnement des Clebs à Samir qui n’a pas tout compris. Puis il lui a donné la clé des mutants, ces mutants des Clebs qui vont envahir le monde, ces clones avec juste une petite faiblesse, une faille minuscule qui les met au service de la vérité.
Ils sont comme deux frères. Le premier doit disparaître pour expier. Ils doivent ensemble mystifier le monde pour le rendre plus libre.
Gad essaie d’expliquer à Samir : « Tu vois une petite manipulation génétique, trois fois rien, une séquence insoupçonnée. Flora avait raison. On peut manipuler les Clebs ; on peut prendre leur contrôle. »
Un monde sans Clebs est un monde plus libre. Et ils rient tous les deux en observant la reproduction de leurs clones à eux. Indiscernables des Clebs officiels, sauf pour eux. Ils sont vite des centaines, des milliers, des millions, qui supplantent peu à peu les Clebs officiels, qui portent en eux leur propre mort.
Samir regarde Gad :
– On y va ? On les libère ?
Ils hésitent. Ils ont fait le mois dernier un petit essai, trop réussi ; des ingénieurs de Welm les ont vite repérés et ils ont dû mettre un terme rapide à l’expérience. Samir redevient sérieux :
– Pierric Lardot te cherche. Tu devrais disparaître. Prends au sérieux la rumeur dont je t’ai parlée, les skins qu’il a lancés après toi.
– Tu m’as expliqué toi-même. Le destin !
– Gad, je ne t’ai jamais dit ça. Tu peux encore échapper.
– S’il m’arrive quelque chose, tu dois finir le travail. Tu dois détruire les Clebs. Quand les Clebs auront été manipulés, les gens en auront peur et ils exigeront leur fin.
Ben sait pour le jour où Gad a perdu le contrôle de Welm. Il ne peut qu’imaginer le jour où Gad a pris le contrôle des Clebs.
Le vieux ouvre trois nouvelles Kro puis se tait encore un long moment. Ben ne s’attend presque plus à ce qu’il parle. C’est Valentine qui n’a encore presque rien dit qui brise le silence :
– L’argent a tué Flora ?
Elle a eu le génie de revenir au point de départ du vieux. Le vieux va répondre mais Ben ne peut s’empêcher d’ajouter :
– Elle est morte parce qu’elle voulait détruire les Clebs ? Parce qu’elle a aidé Gad ? Parce qu’elle l’aimait ?
Alfred s’est renfermé dans son mutisme. Ben hésite puis plusieurs bonnes minutes plus tard, il reprend la phrase de Valentine :
– L’argent a tué Flora ?
Tout le corps du vieux semble acquiescer. Il précise :
– Flora aimait l’argent. Elle aimait trop l’argent et cet amour l’a tuée…
Il continue et il parle lentement, cherchant ses mots, les pesant. Ben et Valentine savent qu’il ne faut pas l’interrompre. Il raconte :
– J’ai aimé Flora comme personne avant elle et je n’aimerai plus personne comme elle. Elle était belle, vivante, intelligente, mais elle n’était pas la sainte qu’ils racontent dans les journaux.
… C’était une vraie nana, qui sentait la sueur quand elle arrivait en joggant, qui attirait les mecs comme des mouches et les jetait comme de vieux kleenex après usage.
… Elle gâchait ses talents dans des conneries.
… Elle comprenait très bien l’histoire mais préférait l’oublier. Elle refusait toute action autre qu’individuelle. On ne peut rien faire seul. Ça revient à nier la politique.
… Quand elle était ado déjà, elle se maquait avec les pires racailles et comme elle ne se laissait pas dominer, ça finissait par des bagarres, des tabassages.
… Elle a fait des études de commerce et j’étais très fier. Quand elle a commencé à bosser dans la finance, c’était au début, pour aider des projets de développement durable, d’économie solidaire.
… Elle s’est prise au jeu et l’argent est devenue son objectif, une finalité puante. Je ne comprends pas pourquoi elle voulait tout ce fric. Elle ne dépensait pas grand-chose pour elle. Elle donnait. Elle gaspillait. Elle stockait. Elle s’en foutait.
… Elle s’est laissée corrompre pour rien…
Après un long silence, le vieux continue :
– Les journaux, comme d’habitude, ne racontent que des conne-ries. Flora n’est pas morte par idéalisme.
… J’aurais même préféré que ce soit par amour.
… Le fric l’a tué.
Le vieux sort d’une poche de son bleu, deux documents bien pliés et les tend à Ben. Le flic les étudie soigneusement. Dans le premier qui est signé, Gad cède à Flora pour un euro tous ses droits sur le brevet des Clebs. Le second est la vente de ces mêmes droits par Flora à Lardot pour six millions d’euros. Le second n’est pas signé.
– On l’a assassinée parce qu’elle jouait un jeu dangereux dans un monde pourri par l’argent. Gad est mort parce qu’il a refusé ce monde-là.
Ben voudrait croire qu’elle n’a pas seulement agi pour l’argent. Cet argent était pour sortir Gad de la cloche, pour créer quelque chose, pas seulement pour le fric. Il aimerait savoir pourquoi, alors que Gad avait signé, il a été tué et la jeune femme aussi. Qu’est-ce qui a foiré ? Peut-être a-t-elle fini par comprendre ce que Lardot ferait des Clebs. Alors, elle a changé d’avis. Elle a refusé de se vendre au diable.
Ben interroge et le vieux répond :
– Ils étaient dans une lettre qu’elle a postée la nuit de sa mort.
… Elle voulait vendre à Lardot ses droits sur le brevet des Clebs que Gad lui cédait. Pour le fric. Pour beaucoup de fric.
… C’était le soir de sa mort. Mais Gad lui a expliqué ce que Lardot voulait faire des Clebs. Il lui a parlé de Droite Toute. Elle aimait le fric mais c’était ma fille. Elle ne pouvait pas accepter ça.
… Alors elle m’a postée la lettre et elle est retournée attendre Lardot. Je la connais. Elle devait surtout penser à lui casser la gueule.
… Elle n’a pas compris que Lardot ne s’intéressait pas au brevet mais à Gad. Il se foutait bien du brevet. Il avait surtout peur du cerveau qui connaissait les secrets des Clebs. Une fois Gad mort, il n’y avait plus de risque. Je suppose qu’il a attendu que Gad sorte de chez elle pour l’assassiner. Quand à Flora, elle en savait trop. Il fallait éliminer un témoin gênant.
Le vieux ne dira plus rien. Quelques Kro plus tard, Valentine et Ben prennent congé. Ils passent devant la gosse qui lit, à la lumière du soleil couchant, au bout de la passerelle de la péniche.
Le front trop large, le regard lumineux, les yeux trop pétillants ; l’intensité de la présence de la petite fille noire, est presque dérangeante. Ben lui présente Valentine. Elle interpelle le flic :
– C’est ta meuf ?
– J’aimerais bien. Demande-lui, répond Ben.
– Vous vivez ensemble ? demande Libellule à Valentine.
– Pas encore mais bientôt.
Juste par sa présence, la petite gamine si extraordinaire a su écarter les nuages de silences qui s’attardaient entre eux. Ils n’ont plus qu’à fixer les détails du déménagement. La main de Valentine rencontre celle de Ben. Pas de silence, pour la gamine :
– Je l’aime bien, ta meuf.
Puis elle se lasse du sujet :
– À la Maison d’enfants, chaque enfant avait son service. Il y avait ceux qui beurraient les tartines, ceux qui ciraient les chaussures, ceux qui travaillaient au potager. Moi j’aurais voulu m’occuper du four à céramique. Il fallait le surveiller pendant toute la nuit et on avait droit à un repas spécial à deux heures du matin.
… Ça ? C’est rien. Je me suis un peu frotté à un grand con de fasciste à l’école.
… Un gros, bien plus fort que moi. Je te jure qu’il est bien plus abîmé que moi. Je te l’ai détruit grave.
… T’es con. Il faut démolir ces connards. Jag m’apprend comment frapper. Je me débrouille de mieux en mieux. T’as un bon avantage si tu cognes le premier.
… Même s’ils sont plus grands que moi. Je m’en fous. Pingouin, un jour, a cassé la gueule d’un ancien parce qu’il avait dit un truc raciste. Le mec faisait deux têtes de plus que lui. Mais Pingouin a eu la haine et il lui a détruit la putain de sa race.
La petite se replonge dans son livre et Valentine continue son chemin. Ben la voit s’arrêter près de Jag qui traite les rosiers du jardin de la péniche. Il a envie de prolonger la conversation avec Libellule :
– Tu veux faire quoi quand tu seras grande ?
– Instit’. Un grand nombre d’enfants de la Maison sont devenus instits ou profs. Moi aussi.
Ben se dit que c’est un bon début, que pour changer le monde, il faut commencer par les enfants. Il lui demande :
– Pourquoi instit’ ?
– Parce que les enfants ont besoin.
Goéland aurait sans doute donné la même réponse. Hirondelle aussi. Il se dit qu’il est temps d’amener la question qu’il brûle de poser :
– Et Samir, il s’occupe de toi ?
– Bien sûr. Avec qui je ferais mes devoirs ? Alfred n’a pas la patience. Laisse-moi lire maintenant !
Ben a ce qu’il voulait. Ils ont cherché Samir partout alors qu’il vivait à cinq minutes d’Espaces. Les totems de la Maison d’enfants… Yvonne ou Goéland, Flora ou Hirondelle, Samir ou Jaguar. Les pseudos des anars. Ben ouvre son PDA. Il retrouve un mél que Carole lui a envoyé :
From: carole4@pj.fr
To: ben@pj.fr
Subject: Samir
J’ai retrouvé une photo de Samir sur le site des Verts de Sèvres, prise par leur photographe officiel. C’est pendant leur fête annuel. Cela se passe dans la maternelle, au milieu du Parc Brimborion. Le petit groupe de quatre personnes, au second plan. Tu dois reconnaître le type de gauche, le patron d’Espaces. La dame à côté de lui est la responsable locale des Verts qui a aussi pas mal aidé Gad quand il était dans la mouise. L’autre est une responsable locale des parents d’élèves . Samir est le type de droite. On ne le voit pas bien mais il est bel homme, non ? Pour moi, c’est quand il veut.
@+ Carole
Il ouvre l’attachement. Samir est à moitié tourné. Malgré cela, on peut reconnaître Jag. Libellule n’a fait que confirmer ce que Ben savait.
Ben résume silencieusement : 1°) Je ne suis plus chargé de l’affaire ; 2°) Jag m’a sauvé la mise pendant la baston ; et 3°) j’ai bien l’intention de revenir boire des Kro ici. La conclusion s’impose. Il détruit le message. Il ne l’a jamais reçu. Il va rejoindre Valentine qui lui annonce :
– Jag propose une Leffe.
On s’embourgeoise à la Maison d’enfants de Sèvres !
Elle suit cet homme depuis la rue du Docteur Ledermann.
Elle a marché longtemps dans Sèvres, s’arrêtant au hasard des cafés, cherchant sans succès à retrouver l’autre. Elle a vu la sortie du collège, les groupes d’ados s’étirant dans la grande rue, se formant et se délitant au gré de la brise. Elle a assisté aux retours du travail, les rues étouffées de voitures, les bus bondés, les gens pressés. Puis, cette agitation s’est calmée et elle s’est éloignée du centre ville.
Un homme l’a suivie. C’est à son tour de les suivre. C’est elle qui suit des hommes dans la rue.
Elle a escorté sur une grande partie de la rue Brancas, un homme qui aurait pu être celui qu’elle cherchait. Il s’est retourné. Trop petit, trop jeune, trop clean, trop terne. Ce n’était absolument pas lui.
Le doute a subsisté pour un autre passant. Il est rentré dans un petit immeuble de la rue des Caves. Il y a vingt ans l’homme qu’elle cherche aurait pu habiter rue des Caves, dans le squat, d’alors. Elle a attendu quelques minutes qu’il ressorte. Cela ne s’est pas passé. La rue des Caves a changé. Elle s’appelle maintenant rue des Caves du Roi.
Une chaleur un peu lourde a envahi la vallée pendant la journée. Avec la tombée de la nuit, quelques gouttes de pluies n’ont pas réussi à rafraîchir l’atmosphère.
Enfin, la chance lui sourit. La chance, si on veut, car la ville n’est pas bien grande. Leurs pas se sont déjà presque croisés une heure plus tôt. Il s’en est fallu de presque rien. Il s’en faut souvent de presque rien. On aurait pris le wagon d’à-côté, on se serait cogné dans cet ami d’enfance. On aurait levé les yeux et on aurait peut-être reconnu dans les rides de cette femme plus toute jeune, le visage pur d’une jeune fille que l’on a tant aimée. Dans la grande ville toute proche, deux, cinq, dix corps se déplacent dans un désordre apparent, que l’on aimerait un jour percuter. Pour une rencontre de hasard combien de manquées, combien de gâchées.
Au bout de la rue, une silhouette lui semble familière. Un homme grand, cheveux poivre et sel. Cela pourrait être lui. Il marche vers le lycée. Elle se décide à essayer cette piste. Elle est encore trop loin pour reconnaître ses traits quand il s’engage dans l’escalier du Parc qui rejoint la Grande Rue. Elle accélère l’allure. En bas de l’escalier, il tourne à droite vers le centre. Le square en face du Centre international d’études pédagogiques est en fleurs. Des gosses passent en roller.
Il marche d’un bon pas mais sans sembler être pressé, sans but apparent. Elle s’est rapprochée et à un détour de la rue a entraperçu son visage. Le temps a passé qui a sérieusement marqué ses traits. Le costume de cadre dynamique et branché a cédé la place aux vêtements solides et fonctionnels d’un sans domicile fixe. À quoi voit-on qu’il s’est clochardisé ? Elle ne saurait le dire mais elle sait. Les taches sur le pantalon, le sweater et l’anorak inutiles dans la chaleur de la soirée, le sac à dos à la main, les cheveux trop longs pour la mode.
Elle pense à leurs jeux amoureux du square près du Pont de Sèvres. Elle s’étonne de sentir à quel point cela l’excite. S’il devinait sa présence, s’il se retournait, la voyait, s’il s’approchait pour la prendre dans ses bras… pour l’entraîner dans le même square. Est-ce le souvenir ? Est-ce la filature ? Elle sent le désir l’envahir.
Elle se décide à l’aborder en arrivant près de l’église.
Il ne l’a pas entendue approcher. Elle est d’abord ce parfum qu’il reconnaît. Il se retourne et elle est cette silhouette à contre jour. Elle avance et il peut enfin découvrir son sourire. Elle est en rouge. Elle est bronzée, en harmonie avec ce ciel d’été qui exulte. La jupe est encore plus courte que d’habitude, si c’est possible. Un débardeur minimaliste ne cache rien de ses formes. Il s’arrête suffisamment haut pour laisser contempler une large bande de son ventre et apercevoir un piercing à son nombril. Un tatouage déborde d’une de ses épaules. Permanent ? Il n’arrive pas à voir ce qu’il représente. Il se souvient d’avoir caressé l’autre piercing.
Elle a ce regard intense, brûlant, qu’il cherche dans ses rêves. Elle est belle, plus peut-être que dans ses rêves. Trop belle. Elle fixe les règles du jeu :
– Tu veux venir chez moi ?
Elle ne peut rien pour lui mais elle l’invite à partager un instant de sa vie. Elle a besoin de lui. Il répond par un long silence, un truc qu’il a appris de Samir. Cela ne fait même pas hésiter le regard de Flora. Son silence à lui ne doit pas avoir l’intensité de celui de Samir.
Elle l’entraîne chez elle, dans l’appartement qu’elle habite, sur le coteau Croix-Bosset. Elle marche silencieusement dans la ville assoupie. Il l’escorte quelques mètres plus loin pour qu’elle n’ait pas à se montrer avec un clochard. Elle s’arrête, attend qu’il arrive à son niveau avant de se remettre à marcher.
Ils sont maintenant explicitement ensemble. Ils remontent la Grande rue, puis grimpent l’escalier Glatigny. Ils croisent quelques piétons. Une petite vieille les dévore des yeux. Flora ignore son regard insistant, inquisiteur. Elle le fait entrer dans sa résidence, dans son appartement. Cela se saura sûrement. Elle explose sa réputation sans une seconde d’hésitation.
Elle le déshabille et l’installe dans la baignoire.
Elle promène la douche brûlante sur mon corps. Elle prend un gant très doux et me frotte mécaniquement, professionnellement. Son regard évite de croiser le mien. Elle me lave médicalement. Le gant passe sur mon sexe, sans s’attarder particulièrement, sans l’éviter non plus. La caresse rugueuse efface la saleté, les nuits sous les ponts, la solitude, l’angoisse qu’il vaut mieux ignorer. Il fait chaud. Le temps passe et je pourrais presque m’endormir sous le jet de la douche. Elle me tire de la baignoire pour me sécher dans une grande serviette de bain. J’avais oublié tant de douceur.
Elle m’installe dans son grand lit, sous une couverture orange. Le lit est trop mou. Il fait si chaud.
Ai-je oublié les gestes ? Quand ai-je fait l’amour pour la dernière fois ? On n’oublie pas. Est-ce que cela peut s’user si on oublie de s’en servir ? Est-ce que cela s’abîme quand on s’en sert trop seul ? Que peut-on oublier ? Les gestes ? Je les ai rejoués trop souvent dans la solitude de ma paillasse. L’émotion risque d’être trop forte ? La chaleur est si douce.
– Dis-moi que je suis belle.
Il voudrait le dire. Pourquoi cette question ? Parce qu’il ne compte pas ? Il aimerait lui dire tant de chose. Il ne peut pas. Il prend un plaisir rapide, solitaire, un peu bâclé. Il fallait se débarrasser très vite de cette formalité pour retrouver la tendresse, l’intimité. Elle ne lui en veut pas. La crainte s’est dissipée. Il sent le corps dur de la jeune femme, ses mains qui caressent fermement son dos, ses seins qui s’écrasent contre sa poitrine, sa bouche qui explore sa propre bouche, les cuisses, le ventre, les jambes, le cou. Il prend possession d’elle doucement. Elle ne vit plus que pour les doigts qui courent sur son corps. Il la caresse longtemps jusqu’à ce qu’à son tour, elle jouisse. Ensuite, serrés l’un contre l’autre, ils se reposent.
Elle lui demande :
– Tu as gagné tout cet argent. La gloire était à tes pieds. Tu as tout laissé, tout perdu. Pourquoi ? Je suis quoi dans ton histoire ?
Avec lui, elle ne comprend pas, ne domine pas, n’arrive pas à prévoir. Avec lui, elle entre de plain-pied dans un monde où on donne, où il n’y a rien à troquer. Il a gagné cet argent et il l’a perdu. Il vit au rythme de leurs rencontres. Elle essaie de comprendre :
– Qu’est-ce que tu attends de moi ?
– Rien, répond-il.
Elle insiste :
– Je n’ai rien pour toi. Je ne t’ai rien demandé.
– Moi non plus, dit-il après une courte hésitation.
– Pourquoi moi ?
– Parce qu’il fallait quelqu’un.
– Moi ou une autre. C’est important ?
– Ça ne pouvait être que toi.
Pour cette dernière réponse, il n’a pas hésité.
Elle n’y voit qu’une méprise. Ils restent longtemps sans parler.
Elle l’entend murmurer quelque chose. Elle n’est pas sûre d’avoir vraiment compris. Elle crie :
– Je ne suis pas Hirondelle. Je suis Flora.
– Ils t’appellent Hirondelle.
–Je suis Flora du xxie siècle, pas Hirondelle. Putain ! Elle aurait soixante-dix balais aujourd’hui… Je suis Flora et je vis. Je ne suis pas l’autre.
Un long silence. Elle ajoute :
– Vends-moi le brevet des Clebs.
Il réfléchit quelques instants.
– Je te le donne si tu veux. Il ne vaut rien. Il y a longtemps que ça ne vaut plus rien. Je te le donne.
Elle n’a rien à ajouter. Elle va à son PC et rédige rapidement deux documents. Dans l’un, Gad lui cède tous les droits sur le brevet pour une somme qu’elle a laissée en blanc. Dans l’autre, elle cède ses droits à Lardot pour six millions de dollars. Elle lui montre les deux. Ben signe sans hésiter le premier ; il remplit simplement la somme : un euro. En lui tendant les papiers, il la prévient :
– Tu joues un jeu très dangereux. Ce n’est que du fric. Ça n’en vaut pas la peine.
Il lui a pris la main et ses yeux la supplient. Elle se dégage doucement et va prendre une douche. Dans la chaleur et la douceur de l’eau, elle pense avoir choisi sa voie.
Elle est absente longtemps et il s’est assoupi.
La musique de la voix de Flora au téléphone le réveille :
– Pierric Lardot ?
… Oui. J’ai retrouvé Gaello. Vous êtes toujours acheteur ?
… Six millions.
… Le brevet est maintenant à moi. Je vous le vends si vous êtes toujours preneur.
… OK.
… Oui. Il est chez moi.
… Non. Nous n’avions pas parlé de ça. Il n’a jamais été question d’une rencontre entre vous et Gaello. Je ne sais pas s’il la souhaite…
… OK. Demain 10 h à La Coupole. S’il accepte, je viendrai avec Gaello. J’aurai l’acte de vente.
Elle ne se doute pas qu’avec cet appel, elle signe l’arrêt de mort de Gad et le sien. Lardot se fout bien du brevet. Ce n’est pas pour cela qu’il va assassiner Gad, puis Flora. Il veut la mort de Gad, car lui seul peut menacer les Clebs. Il veut aussi faire disparaître la seule personne qui pourrait le lier au crime, Flora.
Elle s’allonge près de Gad. Il est perdu dans ses songes. Elle le caresse. Il ferme les yeux. Elle le fait revivre. Elle le chevauche. Elle ondule lentement. Le sexe de Gad arrête de durcir. Elle accélère. Il ne réagit plus. Elle s’immobilise. Elle est seule. Il ne bouge plus, ne respire plus. Elle se remet à bouger à son rythme, pour son plaisir. Le parfum de la jeune femme, ses ongles qui labourent ne font plus frissonner son partenaire. Elle accélère, il ne réagit pas. Le corps de Flora se tend, vibre. Son visage se crispe. Elle crie. Elle jouit comme jamais elle n’a joui. Son sexe la brûle. Lui est resté immobile, sans vie. Elle le secoue, le frappe.
Elle a enfin vu bouger ses lèvres. Elle le frappe encore mais cette fois pour soulager l’angoisse qu’elle a ressentie. Elle pleure.
Il ouvre les yeux. Malgré les rides précoces, son regard est resté étonnement jeune. Elle lui demande :
– Est-ce que tout aurait été différent si j’avais accepté de rester avec toi, le premier soir, quand nous nous sommes rencontrés ?
– Je ne sais pas. Flora. Je ne sais pas.
Il a insisté sur son prénom ; il ne l’a pas appelée Hirondelle.
– Et maintenant ? interroge-t-elle. Qu’est-ce qui va se passer ? Tu es libre. Je vais être très riche. Lardot a accepté mon prix. Nous aurons ce que nous cherchions.
– Je ne comprends pas pourquoi il paie autant pour le brevet. Ce brevet n’est plus si important. Il n’a rien à craindre du brevet. Moi seul peux encore mettre en danger les Clebs. Je suis le seul à détenir le secret du code des Clebs.
– Il veut te voir demain pendant la vente.
– Il se fout de la vente.
– Tu penses que c’est toi qu’il veut, pas le brevet ?
– Oui. Il n’a pas encore payé et il a déjà obtenu ce qu’il voulait…
– Quoi ? Interroge Flora, qui commence à douter.
– Il sait où me trouver demain à 10 h ?
– Et ?
– Et je n’irai pas. Il est capable de tout, de me faire éliminer peut-être. Méfie-toi de lui. Pierric est très dangereux. Laisse-moi te raconter son histoire.
Puis Gad parle longtemps. Il raconte à Flora, Lardot, les Clebs, Droite Toute. Il lui dévoile ce que Samir a découvert de Lardot. Il peut lire dans les yeux de la jeune femme qui l’écoute assise sur le lit, juste couverte d’une mince couverture ; il peut voir qu’elle le croit. Elle comprend qu’elle s’apprêtait à servir ce qu’elle hait le plus au monde, pour de l’argent, pour plus d’argent qu’elle ne pourrait jamais dépenser…
Maintenant, Flora a peur. Pourquoi Lardot attendrait-il demain matin ? Elle enfile une robe glisse les papiers dans une enveloppe, ajoute un petit mot d’explication pour son père, et descend poster le tout. Elle a hésité à brûler les contrats. Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas pu se décider à brûler un papier qui vaut peut-être des millions d’euros. Parce qu’elle a pensé à l’amour d’Alfred pour l’histoire. Ce papier, c’est un petit morceau d’histoire, l’histoire qu’elle a voulu nier et qui la rattrape.
Gad se rhabille. Il a décidé de quitter Sèvres. Il ne veut pas rencontrer Lardot. Pour faire plaisir à Flora, il a accepté de signer la cession du brevet. Tout cela n’a plus d’importance. Les Clebs n’ont plus d’avenir. Samir qui détient leur secret va les mettre à genoux. Gad sourit. En perdant sa fortune, il n’a perdu que des contraintes. La fin prochaine des Clebs lui apporte la liberté.
Quand il quitte Flora, elle est assise sur son beau fauteuil design violet. Le décor de la mort de la jeune femme est posé. Elle a pris encore une douche. Elle a rangé son bureau, enfilé sa robe rouge un peu trop courte. La dernière scène n’a plus qu’à être jouée.
Pour partir de Sèvres, pour partir loin, Gad a le choix. Il pourrait descendre le Ru de Marivel, transformé en égout par les ans, prendre la nationale, la cicatrice qui suit la vallée, et en la prolongeant, traverser Boulogne et gagner Paris par la Porte de Saint-Cloud. Rien d’excitant. Partir par Chaville et Viroflay : ce serait le degré zéro de la poésie. Il ne lui viendrait pas à l’idée non plus de partir par le Parc de Saint-Cloud ou les bois de Ville d’Avray. Ces lieux sont adaptés aux promenades indéterminées et circulaires, pas aux départs pour de longs voyages. Il pourrait suivre la Seine dans la direction de sa source et regagner Paris par les berges. Cela prend un peu plus de temps à cause des méandres qui permettent de découvrir des îles de charme, l’île Monsieur, l’île Seguin, l’île Saint-Germain et son phare de couleurs. Sur cette route, les vieux quartiers ouvriers et les friches industrielles résistent. La suivre vers la mer ne lui est même pas venu à l’idée. Tant de possibilités. Il pourrait se faire aspirer par les autoroutes voisines. L’A13 est tapie et difficile à trouver. Elle passe sans accepter d’entrée juste à côté, à Vaucresson. Il faut aller la chercher plus loin, à Versailles. L’entrée de l’A10 s’affiche par contre en passant par la 118, avec vue sur Orléans et le sud. C’est la route qu’il a choisie.
Il faut d’abord emprunter une rue étroite que l’on partage avec des voitures trop rapides qui violent les bois de Meudon. On gagne un quartier sans charme. L’infâme Nationale déchire la forêt de ses deux fois deux voies. D’un côté, elle plonge vers la Seine en une montagne russe, hantée par les nombreuses victimes de ses virages. De l’autre, elle conduit vers l’enfer de Velizy pour se brancher, à travers la sulfureuse Vallée de Chevreuse, aux autoroutes du sud.
Partir en stop par la 118. Il se sent léger. Il est enfin libre, libre des Clebs, libre de Flora, d’Hirondelle, léger comme il ne l’a jamais été. Pour elle, il a voulu changer le monde. Pour déposer à ses pieds sa liberté, il a perdu son travail, abandonné sa fortune, une vie confortable ; sa femme l’a quitté, ses amis l’ont déserté. Il a trahi ses Clebs. Il a même accepté de sacrifier l’amour qui l’a guidé dans la voie de ces renoncements, les amours mêlés de Flora et d’Hirondelle. Il n’a plus rien que cette route qui l’appelle. Flora et Samir lui ont fait découvrir le chemin de cette liberté. Il est temps de les quitter.
Il est heureux, impatient de découvrir sa nouvelle vie. Il n’a pas vu la petite voiture noire qui s’approche doucement…