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Du même auteur, Hirondelles sur le Web, Serge Abiteboul et Luc Blanchard, http://sevres-pratique.com/hirondelles
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Axel a gravi lentement la colline noire, s'est reposé quelques instants dans la grotte sans nom, a glissé sur les pentes neigeuses. Puis, protégé par le bruit des Gangines, il a partagé les secrets du monde virtuel de Gaïa.
Ben escalade la montagne. Le sommet semble toujours plus loin, toujours plus haut. Il est en Asie, dans l'Himalaya peut-être. Est-ce la calligraphie de la fleur ?
Il avance la main. Il ne peut lui faire mal. La robe découvre la cuisse et la cicatrice blanche sur la peau bronzée envahit l'écran. Le bruit de la soie est obsédant.
Quand quelques lignes de code se mettent à briller, ils se recueillent et remercient Exu. Est-elle ange, génie, diable ou simple lutin ? On raconte qu'elle s'ennuyait sur une colline désolée du coté de San José.
Fibo chasse la nuit. Les proies sont choisies pour qu'elles soient belles dans les rituelles peintures de guerre. Zig zags sur les jambes des guerriers Massaï. Le signe brun du serpent sur l'épaule.
La sueur coule sur son front, lui pique les yeux, se mêle aux pleurs, aux gouttes d'eau qui larment du plafond. La machine se remet en marche, bruyante, diabolique. Le parfum d'eucalyptus se mélange aux odeurs de savon.
Zapping pour fuir les pubs. Zapping pour multiplier les images. Zapping de la toile. Les moteurs de recherche mélangent les genres, détruisent la linéarité. La masse détruit le sujet. Le hasard crée les correspondances.
Le jeune flic relit le maigre dossier qu'on lui a remis. Il l'a posé sur le siège de sa moto. Pourquoi tant de bruit ? Le ministère de l'intérieur. Le secrétariat du Premier ministre. Pour une simple lettre anonyme ? Une banale histoire de trafic de déchets et une exécution mais aucune preuve. On reçoit souvent des lettres anonymes à la P.J. Le plus souvent, on les classe consciencieusement et on les oublie. C'est ce qui aurait dû arriver à la lettre code BZ02.45, ce qui serait arrivé si la lettre ne mentionnait Ludovic Rolin, un député R.P.R. à la réputation sulfureuse.
Sans Rolin, personne ne s'intéresserait à ce Samper, un inconnu, le dirigeant de Zieutela.com, une P.M.E. sans importance. Sur la photo, Samper sourit. Il a disparu depuis plusieurs jours. Tout le monde devrait s'en moquer. Ben trouve autrement intéressante la photo de la directrice des ventes de Zieutela.com. Kim est une jolie rousse au visage un soupçon vulgaire, trop sérieux, avec de grandes lunettes dorées. Est-ce qu'il devine de la férocité dans cette bouche un peu trop pincée, crispée, une sensualité aussi que les yeux cherchent à protéger ? Ben arrive à bouquiner des volumes dans un photomaton.
Il est temps pour lui de se rendre au rendez-vous de la jeune femme.
Les bureaux de Zieutela.com se trouvent à Sèvres, dans un immeuble neuf, en bordure des Bois de Meudon, très proche de la F18. Le quartier est perdu, comme coincé entre l'autoroute et la forêt. La rue étroite qui y mène grimpe au milieu des bois. Le long de la rue principale s'alignent quelques HLM de luxe, des immeubles de bureaux, un square un peu misérable et triste, une école maternelle assoupie. Des pavillons occupent ce qui reste de l'espace de ces quelques pâtés de maisons.
L'entrée de Zieutela.com donne sur une petite cour qui permet aussi d'accéder à l'atelier de sculpture de Sèvres Espace Loisir. Quand Ben arrive, plusieurs élèves discutent devant le perron, profitant d'une pause cigarette. Parmi eux, une jeune femme repère que Ben les observe et s'adresse à lui en se caressant un ventre qui pointe joyeusement en avant.
- Quatre mois. Vous voulez toucher ?
- Vous êtes dingue ? Je déteste les mouflets qui ne font que quelques centimètres, répond Ben.
Ben engage la conversation sur Zieutela.com. Les sculpteurs ne savent rien de leurs voisins. Ils viennent une fois par semaine et ignorent tout de l'entreprise qui partage leur cour. Un jeune boutonneux finit pourtant par murmurer le prénom de Kim. Les esprits se réveillent. Bon sang mais c'est bien sûr ! Une petite blonde dans une blouse trois fois trop grande pour elle a rencontré Kim au cours d'aquarelle du mardi.
Longue digression. La blonde explique la cérémonie du thé du mardi, de temps en temps des chocolats (le chocolatier du centre ville), parfois de la brioche ou un gâteau maison. Ben rapatrie la discussion sur Zieutela.com.
D'après la femme enceinte devenue très bavarde, Kim est une Américaine qui habite en France depuis longtemps, la petite amie du patron de Zieutela.com. Le prof de sculpture, qui les a rejoint, finit par s'inquiéter des questions de Ben. Le flic sort sa carte tricolore et annonce la couleur : "Enquête de routine sur Zieutela.com". Il n'a pas vraiment voulu cacher qu'il était flic.
S'ils continuent à répondre à ses questions, ils ne disent plus rien. Les bouches se sont cousues.
Les artistes retournent les uns après les autres à leur modelage. Seule, la jolie blonde (elle s'appelle Lucinda et habite rue Brancas) cherche à prolonger la conversation. Ben a le sentiment qu'elle en sait pas mal sur Kim et Zieutela.com. Comme les autres, elle ne veut plus rien dire. Ben a vite repéré la bourge Sèvres-rive-droite qui accrocherait bien un jeune flic plutôt mignon à son palmarès, juste pour le plaisir de frimer devant les copines. Un flic, un brin d'exotisme, l'odeur du machisme, le frisson de la violence. Lucinda est très mignonne et Ben ne voit donc aucune raison de lui refuser ce petit plaisir. Il lui passe discrètement sa carte de au-cas-où-vous-vous-rappelez-un-petit-détail.
Comme il commence à être en retard pour son rendez-vous, il prend congé. Dommage cette grande blouse ! Il aurait bien aimé savoir si le corps de Lucinda délivre ce que les grands yeux verts promettent.
Pour le faire patienter quelques instants, on lui offre un café dans la cafétéria de Zieutela.com, un cagibi. Quelques employés se joignent à lui. Ils ont compris qu'il enquêtait sur la disparition de leur patron. L'ambiance est sympa. Ben distribue ses cartes de visites.
Puis Kim vient le chercher et le conduit dans une jolie salle de réunion donnant sur les bois. La conversation s'engage. Elle reste fermée comme une banque suisse. Ses cheveux roux, presque rouge, très lisses, très longs, sont tirés en arrière. Surprise. La photo n'avait pas dévoilé les épaules assez larges, le corps musclé, un peu en chair. De la jeune femme, se dégage une présence physique, de la force, de la volonté, une étonnante intensité. Ses traits sont changeants, un peu trop anguleux. Le visage est, si c'est possible, encore plus sérieux que sur la photo, la bouche encore plus crispée. Ben n'arrive pas à déceler la moindre sensualité dans les yeux. Comment ai-je pu fantasmer sur ce glaçon, sur cette banquise ? Début de l'interrogatoire :
- Bonjour. Inspecteur Benjamin Kerouac, P.J. J'enquête sur la disparition de votre directeur, M. Samper.
- Je ne sais rien. Je n'ai rien à dire.
L'accent est très léger, à peine détectable.
- Vous n'aimez pas les flics ?
- Je n'ai rien contre la police mais il faut manquer de maturité pour faire ce genre de boulot. Passer sa vie à courir après les bandits, un truc de gosse.
- Vous rêvez. Notre boulot consiste surtout à écrire des rapports. Les méchants finissent toujours par faire des erreurs et nous n'avons plus qu'à les cueillir.
Elle pourrait être mignonne si elle s'habillait un peu mieux et surtout si elle perdait cet air coincé. Un gros soupçon de mauvais goût. Le tailleur trop long, sans forme, arrive presque à gommer toute féminité. Un parfum insistant bon marché, un rouge à ongles trop foncé, une coiffure ringarde.
Elle parle d'une voix basse, très grave, trop lentement, d'un ton monotone. Elle n'arrive pourtant pas à effacer tout à fait la vie qui se dégage d'elle.
- Vous savez où on peut trouver Samper ? Insiste Ben.
- Vous tirez bien au revolver ?
- Oui très bien. Samper ?
- Apprenez-moi !
- Peut-être. On verra.
Il aurait pu dire non. Juste parce qu'il a laissé cette porte entrouverte, Ben a senti la jeune femme se détendre. Il a cru déceler l'ombre d'un sourire. Suite de l'interrogatoire :
- J'aurais aimé que vous m'expliquiez votre boite.
Elle raconte. Ainsi est née Zieutela.com.
Tout a commencé par un logiciel mis au point par quelques italiens dans une petite université près de Milan. En utilisant des modèles mathématiques simples mais efficaces du corps humain et de quelques matériaux comme la soie ou le coton, le programme fait vivre des mannequins habillés et animés. Un jeune entrepreneur italien s'enflamme pour l'idée. Il la présente à Fibo et le même soir, après un dîner trop arrosé, ils décident de lancer une start-up. Fibo associe très vite Samper et Kim à l'entreprise. Elle définit le business model, écrit le premier business plan et trouve le nom Zieutela.com. Fibo en business angel leur a trouvé des venture capitals. Après quelques mois dans une greenhouse milanaise, l'entrepreneur italien se fait sortir pour incompétence, remplacé par Somper et la jeune pousse s'installe à Sèvres.
Suite des explications de Kim :
- Donc nous vendons sur Internet. La cliente se connecte sur notre site, Zieutela.com, pour faire ses achats. Elle donne ses mensurations et une photo de son visage. Ensuite elle choisit des vêtements. Il ne nous reste plus qu'à lui présenter une vidéo d'elle dans les fringues de ses rêves. Elle craque et dégaine sa carte de crédit. Le logiciel est véritablement génial. Nos gros succès sont dans les dessous super sexy.
La suite est affligeante. Kim nie bien sûr que Zieutela.com soit impliquée dans quelque trafic. Samper avait besoin de vacances. Il est parti pour une longue croisière de voile. Il a dû oublier de prévenir. Il est bien sûr injoignable. Elle n'est au courant d'absolument rien. Elle me prend pour un blaireau.
Elle l'exaspère. Pourtant, il est en train de tomber amoureux. Pourquoi ? Pour un charme secret que tout le mauvais goût du monde ne saurait effacer. Parce qu'il s'amourache un peu trop facilement.
Ben avance la main. Sa main le brûle mais il ne la retire pas. Honte. Elle a une cicatrice. Je n'aurais jamais pu lui faire mal. J'aurais aimé lui dire, lui expliquer, mais elle s'est enfuie, que je n'aurais jamais pu te faire mal. Ta cicatrice que j'ai caressée était entre nous comme une promesse. Je n'aurais jamais dû la toucher. Je n'aurais jamais pu. Qu'a-t-elle cru ? Qu'ai-je imaginé ? Sa cicatrice la protégeait.
Ben prend congé. Entre temps, le ciel s'est ouvert. Il déverse sur la banlieue des trombes d'eau. Le tonnerre résonne sur les Bois de Meudon.
Pourquoi les fenêtres de la salle de sculpture sont-elles tapissées de papier blanc ? Ben, qui vient d'allumer une cigarette, jette un oeil par-dessus. La jolie bonde, comment s'appelle-t-elle déjà ? Lucinda aperçoit le jeune flic à la lueur d'un éclair. Un sourire se dessine sur le visage de la jeune femme. Quatre, Cinq, Six ! Quand le tonnerre éclate, elle s'est décidée à ranger son matériel.
Un jour, je la retrouverai. Elle brossera sa joue de la main comme elle l'a fait ce soir là. Sa robe remontera un peu trop haut et découvrira ses cuisses et je ne verrai plus que sa cicatrice toujours aussi blanche sur sa peau bronzée. Je la retrouverai. J'avancerai la main. Je referai le geste mais elle n'aura plus peur. Elle se frottera la joue puis caressera mes cheveux. Sa robe remontera un peu trop haut et je ne verrai plus que sa cicatrice très blanche sur sa peau trop bronzée.
Ben finit sa cigarette. Lucinda l'a rejoint. Ils discutent quelques minutes sur le perron. Il lui raconte la disparition de Somper et l'enquête. Il suggère d'aller prendre un pot quelque part. Comme les bars ouverts à cette heure ne se bousculent pas, elle propose d'aller chez elle. Elle se serre contre lui sur la moto. Pour se protéger de la pluie ?
Son petit studio de la rue Brancas, minuscule, presque en sous-sol, a été aménagé à l'économie dans l'ancien garage d'une de ces vieilles demeures divisées récemment en appartements. Autant pour les déductions du flic le plus brillant du 92. Lucinda n'est pas une riche bourgeoise de Brancas. Elle est journaliste au Parisien. Elle a eu la chance de trouver ce studio même s'il est un peu cher pour ses revenus.
Ben se demande pourquoi elle l'a si facilement invité. Pour en apprendre plus sur la disparition de Samper ?
Le papier peint a une couleur de merde, la stéréo est minable, le whisky est nul. Pourtant, Ben a pris la peine de retirer la blouse de Lucinda et a vu sa peine bien récompensée.
Au secours ! On se calme. Ils viennent juste de se rencontrer.
Il n'y a pourtant pas grand chose d'autre à raconter.
Lucinda a déjà un ami qui habite Nice et qu'elle ne voit que le week-end. La semaine, elle se sent un peu seule. Elle a envie d'un peu de chaleur, envie de faire l'amour. Elle l'a trouvé mignon. Il l'a trouvée adorable. S'ils ne font pas l'amour très vite, Ben va se mettre à gamberger, cette histoire va durer des lustres et perturber son idylle balbutiante avec Kim.
Alors, ils se sont regardés. Ils se sont souris. Dès qu'ils ont pu, il lui a capturé la main et elle a déclenché leur premier baiser.
La jeune femme est toute petite mais son corps est élastique, magnifiquement balancé. Ses grands yeux verts pétillent de gaieté au milieu d'un joli visage finement ciselé. Les cheveux blonds très courts et la quasi-absence de poitrine lui donnent un air garçon. Elle n'est pas farouche. Elle compense son manque d'expérience, par une débauche de naturel, de bonheur, de fraîcheur. Elle rit.
Lucinda a bien commis l'erreur de choisir comme CD, le Boléro de Ravel. Mais, elle n'a pas appuyé sur la touche repeat et ils concluent l'amour dans un silence à peine troublé par le bruit de la pluie sur le Velux.
Ils sont détendus, presque assoupis. Ben allume une cigarette. Il a envie de s'enfuir, comme toujours après l'amour, envie de se taire et de se perdre dans la solitude de la ville. Lucinda a été très douce, si délicieuse qu'il s'en veut d'être ainsi. Il faudrait aussi perdre cette habitude ringarde de la cigarette après l'amour.
Quitte à parler, autant emmener la jeune femme à raconter ce qu'elle sait de Zieutela.com. Elle préfère d'ailleurs ça à une conversation qui pourrait devenir trop personnelle et ne se fait pas prier. Récit de Lucinda :
- Ils t'ont raconté vraiment n'importe quoi sur Kim. Elle n'est pas du tout avec le patron de Zieutela.com. Je la connais un peu. Elle habite un appartement au bout de la rue. Elle est avec un mec assez bizarre. Je ne sais pas grand chose d'elle mais j'en sais beaucoup plus sur son ami. Ça t'intéresse ?
- Il s'appelle Fibo. Il habite presque en face d'ici. Une quarantaine d'années. Origine très prolo. Il aime raconter que son père déchargeait des camions aux halles. Il est marié. Sa femme Maya a été l'épouse d'un député R.P.R. du coin, Ludovic Rolin.
- Tout le monde l'appelle Fibo, par son nom de famille, jamais Robert, son prénom. Il parle parfaitement plusieurs langues. Il passe une partie de l'année à l'étranger, Allemagne, Etats-Unis, ailleurs. Mais pour savoir ce qu'il y fait... Il possède une minuscule galerie de peinture aux puces de Clignancourt. À Sèvres, il connaît beaucoup le monde. Une de mes copines l'a un peu trop connu et ne le porte pas dans leur coeur. Selon elle, il sait se rendre utile pour faire obtenir des marchés avec les municipalités du coin, moyennant une bonne commission, bien sûr.
- Que dire encore de lui ? Un homme charmant, mais avec des défauts. De vieilles casseroles, des rumeurs. Un passage dans des groupuscules d'extrême gauche, plutôt comme casseur que comme idéologue. Il a même été condamné avec sursis pour avoir abîmé un type lors d'une contre-manif qui a dégénéré. Plus récemment, il s'est trouvé mouillé dans une affaire de marchés municipaux truqués sur Boulogne.
- C'est un dragueur permanent. Comme il a du charme, il fait un max de dégâts. Il ne s'agit plus là de commérages. Je peux certifier. J'ai eu droit à ses attentions, comme toutes les filles baisables du quartier. Je pense que c'est un malade. Il lui faut sans arrêt de nouvelles femmes. Au cours d'une voyage en URSS, il s'est fait arrêter avec une prostituée.
Ben interrompt :
- En tout cas, ma puce, tu es super informée sur lui.
Suite du récit de Lucinda :
- Je t'ai dit qu'il a du charme. J'étais intéressée. Alors, je me suis renseignée. Finalement. Merci ! Mais, non-merci ! Pas pour moi. Son style plaît. Style Luccini en moins gentil. Enfin pas du tout Luccini.
- Fibo se partage entre sa femme Maya et ton Américaine. Kim habite un appartement un peu plus loin dans la rue. C'est un peu compliqué. Kim et Maya se connaissent bien. Elles sont même apparemment amies. On dit que ça va plus loin que de la simple amitié. La rumeur parle de ménage à trois.
Elle a fini de raconter.
Alors, prétextant un rendez-vous auquel elle ne croit pas, Ben la quitte. Il rentre chez lui
Il passe plusieurs heures à surfer la toile. Il trouve des informations sur l'entreprise de confection dans différents sites plus ou moins officiels, notamment celui de la chambre de commerce. Il essaie le serveur de Zieutela.com et se choisit même une chemise. Et tout à coup, surprise, quand il a validé sa commande, le serveur lui retourne un message surprenant :
Pour l'inspecteur Kérouac seulement,
Apprenez tout sur Zieutela.com : cliquez ici ! 4
Intrigué, il suit les instructions. Et il se retrouve sur le serveur interne de Zieutela.com. On lui a fait franchir le firewall. Quelqu'un l'a infiltré. Un des employés qu'il a rencontrés à la cafétéria ? Kim ? Image d'une jolie rousse le guidant à travers un mur de feu. Les cheveux de la femme se confondent avec les flammes.
Il n'est pas facile de trouver quelque chose dans ces centaines de répertoires aux noms obscurs sans organisation apparente. Un fichier s'affiche à l'écran. Il s'agit des livraisons de Zieutela.com, des livraisons tout à fait disproportionnées. La petite entreprise possède deux gros camions et emploie trois chauffeurs. Une livraison dans le Var pour un carton de quelques chemises, d'autres du même style un peu partout en France, en Allemagne, en Espagne. Un autre fichier : plusieurs livraisons de machine outils en provenance d'Ukraine. Etonnant pour un petit vendeur de culottes de la toile ! Non ? Encore plus étonnant la manière dont un ange l'a aidé à obtenir ces infos. Nous vivons une drôle d'époque.
La liaison avec Zieutela.com s'interrompt.
Ben récapitule : Un P.D.G. disparu et une charmante directrice des ventes. Un député près du pouvoir. Une lettre anonyme et un trafic de déchets. Un génie du oueb qui lui veut du bien. Une petite entreprise douteuse. Que tout cela reste confus !
C'est la gendarmerie qui a finalement été chargée de l'enquête sur la disparition de Samper et de toute sa famille.
Ben continue pourtant à s'intéresser à l'affaire. Il demande à un stagiaire de surveiller Zieutela.com et d'enquêter discrètement sur le personnel. Cela ne donne rien. Pourtant, Ben sent que la boite cache quelque chose. Alors, soit ils se sont mis en hibernation à la disparition de Samper, soit le jeune stagiaire a besoin d'une visite chez un oculiste. En tous cas, ses rapports sont d'un vide abyssal.
Rien ! La lettre anonyme parle de décharge sauvage de produits chimiques et du meurtre de Samper. Les R.G. ont aussi pêché une rumeur de son exécution. Des bruits bandants et des gendarmes qui piétinent, une enquête qui ne mène nulle part.
Ben s'organise une perquisition discrète des locaux de Zieutela.com quelques jours plus tard. Cela ne donne rien.
Les jours passent. L'enquête sur la disparition de Samper est au point mort. L'enquête financière sur Zieutela.com n'apprend pas grand chose. La boite ne se porte pas plus mal qu'une start-up normale de la toile. Elle perd de l'argent mais c'était prévu. Le premier tour de financement venait de quelques financiers par hasard tous proches du R.P.R. mais pas de trace de Fibo. Presque en même temps, une aide importante de l'Anvar, un peu trop massive, un peu trop rapide. Le dossier a dû bénéficier d'appuis solides. Là encore rien d'inhabituel.
Une faillite prochaine causée par la disparition du patron ? Elle ne semple pas vraiment inéluctable.
Le jeune flic traîne son chef à l'annexe et devant un énorme pichet de Beaujolais, il essaie de lui tirer les vers du nez. Résumé de ce qu'il apprend :
- La lettre anonyme : Il n'y a pas grand chose sur la première page de la lettre, celle qui circule, dont tu as reçu une copie. Mais comme dans les fondations, tout est dans la deuxième partie. La deuxième page est au moins classifiée confidentiel défense. Elle met en cause des responsables départementaux et régionaux du R.P.R. Elle accuse aussi explicitement Fibo d'être responsable de la mort de Samper.
Ben retourne à Sèvres. Décidément, tout tourne autour de Sèvres. Il décide d'aller traîner ses guêtres du coté de Brancas où habite les Fibo et Kim. Petite gêne : il n'a pas très envie de tomber sur Lucinda qu'il a oublié de rappeler. Quartier bourge, portes fermées. On fait semblant de vivre sans voisins. Quasi porte à porte de Ben :
- Bonjour ! Inspecteur Kerouac, police judiciaire. Puis-je vous poser quelques questions ?
Ben ne se fait pas d'illusions. Il n'apprendra pas grand chose. Dès demain, tout ce que Fibo et le député Rolin comptent comme relations sera pendu au téléphone pour râler auprès des responsables de la P.J. et le jeune flic se fera engueuler. Mais, il faut bien faire quelque chose. Et, Ben se dit qu'à déstabiliser Fibo et les Rolin, au moins, il n'est pas à rien faire.
Pourtant, Ben touche presque tout de suite une bonne pioche inespérée avec une voisine des Fibo. Il a senti passer cette solidarité des femmes de plus de quarante ans et l'a laissée parler. Répulsion de la femme au foyer pour Kim qui a utilisé sa jeunesse, son charme pour voler le mari d'une autre. On sait accepter leurs réunions tardives, les missions qui les retiennent loin du foyer et leur boulimie de travail. On peut même accepter leurs pantoufles, leur golf et leurs infidélités, si elles restent discrètes. On peut supporter beaucoup car on a besoin du salaire, et accessoirement du père, de l'époux qui positionne dans la société locale. On accepte tout pour conserver le confort qu'ils procurent. Mais il n'est pas question d'admettre qu'une étrangère puisse détruire tout ça juste parce qu'elle est jeune et bien faite.
Elle raconte.
C'est l'histoire d'un homme qui, au milieu de sa vie, choisit la lumière d'une fille beaucoup plus jeune que lui. Une note un peu originale. Maya Fibo partage les torts. Elle acceptait trop facilement les maîtresses de son mari. Surtout, elle s'est éprise de l'architecte qui dirigeait les travaux de leur maison au point de proposer à Fibo une séparation pour quelque temps. Elle a vite réalisé son erreur. L'architecte ne tenait pas à mettre un point final à un célibat reconquis de haute lutte. Elle est vite revenue à la raison et a souhaité que Fibo regagne le domicile familial.
Ben a le sentiment de ne plus entendre la vraie histoire de Fibo et Kim, mais une vision déformée par la propre expérience de la voisine. Il la laisse continuer. Une enquête policière se fait aussi en accumulant des montagnes d'informations douteuses.
Fibo restait avec sa femme jusque là par habitude, sans vraiment se poser de question. Quand elle lui a demandé de partir pour prendre un peu de recul, il a pris sa suggestion au pied de la lettre. Il lui a fallu peu de temps pour s'habituer à l'idée de la quitter. Quand elle lui a demandé de revenir, il a commencé par demander un temps de réflexion. Quelques jours plus tard, il emménageait chez Kim, la directrice des ventes de Zieutela.com. (Parenthèse intéressante : pour la voisine, Fibo contrôle Zieutela.com.)
Maya entrait en dépression. Elle avait commis l'erreur de se placer dans la situation toujours ridicule d'une femme mure qui réagit comme une gamine en tombant amoureuse. On accepte cela plus facilement des hommes.
Ben encourage la voisine à continuer même s'il sent qu'elle surfe aux marges de la réalité. Suite :
- Dépression de Maya, psychothérapie. On rejoint la norme. Mais pas pour longtemps. Il n'est resté parti que peu de temps. Il est revenu. Et maintenant je ne comprends plus rien. Il vit chez Maya, mais aussi chez sa poule et surtout, on les voit souvent tous les trois ensemble.
Détresse dans la voix de la voisine. Son histoire s'écroule. Elle touche un monde trop exotique qu'elle ne peut pas comprendre et ça l'angoisse.
Ben questionne. La voisine continue :
- La poule de M. Fibo. Je pense qu'on peut dire qu'elle est jolie. Moi, je la trouve vulgaire. A mon avis, elle sort du caniveau.
Tout autre son de cloche pour le mari qui rentre juste du travail et qui reçoit Ben devant son garage.
- Kim est belle. Superbe. La classe. Un canon !
Regard en biais pour vérifier que Madame n'espionne pas.
- Jolie. Un corps de déesse. Vraiment la classe. A mon avis, très bonne famille et éducation dans les meilleures écoles. Bien qu'elle soit née aux Etats-Unis, elle parle l'anglais avec un accent d'Oxford. Fibo a vraiment trouvé la perle rare, surtout quand on compare avec sa femme. Maya n'est pas mal physiquement, mais coincée, un peu dépressive. Kim est le contraire. La gaieté, le charme. Bon.
- Fibo est retourné chez sa femme. Il voit aussi Kim. Maya et Kim sont très amies, vraiment, plus qu'amies. Elles ont des... (silence) Je crois qu'elles sont... (silence) Elles ont des rapports disons (silence) homosexuels.
Et un dernier clin d'oeil pour indiquer, entre hommes, que malgré ça, Kim aurait toutes ses chances avec lui.
Pour elle, Kim est vulgaire et sans intérêt. Pour lui, elle est classe et bandante. Allez vous faire une opinion. Ce qu'elle raconte n'a rien à voir avec la jeune femme que Ben a rencontré. La jalousie ? Mais ce qu'il raconte est aussi éloigné de la fille un peu quelconque que Ben a rencontrée. Fille quelconque dont il est d'ailleurs de plus en plus amoureux. Il n'est pas à une contradiction près.
Il faut souligner un aspect du caractère de Ben. Il fait partie de ces éternels amoureux. Quand il arrive à la P.J., il repère une petite standardiste. Elle est blonde comme les blés, un corps comme il les aime, pas très grande avec des formes bien rondes, des minis à vous couper le souffle. Ben va rêver d'elle pendant des années. Il suffit de presque rien pour nourrir cet amour silencieux, un sourire, un bonjour au détour d'un couloir. Il aurait suffi de pas grand chose pour... Pour quoi ? Ben, par timidité, saura se contenter des regards. Il vit ainsi le plus souvent dans le sillage d'un de ces amours secrets qu'il cultive. Ça ne l'empêche pas d'aimer d'autres femmes.
Que de chemin parcouru par le jeune Kerouac depuis qu'il a abandonné sa Bretagne natale ! Il est arrivé à Paris à dix-huit ans, pressé de quitter une famille un peu étouffante, rêvant d'être poète. Il a vécu deux ans de petits boulots, en profitant pour visiter un peu le monde. L'Inde, le Népal, le Pérou, le Mexique, la Thaïlande, l'Indonésie, parcours classique jalonné de rencontres avec des fous, des rêveurs, des junkies, des copines moitié dingues et un peu putes.
Ensuite, il entre à l'école de police, choix étrange, dicté par l'attrait d'une bourse. Une vague histoire de drogue est à deux doigts de le faire virer, mais il s'en tire. Il vit un an avec une institutrice post hippie. Céline lui fait découvrir l'écologie et la littérature sud américaine. Quand ils se séparent, le jeune homme a découvert la vie parisienne et développé un goût immodéré pour le couscous et la peinture expressionniste. Il est aussi un des rares inspecteurs parisiens à militer chez les Verts.
Ben suit ensuite une formation en informatique du C.N.A.M. Son mémoire de stage porte sur les systèmes experts. Il développe SherLog, un embryon de système d'aide pour résoudre des enquêtes policières. Il se passionne pour son travail, travaille comme un dingue et se fait quelques solides amitiés dans le milieu de la recherche en informatique.
Un itinéraire jalonné de rencontres importantes, comme celle de Céline, de Namru, bientôt de celles de Sebastian, de Sally et enfin d'Axel.
Ben a hérité d'un nouveau dossier. On soupçonne Kim d'avoir essayé de descendre Agatha. Décidément la jeune Américaine se fait remarquer.
Ben démarre :
- Pourquoi avez-vous agressé Agatha hier soir ?
Kim met quelques secondes avant de répondre, consciente que tout ce qu'elle dira, pourra éventuellement être et sera utilisé contre elle.
- Si on doit se voir régulièrement, on pourrait se dire tu.
Ben refuse de se laisser distraire :
- Si vous voulez. Je suis chargé de l'enquête. Cela peut vous coûter cher. Vous reconnaissez avoir essayé de descendre Agatha la nuit dernière ?
Kim finit par répondre, avec un petit sourire :
- Arrête ! Je n'ai même pas essayé en rêve.
Ben n'attendait pas cette ligne de défense. Il dispose de suffisamment de preuves.
- Il n'y avait personne d'autre que vous hier soir dans les locaux de Zieutela.com, insiste-t-il. N'essayez pas de prétendre le contraire. La gendarmerie surveillait l'entreprise.
- Je n'ai rien prétendu. Je dis seulement que je ne suis pour rien dans l'agression contre Agatha.
- Alors qui ? Nous avons remonté la piste jusqu'à Zieutela.com. Un des gosses qui s'occupent de l'informatique ?
- Non. Laisse tomber ! On ne va quand même pas en faire un plat. Personne n'est mort que je sache.
- Si on va en faire un plat, un putain de plat. Le plat de tous les plats. J'ai l'ordre de pousser ce truc jusqu'au bout. Pour l'exemple. Que sais-tu exactement ?
- Presque rien et je ne veux rien dire tant que je n'aurai pas parlé à un avocat.
- On va déjeuner ?
- Pour que tu gâches le repas avec ces conneries ?
- Non ! Je te promets que je ne te parle pas d'Agatha avant le dessert. Et on parlera de Samper un autre jour.
- D'accord. Je connais un couscous gay, Porte de Saint-Cloud, propose Kim.
- On est parti !
Le repas est détendu. Ils ne parlent pas d'Agatha. Kim imaginait autrement ses rapports avec un flic.
Il me drague. Ce serait drôle. Il est plutôt mignon. Naïf, imprévisible. Nous avons fini de déjeuner, il va me raccompagner sur sa grosse moto, et il ne m'a toujours pas reparlé de son enquête.
Kim a mis le casque que lui a passé Ben. Ils sont installés sur la moto et s'apprêtent à partir quand arrive Marcel, la référence de Ben pour les milieux gays parisiens. Marcel évalue très vite la situation : Un des restaus gays les plus branchés de la capitale, son copain flic et un jeune homme qui se presse contre lui. Marcel :
- Ben. Je savais que tu y viendrais.
- Tu as le droit à deux questions, répond Ben amusé de la méprise.
Marcel décide d'adresser ses deux questions au passager de Ben. Il le pointe d'un doigt et demande :
- Ben est ton amant ?
Kim nie de la tête.
- Il aimerait l'être. Non ?
Kim est tout à coup gênée. Que répondre ? Qu'elle ne sait pas ? Qu'il la drague discrètement ? Elle s'en tire en éclatant de rire et retirant son casque. Au son de la voix, Marcel a compris son erreur.
Marcel fait rapidement une bise à Kim et s'approche pour en faire autant à Ben qui tend la main. Un rituel. Avant de rentrer dans le restau, il se retourne et crie au jeune flic :
- Tu vas la sauter ? Je suis sûr que c'est un bon coup.
La porte du restau s'est refermée sur lui. Kim murmure :
- Qu'est-ce qu'il y connaît, l'autre ?
Le silence s'installe que Kim ne sait comment rompre. C'est lui :
- J'aimerais que nous fassions l'amour.
Elle s'approche de lui, le regarde dans les yeux. Sa bouche s'approche. Il pense qu'elle va l'embrasser mais elle lui murmure :
- Mon petit chou. Ce n'est pas dans mes plans.
Il décide qu'ils peuvent aussi bien causer ici qu'ailleurs :
- Alors qui a agressé Agatha ? Quelqu'un qui voulait se faire passer pour toi ?
- Mauvaise pioche.
- Arrête de jouer. Dis moi ce que tu sais.
- Écoute. Jusqu'à hier, je n'avais jamais entendu parler d'Agatha. Je ne sais toujours pas ce que fait cette machine. Je ne sais rien. Je faisais de la paperasserie enfermée dans mon bureau et je n'étais même pas connectée. Sunny, l'ordinateur de Zieutela.com, était seul.
- Quelqu'un a pris le contrôle de Sunny et a attaqué Agatha ?
Explications de Kim :
- Non ! Quelqu'un s'est fait passer pour Sunny et a attaqué Agatha. Agatha a répondu en attaquant ma machine. Elle est arrivée à mettre à genoux Sunny. Mais une sécurité de Sunny s'est déclenchée, a coupé les connections et a tout re-configuré. Quand Agatha a essayé de recommencer, Sunny s'est mise à l'intoxiquer.
- Lui passer de fausses données. L'intoxiquer. Sunny générait des fichiers virtuels gigantesques qu'elle retournait en résultats aux robots de recherche d'Agatha. Cela a créé une brèche dans le firewall d'Agatha et Sunny s'y est engouffrée. C'est un démon de sécurité écrit par Axel un de nos jeunes qui a fait tout le boulot. Sunny avait des ordres : s'introduire chez l'assaillant et causer assez de dégâts pour le dissuader de recommencer, certainement pas détruire Agatha.
- Voilà. Sunny n'a fait que se défendre et a démoli son adversaire, résume Kim avec des tas de fierté dans la voix.
Ben ne comprend pas tout. La jeune femme lui plaît de plus en plus et même s'il n'a pas la moindre confiance en elle, il aimerait bien lui raconter ce qu'il sait d'Agatha. Il hésite et finit par sortir son ordinateur portable de sa sacoche. Il a une copie du journal d'Agatha pendant l'attaque.
Kim l'étudie en silence. Puis elle éclate de rire :
- L'attaquant a utilisé un bogue bien répertorié, une petite faiblesse dans la gestion des DNS, pas grave tant que quelqu'un ne s'amuse pas à vous balancer des millions de requêtes.
Ben ne voit pas ce qu'il y a de drôle. Elle continue.
- Je t'ai dit que personne ne pilotait Sunny. Regarde les temps de réactions d'Agatha. Ils sont bien trop courts, quasi identiques à ceux de Sunny. Personne ne pilotait Agatha non plus. Deux machines qui s'agressent. C'est dingue.
- Agatha contrôle l'un des portails les plus importants de France. Elle a été arrêtée pendant plusieurs heures. Cette agression a causé des millions de francs de perte. Et tu m'expliques que c'est une histoire de deux gonzesses virtuelles qui se foutent sur la gueule. Pour s'amuser ? Elles se disputent pour une histoire de mec ? Merde ! J'en ai ras le bol des informaticiens. Ils ne font jamais rien simplement. Je suis flic pas psychoroboticien. Comment j'explique ça à mes chefs ? Ne vous inquiétez pas les potes. Tout va s'arrêter de tourner parce qu'une merde virtuelle a ses vapeurs. Notre monde peut foutre le camp parce qu'une machine a ses ragadas. C'est ça que je dois aller leur expliquer ?
Kim continue à analyser le journal tout en prêtant une oreille distraite à Ben. Elle se décide à expliquer. La thèse de Kim :
- Zen ! Comme dans les westerns, on va te trouver un coupable, bien pourri, bien immonde. Je t'explique. Agatha et Sunny n'y sont pour rien. Deux petites soldates qui faisaient leur boulot et un badgaï.
- Tu vois ces premiers messages. Cela ne vient pas de Sunny mais d'une machine qui se fait passer pour Sunny. La syntaxe n'est même pas correcte. Regarde cette adresse.
- Le badgaï connaît bien les talents de Sunny. Je suis prête à parier qu'il s'agit de quelqu'un qui s'est fritté par le passé avec ma machine et qui a compris sa peine. Donc il se fait passer pour Sunny. Il a aussi étudié Agatha et sait très bien comment elle va réagir. Tout ça est organisé de manière magistrale. À partir d'un certain point, il ne peut plus avoir prévu ce qui allait se passer. Cela devient de l'improvisation, et ça devient vraiment génial.
- Tu ne comprends rien. Ne t'inquiète pas. Je ne suis pas encore très claire. Mais ça vient doucement. Reconstitution mon chou :
Dimanche 23:12, le badgaï se fait passer pour Sunny et attaque Agatha. Regarde ! Ce n'est pas la vraie adresse Sunny. Agatha résiste facilement à cette première attaque.
Dimanche 23:21, Agatha, croyant que l'attaque vient de Sunny, répond en envoyant massivement des milliers de messages à ma machine.
Dimanche 23:21 à 23:37, on assiste à une escalade. Agatha et Sunny essaient mutuellement de se submerger de messages.
Dimanche 23:37, Sunny, qui ne fait pas le poids comme puissance de calcul, commence à décrocher. Elle se déconnecte du réseau et se re-configure.
Dimanche 23:44, Sunny revient et a droit dans les minutes qui suivent à une nouvelle attaque d'Agatha. Cette fois, Sunny a changé de stratégie. Elle ne refuse plus les requêtes mais renvoie des gigaoctets de données artificielles. Regarde bien ! Le badgaï avec tout un paquet de machines déclenche un feu de requêtes pour aider à écrouler Agatha. Les messages de Sunny combinés à ceux du badgaï finissent par bloquer Agatha et un cheval de Troie envoyé par Sunny démolit son firewall. Regarde ! Du travail d'artiste.
Dimanche 23:55. Le badgaï en profite pour s'introduire aussi. Pour faire quoi ?
Résumé : Quelqu'un veut obtenir des infos détenues par Agatha ou souhaite détruire certaines de ces infos. Il orchestre un frittage entre Sunny et Agatha. Sunny avec l'aide du méchant gagne la bataille. Le méchant s'infiltre alors dans Agatha juste après que Sunny ait fait exploser le firewall. Il fait ce qu'il a à faire et disparaît.
Elle répond à une interruption de Ben après un long examen des traces :
- Le badgaï a eu accès à Agatha pendant au moins vingt-cinq minutes. Il n'est pas sûr qu'il ait obtenu tout ce qu'il cherchait. Agatha était en mauvais état pendant ce temps là. Donc ses temps de réponses devaient être très lents. Il fait quoi ce portail ?
- Il héberge des sites oueb et des tas de lignes de causeries.
Kim réfléchit. Puis :
- Je parierais pour les causeries et plutôt du cul, de la pédophilie ou du sado-maso. Des gens friqués parmi les clients du portail ?
Ben ne répond pas. Le portail gère des centaines de groupes et des dizaines de milliers d'internautes. Tout vérifier prendrait des mois. Sans compter les aspects légaux. Ils ont déjà eu du mal à convaincre les propriétaires du portail de leur laisser un accès officieux à leurs banques de données. Il interroge Kim :
- Je veux me faire sérieux le mec qui s'est payé Agatha. Tu es sûre que cela n'a rien à voir avec la disparition de Samper ?
- Ben voyons. Le prochain meurtre à Sèvres, tu vas aussi me le mettre sur le dos ?
Ben propose de la raccompagner.
Sur la moto, elle s'est serrée très fort contre lui. Il gare la moto et la raccompagne jusqu'à sa porte. Quand ils marchent, leurs mains se frôlent et il a l'impression que comme lui, elle fait tout pour. Un camion passe dans un énorme vacarme. Pour ne pas interrompre leur conversation, il a approché sa bouche de l'oreille de la jeune femme. Elle s'est légèrement déplacée pour que ma bouche frôle sa joue. J'ai l'impression que ses yeux inventent sans arrêt des jeux pour se coller aux miens. Je ne me suis pas mépris sur ces signaux ? Une invitation ?
Elle lui demande alors :
- Pourquoi as-tu choisi d'être flic ?
Il répond quelques phrases conventionnelles, habituelles. Comment a-t-il pu si mal décoder l'attitude de la jeune femme ?
Erreur cette main qui cherchait et frôlait la mienne ? Erreur son corps sur la moto qui sentait le mien ? Erreur ses regards ?
Il parle toujours mais le coeur n'y est pas. Tout est étrange chez elle, à commencer par son ménage à trois avec Fibo et Maya. Il ne croit plus en ses chances. Pas ce soir. Sans doute jamais. Il est temps de partir. Est-ce qu'il va lui serrer la main ? Lui faire une bise ?
Elle lui propose de prendre un dernier verre. Elle le fait entrer, lui colle un verre de whisky dans la main et le quitte pour aller se changer.
Il pense à ce qu'il a déjà appris sur elle. Une note de la police de San Francisco :
Kim Brown née à Santa Barbara, Californie. 25 ans. Blanche caucasienne. Cheveux roux, yeux marrons. Célibataire. Sa mère travaille comme caissière dans un seven eleven de San Pedro. Un demi-frère habite Miami, Floride. Le père a vécu quelques années à San Felipe en Baja California. Puis il a disparu. Une soeur est morte d'overdose en 1995. Kim est partie à dix-huit ans pour l'Europe. Elle possède toujours (emprunt en cours) une maison au 3100 Amarillo Ave. Hayward. Elle a un bachelor of science de Stanford, en informatique. Elle a travaillé comme ingénieur pour une boite de jeu informatique, Match Game, Mountain View, qui a fait faillite depuis. Elle a aussi longtemps été employée par Bay Massage, Menlo Park.
L'enfance de Kim. Les Misérables, version corrigée USA-fin-20ème-siècle avec welfare, armée du salut, églises, et le reste. La banlieue de San Francisco. Quand son alcoolo de père disparaît sans laisser d'adresse, Kim est encore à l'école primaire. La mère ne trouve que des amants minables et, entre deux dépressions, lave des voitures, bosse dans des fast food ou des super marchés. Les enfants s'élèvent seuls. Kim accumule les renvois du collège, les fugues, rencontre son premier juge, pas pour de vrai, un juge pour enfant. Un de ses anciens professeurs la décrit comme très intelligente mais rebelle. Puis déclic, Kim devient l'intello, dans un quartier où ça ne se fait pas trop. Elle entre dans ces quelques petits pour-cent qui surprennent seulement par l'existence même d'une possibilité de réussite scolaire.
Les informations qu'il a réunies sur elle sont loin de la dépeindre comme la gentille princesse qu'il voulait imaginer. Il repense à cette escroquerie sordide, sadique, d'une vieille voisine, qui aurait dû la conduire en prison si la vieille dame n'avait retiré sa plainte. Peut-on être amoureux d'une telle médiocrité ?
Ben a appris beaucoup de choses sur la jeune femme. Il s'est forgé une illusion qu'il faut maintenant arrimer à la réalité, recentrer, limer, reconstruire, restructurer.
Ben est surpris par le luxe de l'appartement. Tout est de très bon goût, super chic, super cher.
Il visite discrètement le salon. La bibliothèque lui raconte qu'elle lit peu. Les tiroirs du secrétaire sont bien rangés. Le PC est bloqué en attente de mot de passe et ne peut donc rien lui apprendre. Kim vient d'imprimer les programmes de ciné de Beaugrenelle. Ben découvre quelques lignes noires assez fines au bas des pages, un défaut de l'imprimante, le même défaut que sur la fameuse lettre anonyme.
Kim revient. Elle a changé sa tenue de secrétaire trop austère pour celle d'une bourgeoise branchée. Chevelure rousse lâchée, bronzage, sourire école-de-commerce.
Il n'est pas un spécialiste de la langue de bois alors il se lance sans tenter de finasser. Il a sorti une copie de la lettre anonyme de son portefeuille et attaque :
- Kim. Tu nous as envoyé cette lettre qui a déclenché l'enquête sur Zieutela.com. Maintenant, tu nous racontes que tu n'es au courant de rien. Tu me fais perdre mon temps.
Le sourire de Kim s'est figé. Elle a jeté juste un regard à la lettre anonyme. Il a cru déceler, un instant, une note d'angoisse dans son regard. Elle a peur. Mais elle retrouve vite son assurance.
- Ne vas surtout pas raconter ça ! Si certains l'entendent, ma peau ne vaut plus rien. Ce sont des conneries.
- La fameuse lettre anonyme présente quelques lignes noires très fines en bas de la page. Exactement le même défaut d'impression que sur ton imprimante. Cela ne peut pas être par hasard.
Elle a regardé les lignes noires, la signature involontaire de son imprimante. La surprise de la jeune femme semble bien réelle, un début de panique. Ben se surprend à la croire.
- Je n'ai jamais écrit cette lettre. Je ne sais pas comment elle a pu être imprimée ici. Mais ça me met dans de sales draps. Est-ce que tu peux me proposer l'immunité et une protection ?
- Nous ne sommes pas aux États-Unis. Je ne peux rien te promettre. Mais comprends-moi. Je veux trouver Samper s'il vit encore. S'il est mort, je veux son assassin et ça n'est pas toi. Non ? Je veux les vrais coupables, les chefs. Toi ? Je peux t'éviter la taule si tu n'as rien fait de trop grave. Quant à une protection, dis-moi de quoi.
Elle a repris son assurance et le regarde en souriant.
- Tu tires bien au revolver ?
- Si nous parlions sérieusement pour changer.
- Alors, l'immunité ?
- La loi française n'est pas très branchée sur ce genre de machin. Mais racontes-moi des trucs qui me plaisent et on verra ce qu'on peut faire.
- Tu es de quel signe du zodiaque ? Demande-t-elle.
Puis quelques secondes de silence et elle raconte.
Il s'agit de trafic de déchets industriels que, pour faire des économies, on balance un peu n'importe où. Samper était responsable de tout ça. Il débarrassait quelques petites boites de produits chimiques embarrassants à des prix défiants toute concurrence. Petits trafics minables sans envergure. Fibo n'a rien à voir là dedans si ce n'est son amitié avec Samper. Il se doutait de quelque chose, mais comme Samper arrosait gentiment le R.P.R. du département, il préférait fermer les yeux.
Cette histoire aurait pu être intéressante deux semaines plus tôt mais elle contredit trop tous les détails que Ben a grappillés dans son enquête. Même pour faire plaisir à Kim, le flic ne peut croire une seconde en l'innocence de Fibo. Si celui-ci n'apparaît nulle part officiellement dans Zieutela.com, Ben est convaincu qu'il en est le réel patron et que le trafic de déchets ne s'est pas limité à quelques broutilles.
Trop de faits rendent invraisemblable la version de Kim. Donc, pourquoi perdre plus de temps à l'écouter ? Il prend congé. Elle hésite. Finalement, elle applique son hygiène de vie : prendre ce que l'on désire.
Elle le suit sur le pallier et s'approche de lui. De sa main gauche, elle saisit la main de Ben ; de sa droite, elle lui capture le cou fermement. Son regard se visse sur celui du jeune flic comme dans les films. Leurs bouches se rapprochent. Elle a le goût de la cerise. Elle embrasse durement. Elle a l'odeur de la pluie qui menace. Le baiser dure et elle ferme les yeux. Elle presse son corps contre celui de Ben.
Ils se séparent. Il descend l'escalier.
Il ne sait plus. Il n'est même plus certain que cet instant ait vraiment existé.
Il voudrait retourner chez elle. Il hésite. Il remonte quatre à quatre les marches. Il est presque sûr de l'étage. Mais quelle porte ? Il ne sait plus. Celle-ci sans doute. Il n'ose pas utiliser la sonnerie. Il frappe silencieusement, puis un peu plus fort. Le silence redevient intégral. Il se décide à utiliser la sonnerie qui déchire la nuit. Toujours pas de réponse. Elle ne veut pas m'ouvrir ? Ce n'est pas la bonne porte ?
L'église voisine annonce l'heure juste. Il a encore sur les lèvres le goût de Kim. Il repart.
Ben avance la main. Sa main le brûle mais il ne la retire pas. Impression fugitive. Je reconnais la cicatrice. Je n'aurais jamais pu te faire mal. Ta robe remonte un peu trop haut et découvre tes cuisses et je ne vois plus que ta cicatrice toujours aussi blanche sur ta peau bronzée. J'avance la main. Je caresse la cicatrice.
Quelques notes sur le Pilot de Ben.
7 novembre : Reprendre toute l'enquête à zéro.
15 novembre : Pourquoi refusent-ils de me donner la seconde page ? Fibo et Kim ont disparu.
20 novembre : Kim est revenue. Zieutela.com contre toute attente existe toujours et n'a pas déposé son bilan. Nouveaux investisseurs.
13 décembre : J'ai enfin cette page. Des accusations mais pas une ombre de preuve ! Fibo à son tour est revenu.
15 décembre : Rencontré Lucinda qui fait une enquête sur le traitement des ordures dans le 92. Echangé notre pénurie d'information. Elle m'a donné le nom d'une usine de produits chimiques qui aurait utilisé les services de Zieutela.com. Je lui ai balancé la deuxième page. Si elle peut la vérifier, elle publie. Garder le contact. Retrouver les chauffeurs de ces putains de camions.
Extrait d'un l'article du Parisien début novembre : "... Tout cela ne porterait pas trop à conséquence. Mais les disparitions mystérieuses de Samper, le patron de Zieutela.com, et de Mme Busrenne, une permanente du R.P.R. qui serait aussi impliquée dans cette affaire, la rumeur non vérifiée de la mort du premier, laissent songeurs. Ils n'ont pas disparu pour quelques fûts de produits chimiques déposés au mauvais endroit... "
L'enquête est noyée dans le train-train. La surveillance de Zieutela.com continue. Ben décide de retourner voir Kim, pour l'enquête, parce qu'il en a envie. Ben :
- Bonjour ! Inspecteur Kerouac, P.J. Quand puis-je avoir un rendez-vous avec la Mme Brown ? C'est important.
- Demain, cinq heures. Super.
- Non. Aucun problème. Ça peut attendre jusqu'à demain.
- Dites. On vous a déjà dit que vous aviez une voix géniale.
- Non. Je suis sérieux. Une voix aussi grave et sensuelle, ça devrait être classé trésor national.
- Mais, non. Je ne déconne pas. Je passe énormément de temps au téléphone pour mon boulot et je suis devenu hyper sensible aux voix féminines. Je crois que je viens de tomber amoureux de la votre.
Ben a discrètement monté le son de sa chaîne stéréo et bien sûr la standardiste de Zieutela.com finit par poser la question que Ben attend et sa réponse est toute prête :
- C'est un CD de Louise Attaque. Ils passent ce soir à Bobigny. J'ai deux tickets. Ça vous dit de venir avec moi ?
- Mais non je ne vous propose pas ça pour vous tirer les vers du nez sur votre patronne. J'adore le son de votre voix et je vous invite à un concert... et à plus seulement si affinité. Et le plus n'aurait rien à voir avec une enquête de police.
- Vous serez où vers 19 heure ?
- Je passe vous prendre à Zieutela.com à 19 heure ? Vous n'avez rien contre les balades en moto ?
- Super.
Le lendemain. Bureau de Kim.
Ben est en cuir, casque de moto sous le bras, cheveux un peu trop longs, pas coiffés, boucle d'oreille, t-shirt aux couleurs un peu trop passées pour un inspecteur de police, jeans bien trop élimés.
Kim entre. Elle porte un tailleur noir super court qui met en valeur ses longues jambes. Sa chevelure rousse sous un bandeau noir encadre son visage intéressant éclairé d'énormes boucles d'oreilles noires comme le vernis des ongles. Décolleté plongeant sur une poitrine chaleureuse. Les mains qui tremblent légèrement trahissent la tension. Elle demande à Ben :
- Ça a marché avec Murielle ?
- Elle ne dévoile pas vos secrets. Je ne dévoile pas les siens.
Il est dans le vague complet. Il a l'impression que Kim depuis le premier jour l'a pris pour un blaireau et il n'aime pas ça. Il lui bredouille une série improvisée de questions sans vraiment de liens entre elles, la plupart sur des détails sans aucun intérêt. Il n'écoute même pas les réponses. La bizarrerie de certaines questions, le manque d'intérêt évident de Ben pour les réponses, réussissent à faire perdre à Kim sa belle assurance. Quelques gouttes de sueur perlent de son front. Elle se frotte plusieurs fois la joue du dos de la main. Elle s'énerve. Elle meuble les silences en tapotant sur son bureau avec un stylo.
De son coté, Ben a de plus en plus de mal à éloigner son regard de l'échancrure du corsage, des cuisses bronzées qui s'enfoncent dans la jupe trop courte. Silences.
Il avance la main. La cicatrice. Je n'aurais jamais pu te faire mal. Je ne vois plus que la cicatrice toujours aussi blanche sur la peau bronzée.
La nervosité de la jeune femme lui semble familière. Le dos de la main sur le joue. Des souvenirs émergent.
Une banlieue sinistre. Ben vient juste d'arriver à Paris. Pavillons. Clair de lune jouant à cache-cache avec un ciel si triste. Rues désertes. D'autres pavillons. La lune se dégage d'un gros nuage et éclaire une longue avenue qui descend vers la vallée. La silhouette au loin d'une jeune fille qui fait du stop au milieu de la nuit. Il s'arrête. Elle demande
- Vous allez vers Bagneux ?
Elle a un joli accent anglais, américain peut-être. Il lui fait du menton le signe de monter. Ensuite, ils échangent des banalités pour meubler les quelques minutes de la course.
- Ça roule bien et je ne suis pas pressé. Je vous approche.
Le regard en coin du jeune homme hésite entre la masse de cheveux roux et les longues jambes de la jeune fille. Ben a une vieille voiture de sport. On y est assis très bas. Les jambes remontent et surtout la jupe trop courte de l'inconnue.
Il essaie de se concentrer sur la conduite. Mais il ne vit plus que par ces centimètres de peau qui se découvrent. La jeune femme (pour lui, elle deviendra l'Américaine de Bagneux) a dû s'en apercevoir car elle tire régulièrement sur sa jupe mais sans succès. Une petite cicatrice blanche en forme de poire s'exhibe.
Elle est tendue. Elle se frotte plusieurs fois la joue du dos de la main. À ses silences, il sent qu'elle regrette d'être montée dans cette voiture, de se retrouver seule au milieu de la nuit avec un inconnu.
Il aurait pu tourner encore à droite et rejoindre sa route. Il a continué vers Bagneux. Une autre voiture aurait pu s'arrêter avant lui. Il aurait pu prendre un autre chemin. Tant d'autres choses auraient pu se passer.
Le silence s'installe.
Ben la rêve comme la jeune soeur qu'il n'a pas eue. Elle aurait pu tomber sur un salaud qui aurait profité de la nuit, de l'isolement, qui aurait profité d'elle. Il se félicite de l'emmener à bon port.
Elle est amante. Elle verra en lui l'homme qu'elle attendait. Elle l'invitera chez elle. Ils feront l'amour.
C'est une jeune môme effrayée qui fera tout ce qu'il veut. Elle a peur. Si j'insiste un peu, elle n'osera pas refuser.
Pour quelques billets, elle fera n'importe quoi. Il aurait dû marchander avant de la prendre. Ils auraient fait l'amour juste pour le prix de la course. Une fille seule qui fait du stop dans cette banlieue déserte au milieu de la nuit. Elle fera ce qu'il voudra pour un peu de d'argent. Combien ? Ai-je assez dans mon portefeuille ? Ce serait un peu gênant de regarder et de compter. Si je n'en ai pas assez, faudra-t-il chercher un distributeur. S'il y en a trop, il faudra le planquer pour qu'elle ne devienne pas trop gourmande.
Une jeune soeur, un bon coup, une putte, une gosse effrayée. Ben hésite entre ces scénarios, les mélange.
Le temps passe vite, trop vite. Ils entrent dans Bagneux.
Des couleurs flambent devant ses yeux. Est-ce ainsi que l'on devient violeur ? Parce que quelques centimètres de chairs ont fait céder des digues qui n'étaient pas solides.
Il suit les indications de la jolie américaine. Le moteur enfin arrêté leur permet de découvrir les bruits étouffés de la ville. Elle brise le silence :
- Je te propose un game, un jeu. Tu regardes. Tu peux dire et faire ce que tu veux mais tu ne touches pas.
- Si je touche ?
- Sorry. You loose.
- Je perds quoi ?
- Je disparais dans le fumée.
Sans attendre son accord, elle commence. Elle frotte lentement sa jupe sur la peau. Au hasard des mouvements de sa main, elle la remonte parfois très haut, pour parfois la tirer très loin vers le genou. Le tissu glisse sur la jambe. La cicatrice blanche se découvre et disparaît au rythme de ses mouvements. Le bruit de la soie devient obsédant. De son autre main, elle se caresse le bras, l'épaule. Elle se passe lascivement la langue sur la lèvre. Chaque mouvement est presque décomposé, interminable ; chaque geste traîne. Elle suit une musique étrange, mécanique, silencieuse. Frottement de la soie. Glissement de sa langue. Erotisme. Vulgarité des gestes un peu gauches. Elle revient sans cesse sur cette jambe qui se dénude peu à peu jusqu'à laisser entrevoir parfois un triangle de tissus blanc. Attente obsédante, presque douloureuse, du retour de ces apparitions. Les mouvements sont exotiques, brûlants de sensualité, maladroits.
Le souffle du jeune homme occupe tout l'espace.
Il avance la main et la pose sur le genou de la jeune fille.
Parce qu'il a l'argent, la voiture, la puissance, il se sent autorisé. Parce que son désir est trop fort, sa main a dérapé jusqu'à ces quelques centimètres de peau qui brillent dans la lumière pâle d'un réverbère. Il l'a touchée.
Il lève les yeux. Il la regarde et découvre qu'ils partagent la même panique.
La main de Ben le brûle mais il ne peut plus la bouger. Est-ce simplement comme cela que l'on devient un violeur ? Parce qu'on a voulu garder sa main sur la jambe d'une fille quelques instants de trop ? Parce qu'elle s'est mise à crier et que l'on a voulu la faire taire ? Parce qu'on a saisi la panique de son regard ?
Quelques instants plus tard, elle s'est dégagée de la voiture, trop pressée dans sa fuite. Ben sort aussi :
- Excuse-moi. N'aie pas peur. Je n'ai pas voulu.
Elle n'a plus peur. Elle rit trop fort. Elle n'a jamais eu peur. Elle s'approche de lui et lui fait une bise. Sa joue le brûle. Le regard de la fille le déchire. Il se défend :
- Tu as une cicatrice. Je n'aurais jamais pu te faire mal.
Lui a-t-il avoué cela sur le trottoir ? Ou était-ce un cri qu'il a jeté par la fenêtre en partant ? N'était-ce qu'une de ces incantations qu'il n'a prononcées que bien plus tard dans la solitude d'une autre balade nocturne ?
Le regard de Ben s'attarde sur le tailleur noir super court de Kim, sur ses jambes qu'elle croise haut, très haut. Elle sourit. Mais que veut-il ? Il est mignon mais il est un peu givré. Il lui dit :
- Tu as une cicatrice. Je n'aurais jamais pu te faire mal.
Kim a mis la main sur sa jupe à l'endroit de la cicatrice. Il continue :
- À cause de ta cicatrice, je n'aurais jamais pu te faire mal. Ce n'était qu'un jeu. Un jeu de cons.
Kim ferme les yeux. Elle se souvient vaguement :
- Le garçon de Bagneux ?
Silence de Ben.
Elle se rappelle comment elle a manipulé le jeune homme, comment elle l'a amené à force de silences, de sourires et d'exhibition de ses cuisses bronzées à la raccompagner jusque chez cette copine. Elle a inventé le jeu. C'était son jeu et c'est elle qui l'a interrompu quand elle l'a voulu. Elle a caressé son visage. Elle a perdu. Mais, qu'a-t-elle lu dans le regard du jeune homme pour qu'elle s'effraie, qu'elle fuit ?
Il se souvient qu'il a juste posé sa main sur la cuisse de la jeune fille quelques courts instants. Cela suffisait pour qu'il perde. Elle se rappelle qu'elle a caressé son visage. Cela la faisait perdre. Chacun des deux pense avoir perdu le jeu, ce soir là.
Pour elle, ce souvenir se mêle à un autre. Elle conduit une moto sur cette petite route de la vallée de Sonoma qui traverse les vergers. Cet autre garçon se serre contre elle. Les mains du garçon remontent des hanches, pétrissent ses seins. Il ne dit pas un mot. Elle rit très fort dans le vent.
À un stop, il saute de la moto et la traîne à quelques mètres de la route déserte. Elle rit encore mais se débat. Les mains du garçon s'insinuent sous sa jupe. Elles lui font mal et elle veut maintenant s'échapper. Elle crie, se débat, mais il est fort. Personne ne peut l'entendre alors elle se tait mais elle continue sa lutte. Elle résiste. Alors il la frappe, une première fois, puis une seconde plus fort. Elle cède. Elle pleure.
Plus tard, il l'abandonne au bord de la route. Il part à pied sans un mot, sans se retourner, dans la campagne.
Le temps a passé et le jeune flic est maintenant devant elle. Comment a-t-elle pu voir une menace dans son regard ?
Elle est là, surgie du passé. Cette fois, il ne la laissera pas disparaître.
Il s'approche et la prend dans ses bras. Il franchit lentement les quelques mètres qui la séparent de lui. Il ferme les yeux et ils s'embrassent. Elle est si grande qu'il lui faut à peine incliner la tête. Il découvre en même temps l'odeur un peu trop forte de son parfum, sa chaleur, le contact de la soie de sa chemise, la caresse de sa main de la jolie Américaine. Sa bouche parcourt la joue de Kim et cherche ses lèvres. Ils s'embrassent légèrement.
Kim fait les quelques pas qui la sépare de lui doucement, silencieusement. Ben baisse les yeux et fixe ces pieds bien à plat qui glissent sur le sol et se rapprochent de lui. L'un d'eux s'est glissé entre ses propres pieds. Tout son corps attend le contact du corps de la jeune fille. Il ne voit plus que cette jambe nue qui se presse maintenant contre sa jambe, cette hanche qui se frotte contre son sexe. Il ferme les yeux. Elle embrasse fermement sa bouche.
Ben rêvera de ces instants. Il finira par accumuler une collection de souvenirs, des variantes de ces moments qu'il jouera et rejouera encore et encore. Dans toutes, un énorme divan, très moderne, très rouge, très design inflige sa présence imposante. Dans toutes aussi, la musique de Louise Attaque se mêle au parfum trop lourd de la jeune femme pour tenir compagnie à une histoire qu'il a vécue, une histoire qu'il invente.
Kim en noir, le divan rouge, le parfum. Ils sont sur le divan quand ils font l'amour ? L'amour est furtif, presque silencieux, sans tendresse. Toute cette histoire est bien ancrée dans sa mémoire, de rouge et de noir. Et si quelqu'un vient s'en mêler, il sait qu'il va craquer. Et toute cette histoire, il la rejoue dans sa mémoire. Est bien ancrée dans sa mémoire.
Il reprend l'interrogatoire. Surprise de Ben. Elle semble décidée à parler. Elle ne protège plus Samper, ni même Fibo, et raconte :
- Samper a arrêté ses études après le bac pour entrer dans les affaires. Des trucs pourris. Il a fait un an de prison pour avoir convaincu de façon un peu brutale un commerçant de vendre sa boutique à des promoteurs immobiliers. Il a aussi été impliqué dans un viager qui s'est terminé de façon douteuse.
- C'est un vieux copain de Fibo. Ils se sont rencontrés un peu après la sortie de Samper de La Santé. Samper est devenu sa petite main, son exécuteur des basses oeuvres.
Tout ça Ben le sait mais il n'ose l'interrompre. Elle continue :
- Que veux-tu savoir sur Zieutela.com ? Je m'occupais de tout sauf des livraisons et de la comptabilité. Je ne suis pas naïve au point de croire que ce que nous vendions suffisait à faire vivre la boite. Je connaissais le gros salaire de Samper qui ne foutait pas grand chose. La boite payait trois chauffeurs quand un aurait largement suffi. Même la maîtresse de Samper avait droit à sa feuille de paye. Elle n'a jamais mis les pieds dans la boite.
- J'ai deux acheteuses super top, des informaticiens géniaux, une équipe marketing d'enfer. Ça commence à décoller.
- Si tu veux, parlons de la fameuse lettre. Je te promets que je ne l'ai jamais envoyée. J'en ai beaucoup entendu parler par Fibo qu'elle a rendu comme fou. Puis par toi. Par d'autres. Vous étiez tous obsédés par cette lettre.
- Elle a peut-être été imprimée chez moi. Mais ça n'est pas par moi. S'il avait su qu'on avait utilisé mon ordinateur...
- Qui l'a envoyée ? Ça pourrait être Axel, un des informaticiens de la boite. Ça lui est arrivé de baby-sitter mon appartement quand je partais en week-end. Axel Coeur a débarqué un beau matin avec une vague lettre de référence et je l'ai embauché, un mi-temps. C'est lui qui a découvert que la boite servait de façade à un trafic de déchets. Il est venu m'en parler.
Ben ne peut croire qu'elle dirigeait Zieutela.com et ignorait ses trafics. La jeune femme continue :
- Crois-moi si tu veux. Je me suis assez vite doutée que Samper se livrait à des trafics douteux. Mais je n'étais qu'une employée. Ce sont d'abord les déplacements de camions que j'ai trouvés bizarres. J'ai interrogé Fibo qui m'a fait comprendre que la porte était au bout de la curiosité. Alors tu fermes ta gueule et tu ne vois plus rien.
- Axel avait réuni un maximum d'informations sur les trafics de déchets. Il avait surtout obtenu des copies de fichiers du PC de Fibo avec des listes de livraisons. Dans ces fichiers, les transports étaient annotés D, XD, XXD. D'après Axel, pour dangereux, et (très) très dangereux. Il s'agissait de produits chimiques provenant d'usines d'un peu partout, des acides, de l'amiante, des teintures. Ces mecs ne réalisent pas les risques qu'ils prennent.
- Je lui ai demandé s'il allait tout raconter à la police. Il m'a répondu qu'il n'était pas suicidaire. Ensuite, Samper a disparu et Axel tout de suite après.
- Axel, un agent de la Guilde ? Au secours ! Je ne sais pas grand chose de lui. Il a 21 ans. Il est étudiant. Il bossait pour nous à temps partiel. Je peux te passer sa fiche d'embauche. J'ai voulu le contacter depuis. Le téléphone et l'adresse sont bidons.
Ben pourra vérifier qu'aucun Axel Coeur n'a jamais déclaré d'impôt, ni d'ailleurs immatriculé de véhicule ou utilisé la sécu. En tous cas, pas sous ce nom. Officiellement, Axel Coeur n'existe pas. Axel Coeur, A. Coeur, Hacker. Des astuces de gosses ? Un truc d'adulte.
Kim continue :
- Samper avait des problèmes de fric. Il jouait grave. Malgré tout le blé qu'il se faisait avec ses combines, il était fauché, il avait de grosses dettes. J'ai entendu un jour Fibo le menacer de le laisser tomber s'il continuait à piquer dans la caisse. En plus, sa femme le trompait avec tous les porteurs de teub du quartier. Il était de plus en plus dépressif. Les journaux racontent qu'il a été exécuté. Je suppose que vous avez essayé de vérifier.
Ben décide que c'est un peu à son tour de parler :
- Les gendarmes s'occupent de l'enquête. Une voisine l'a vu partir de chez lui un soir avec sa femme et ses deux enfants. Il avait l'air pressé mais il a quand même trouvé le temps de retourner chercher le doudou de la petite. Ils ont pris un avion pour les Canaries. Ensuite, il a loué un voilier et on perd leurs traces. La police de Sardaigne a retrouvé le voilier avec des traces de sang. C'est tout. Mais parle-moi du départ de Samper, de son dernier jour.
Ça s'est passé comme ça, ce matin-là dans les locaux de Zieutela.com :
- Kim, sais-tu où est Axel ? Interroge Frank, un des petits jeunes récemment arrivés.
- Mais qu'est-ce qu'ils ont tous après Axel aujourd'hui. J'ai une Sally qui a déjà appelé quatre fois pour lui. Je ne suis pas sa secrétaire. Qu'est ce que tu lui veux ?
- Je ne sais pas faire marcher le programme de sauvegarde.
- Arrêtes. Il suffit de suivre les instructions.
- Ça explique comment faire des sauvegardes pas comment en supprimer.
- Mais, t'es ouf ! On ne supprime pas les sauvegardes.
- Tu expliques ça à Samper. Il est fou de rage et gueule depuis une demi-heure. Il me demande de supprimer des trucs et je ne sais pas comment faire.
Kim a bien remarqué la nervosité de Samper. Maintenant Fibo est arrivé et ils se sont enfermés tous les deux dans le bureau de direction. Ils lui ont demandé sans politesse de vider les lieux. Pas de gants avec elle aujourd'hui.
Kim a commencé à expliquer à Frank. Mais Samper et Fibo n'ont pas la patience d'attendre. Ils débarquent. Le premier demande où se trouve la machine des sauvegardes. Elle la montre du doigt, un PC bas de gamme. Il arrache brutalement les câbles, et part avec la tour. Fibo qui n'a pas perdu son calme habituel demande à Frank ahuri où sont rangés les CD de sauvegarde. Mime. Frank montre la boite. Fibo la montre à son tour et fait signe au jeune homme de la prendre et de suivre Samper qui se dirige vers le parking. Kim a le sentiment que Zieutela.com va se retrouver pour un temps sans sauvegarde. Fibo lui sourit d'un air un peu triste. Il fait un petit geste d'excuse et s'éloigne.
La fin de matinée se traîne dans une tension palpable. Tout le monde a compris qu'il se passe quelque chose, mais personne n'ose questionner ou protester. Les camionneurs sont partis les premiers avec leurs camions sans même jeter un regard aux livraisons de fringues prévues pour la journée. Samper embarque régulièrement des dossiers dans le coffre de sa Safrane. Fibo, enfermé dans le bureau de direction, est très occupé. Les autres essaient sans succès de s'intéresser à leur travail.
Kim n'a inscrit ce jour là qu'un seul mot sur son agenda électronique : naufrage.
Voilà ce que Kim lui raconte. Pas grand chose de nouveau mais cela confirme ce qu'il savait déjà.
Ben a décidé de retrouver Axel Coeur. Il ne croit pas au hasard qui a conduit le jeune homme chez Zieutela.com, à la chance qui lui a permis de découvrir si vite la face cachée de l'entreprise. Ben ne sait pas encore que la recherche d'Axel va devenir son passe-temps favori. Pour l'instant, lui faut-il lancer un avis de recherche comme témoin dans la disparition de Samper ? Les autorités se font tirer l'oreille pour accepter. Rechercher qui ? Le jeune homme semble n'avoir jamais existé.
La seule piste sérieuse est fournie par l'ingénieur système de Zieutela.com qui lui apprend qu'Alex a travaillé pour Net Security, une compagnie spécialisée dans la protection informatique des entreprises. Vérification :
- Axel Coeur a bien travaillé à temps partiel pour nous pendant un an. Il nous a quittés à la fin de l'année dernière.
- Il travaillait comme corsaire.
- Le travail d'un corsaire consiste à tester par tous les moyens, la sécurité informatique d'un client. Comme les corsaires du bon vieux temps, ils ont une lettre de course qui les autorise à travailler. La grande différence est qu'ils ne s'attaquent pas à l'ennemi mais aux systèmes des clients. Nous ne nous battons pas contre les méchants. Notre rôle est seulement de détecter les trous de sécurité. Si nous trouvons des traces d'intrusion, nous prévenons le client.
- Non ! Nous n'avons pas à proposer de solutions. Nous devons juste détecter les faiblesses de leur installations. Il vaut mieux ne pas confondre les rôles. Que diriez-vous si nous vous vendons un système de firewalls, ces pare-feu qui sont sensés vous protéger des intrusions, et puis l'année d'après, nous vous expliquons qu'il ne protège pas vraiment ?
- Comment nous procédons ? D'abord, nous utilisons quelques jeunes, des mousses, pour tester les points d'entrées de l'entreprise. Ils essaient tout ce qu'ils trouvent, numéros de téléphones, numéros I.P., tout ce qui est ouvert vers l'extérieur. Ils analysent toutes ces portes, les machines qui sont derrières, les versions du logiciel, les pare-feu.
- Nous avons nos propres bases de données, les listes de tous les trous de sécurité répertoriés. Une dizaine de personnes, en permanence, étudient pour nous les documentations des constructeurs. Ils sont à l'écoute du réseau, participent aux forums de la toile, pour obtenir cette information. Heureusement pour nous, les informaticiens aiment frimer. Quand ils découvrent un trou de sécurité, ils s'empressent de le raconter partout et nous classons.
- Quand les mousses ont réuni assez d'information, ce qui peut prendre des jours pour une grosse entreprise, un corsaire prend le relais. Souvent, il ne lui reste plus qu'à répertorier les trous de sécurité et pondre un rapport. Quand l'entreprise est mieux protégée, nous entrons dans la partie mystérieuse, la part du talent. Cela devient du travail d'artiste.
- Axel est bon, très bon. Il n'est resté mousse que quelques semaines. Il sait s'introduire n'importe où. Il est redoutable. Mes corsaires ont fini par établir une mesure, l'axelday. Le nombre d'axeldays d'un système est le nombre de jours qu'il faut à Axel pour s'y introduire. Je n'ai connu que peu de systèmes qui ait atteint les dix axeldays.
- Axel ne travaille plus pour nous. Vous comprenez que dans notre métier, la confiance du client est essentielle. Nos corsaires doivent être au-dessus de tout soupçon. Nous avons accès à des informations confidentielles : des dossiers médicaux, des comptes bancaires, des équipements militaires ou pire.
(Ce pire inquiète Ben qui préfère décider que c'est une figure de style.)
- Nous pensons qu'Axel a utilisé des informations obtenues chez un client. Je n'ai pas le droit de vous donner de détails.
- Bien sûr, nous avons enquêté sur lui à l'embauche. Tous nos employés passent à la moulinette. Quand les voyants rouges se sont allumés, j'ai demandé à voir son dossier. Il était quasi-vide. Je n'ai jamais pu savoir ce qui s'était passé, comment il a pu obtenir le poste.
- Chez nous, dans le doute, nous filons un gros paquet de dollars et adios.
Note de Ben ce soir là : retrouver Axel Coeur.
L'enquête sombre dans l'ennui. Mais même si nous n'avons pas encore eu l'occasion de nous en rendre compte, Ben est un bon flic et même un putain de bon flic. Cela demande de l'intuition, de l'obstination et, surtout, l'arme principale de la police, de la patience. Ben s'impose donc régulièrement une demi-journée à surveiller Zieutela.com. Pendant plusieurs semaines, il ne se passe rien. Enfin, une fin d'après midi, Ben en planque dans la rue devant la P.M.E., voit Fibo et un des camionneurs entrer dans le garage de l'immeuble. Ils en ressortent peu après, Fibo au volant de la B.M.W., l'autre conduisant un gros Renault qui semble vide. Le camionneur a l'air tendu. Ben décide de les filer.
Le camion s'arrête une première fois dans une entreprise de Colombes. Grandes grilles. Sécurité. Une heure passe. Le camion repart avec cette fois deux camionneurs. Le chargement s'est passé dans un entrepôt loin du regard indiscret de Ben. Plus de trace de Fibo et de la B.M.W. Ben décide de rester dans le sillage du camion. Après plusieurs heures de route, ils sont en Sologne, Le camion s'engage enfin sur un petit chemin dont un panneau discret communique qu'il mène à une décharge. Jackpot ? Etre un bon flic cela implique surtout d'avoir de la chance.
Dilemme habituel. On appelle la cavalerie qui débarque et embarque tout le monde ? On surveille discrètement ? Ben choisit la discrétion.
Il se dégote un petit hôtel minable, sur la nationale, pas très loin de la décharge et s'installe dans une petite chambre d'où il peut surveiller le chemin.
Le soir est tombé. Ben s'est installé pour dîner. Il fraternise avec un ouvrier agricole qui occupe la table voisine. Le cou du type est énorme, plus large que sa tête et rejoint ses épaules de lutteur presque à l'horizontale. C'est une véritable armoire normande. De cette masse de muscles presque noire de métissage et de soleil, s'échappe une voix douce, chaleureuse et tranquille. Les yeux brillent de vivacité, d'intelligence.
Le restaurant se remplit doucement. Le buffet solide et bon marché a attiré des représentants de commerces en tournée, une équipe de maçons marocains, quelques célibataires du coin qui échappent à la corvée de cuisine quotidienne, à la solitude.
L'ouvrier agricole, il s'appelle Sebastian, explique à Ben que la nuit est idéale pour observer Saturne et ses anneaux. Il lui dessine, sur un bout de la nappe en papier, une carte du ciel assez détaillée et lui raconte les étoiles.
Un peu plus tard, Ben est dans sa chambre. Il ne sait pas comment Sebastian a compris qu'il surveillait la décharge. Il se rappelle son sourire en coin :
- La forêt est belle du coté de la décharge. Je peux te faire visiter si tu veux.
Ce mec n'a pas cru une seconde à mon histoire de représentant de commerce. Il a compris à mes questions pourtant prudentes que je m'intéressais à la décharge.
Je l'ai d'abord pris pour un ouvrier agricole. Tout faux. Bien sûr, sa chemise délavée, l'overdose de soleil, les mains durcies par le travail, j'avais des excuses. Qui est-ce ? Un intello qui a tout plaqué pour élever des chèvres ? Un membre de la bande à Baader qui se planque en attendant des jours meilleurs ?
La soirée de surveillance ne donne rien. Le lendemain matin, Ben interroge discrètement la patronne. Elle est ravie d'avoir quelqu'un qui l'écoute. Elle ne sait rien sur la décharge mais est intarissable sur Sebastian :
- Monsieur Chabbe est un artiste. Moi, j'ai pas fait d'études et je ne peux pas dire si c'est bien ce qu'il fait.
- Pour sûr, il bosse beaucoup. Ça n'est pas du boulot facile et ça coûte beaucoup. Il fait venir des camions de matériaux, des produits qui valent des sous.
- Des gens viennent même de l'étranger en demandant après Monsieur Chabbe.
- Les gens qui viennent pour lui dorment rarement ici. Nous ne sommes pas assez chics pour eux. Ils veulent des étoiles.
- Son atelier ? Le hangar quoi. Vous prenez le chemin des décharges et en haut de la colline, au lieu de tourner à droite, vous allez sur la gauche. Et puis vous en avez encore pour un bon kilomètre après le petit bois.
Ben se décide à faire une petite visite à Sebastian qu'il a trouvé vraiment intéressant et qui pourrait s'avérer utile.
Il trouve assez facilement le hangar de l'artiste, une gigantesque armature métallique avec de grandes baies vitrées qui se dresse au sommet de la colline. Le chemin abouti du coté nord, sur l'arrière du bâtiment. Ben fait le tour. Sur la façade sud, il trouve un grand portail ouvert sur le vacarme assourdissant d'une machine. Il est impatient d'examiner la structure gigantesque qui occupe le hangar. Alors il entre.
Les dizaines de teintes du béton se marient pour partir à la conquête des poutres qui s'enchevêtrent, beige, marron, gris, blanc. Le monstre est assoupi, inachevé. Sur un des cotés, des coffrages de bois attendent la prochaine coulée. La présence est impressionnante, familière, un peu inquiétante. Ailleurs, autrement, différemment. Cette image réveille des milliers de formes, d'impressions, de motifs, de sensations dans l'esprit de Ben. Ailleurs, totalement autrement. Ces formes mathématiques, ces courbes, ces plans, tout semble familier.
Délire. Mégalomanie. Talent. Violence. Force. Démence. Intensité. Ben essaiera de décrire à Céline la chose sans vraiment réussir à capturer sa complexité et sa simplicité. Pour l'instant, il se laisse emporter. Son regard se perd dans les plans qui se déchirent, se superposent. Ses yeux découvrent le vertige d'un aplomb, les hésitations d'une colonne qui se fond dans les profondeurs de la structure. Il s'égare dans le labyrinthe des formes, gravit des escaliers impossibles, glisse sur des rampes inouïes. Plus de repère ni de géographie pour cette géométrie nouvelle.
Tinguely, Picasso, Gaudi, Kiesler. Ben essaiera sans succès de classer cette rencontre, de la banaliser. Tentative vaine d'expliquer.
Dans un coin du hangar, Sebastian s'acharne sur une vieille bétonnière. Il enfourne des pelletées de cailloux où le blanc et le rose dominent. Il a à peine jeté un regard à Ben. Le jeune flic tombe le cuir.
Ils savourent dans le silence le plaisir du travail partagé. Leurs pelletés de pierres s'entrecroisent dans l'amitié qui se noue. Ils prennent ensemble le rythme.
Quand le béton est prêt, il faut dans l'urgence le couler. Ils le transportent dans des seaux trop lourds, le versent dans le moule. L'urgence se prolonge jusqu'à ce qu'un mot de Sebastian décide que ce qui reste n'est plus utilisable. Alors, il faut laver, ranger.
Longtemps après, quand ils ont fini de tout remettre en place, Sebastian sort deux bières et Ben ses cigarettes.
Beauté. Est-ce beau ? Intéressant ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Il se sent incapable de toute analyse. Il ressent la construction comme une présence, une force. Il ne l'aime pas, ne la déteste pas.
Sculpture. Architecture. L'emploi même de tels mots rangerait, limiterait l'oeuvre de Sebastian. Travail est un mot acceptable. Un travail solide, intense qui déplace Sebastian du monde des artistes dans celui des ouvriers, des artisans, des compagnons.
- Quel beau boulot !, murmure Ben.
Il laisse Sebastien parler :
- J'ai choisit le béton, mon ami. Le béton pour l'effort qu'il implique, un travail dur pénible, un travail lent, ingrat, un travail qui ne tolère ni l'erreur, ni l'approximatif. Dans l'effort, je peux oublier tout ce que j'ai appris. Ces kilos qui pèsent de plus en plus lourds me font découvrir la matière. Je retrouve les sensations de la pierre que je ne sculpte plus que rarement, les couleurs de la palette que j'ai jetée, la beauté de ces merveilles que j'ai mis des années à rechercher dans les musées du monde pour ensuite m'efforcer de les oublier.
- Dans une ombre du béton, il faut savoir trouver la couleur du ciel. Dans une structure de fer, il faut pouvoir imprimer un sourire.
Long silence. Puis encore des mots murmurés, bégayés, parfois raturés.
Ailleurs, autrement, différemment, une image ancienne frôle la surface. Elle agite l'onde et s'impose peu à peu. Ben a déjà rencontré le monde de Sebastian. C'était pendant une intervention de police. La routine.
Un homme s'était barricadé chez lui avec sa petite fille de trois ans. Comment s'appelait-il ? Il avait pété les plombs un beau matin. La police hésitait à intervenir à cause de la gosse. Témoignage d'une voisine :
- Il a perdu son travail l'année dernière, au début de l'été. Il ne l'a dit à personne. Il s'est enfermé chez lui pour éviter d'avoir à en parler, pour le cacher. On a mis des mois avant de s'apercevoir de quelques choses. Il passe ses jours et ses nuits à des jeux d'ordinateurs, sur le réseau. Heureusement, sa femme ramène un salaire.
Elle continue soulagée de pouvoir raconter :
- Il est grave ! Il ne fait rien d'autre que ses jeux. Sa femme craque. Il n'est pas sorti depuis au moins six mois. Toujours le même jeu avec d'autres cinglés du monde entier. Il ne vit que pour ça, dort de moins en moins, ne parle plus à personne, même pas à ses enfants. Il vit dans son jeu.
Sa femme ne peut pas comprendre pourquoi il a décroché de la réalité. Elle n'a jamais compris l'intérêt de ces mondes virtuels. Comment pourrait-elle accepter qu'il la quitte, qu'il abandonne sa fille, ses amis, pour ces ombres qui gigotent sur l'écran ?
Ils avaient fini par forcer la porte. L'appartement était d'une saleté repoussante. La mère était en déplacement pour une semaine et il laissait les ordures s'entasser et sa petite fille crever de faim. Il n'évita la prison que parce que la dose d'héroïne qu'il venait de consommer le mettait définitivement à l'abri de la réalité.
Sur l'écran de PC, Ben va découvrir Gaïa, un jeu électronique peu connu du grand public, mais qui a su fidéliser une petite foule de fanatiques. Dans son enquête, Ben va apprendre que ce jeu est devenu une vraie culture, presque une secte avec ses journaux, pour la plupart sur la toile, ses rencontres, le plus souvent virtuelles, ses fous. Le mort était un des dingues du jeu. La réussite que la vie lui refusait, la gloire, l'amitié, il les avait trouvées parmi cette communauté de cinglés. Il était devenu prophète de Gaïa.
Ben a reconnu le jeu dans la sculpture monstrueuse de Sebastian. Il regarde Sebastian et lui dit :
- Ton monde pourrait s'appeler Gaïa.
- Gaïa est son nom.
- Le jeu Gaïa ? Tu as cherché à reconstituer le jeu Gaïa ?
- Tu connais ce jeu ? Non. Ma sculpture existait avant leur jeu. Ils ont utilisé ma sculpture, mon ami. Pas l'inverse. Je n'ai rien à voir avec leur jeu de dingues si ce n'est que ça paie une bonne partie des traites. Gaïa est ma création. Ils l'ont utilisé comme décors pour leur jeu. Ils m'envoient un gros chèque tous les mois. Leur truc est gratuit et ils font plein de blé. Je ne comprends pas.
- Tu y as joué ?
- Oui ! Une fois et ça m'a fait gerber. Mon monde à moi, on le construit avec ses tripes, on le touche avec ses pognes. J'aime bien l'idée que des gens puissent vivre dedans. Mais je voudrais que ça soit dans le vrai, pas dans des tableaux de bits.
Ben défend le jeu :
- Je trouve que leur jeu est arrivé à saisir l'esprit de ta structure. Dans le jeu, on vit sur cette structure, on passe ses vies à découvrir cette structure, à se battre ou s'aimer à mort avec les autres visiteurs de la structure. Ils ont fait vivre ton monde.
- Je n'y suis pour rien. Je fais une sculpture, un monde, le mien. Après, il vit sa vie. Je ne me retrouve pas dans leur jeu même s'ils sont restés assez fidèles à l'esthétique de mon travail.
Ben essaie de se rappeler le monde de Gaïa. C'est bien celui de Sebastian mais immense, à l'échelle d'une petite ville, bien plus grand que dans la réalité, incomplet aussi. Ben pense : c'était l'été dernier. La structure de Sebastian a dû évoluer depuis. Aussi, de manière subtile, le monde virtuel est-il différent, plus complexe, plus fini que l'espace réel, le vrai Gaïa. Ben se rappelle ses soirées sur le jeu. On apportait un peu de soi dans leur monde. Un avatar ne creusait-il pas une galerie ? Un autre ne peignait-il pas une fresque ? Le monde de Gaïa était un monde en mouvement.
Ben essaie encore de défendre le jeu :
- Ce que j'aime dans leur jeu, c'est que tu ne vois que les gens que tu veux voir, ceux que tu connais ou que tu acceptes de rencontrer. Si tu veux la solitude, tu peux être seul, si tu veux rencontrer quelqu'un, ça arrive. Tout est possible. Si chaque utilisateur ajoutait son avatar à la structure, elle serait vite plus encombrée que le métro à l'heure de pointe et elle se dégraderait très vite. Mais ils font vivre plusieurs versions de Gaïa qui naissent, se joignent, ou meurent au fil des demandes des joueurs.
Ben a branché la conversation sur la décharge. Sebastian y est déjà allé récupérer des matériaux. Le flic résume son enquête. Sebastian raconte :
- Les types de la décharge ne sont pas clairs. Ils n'aiment pas qu'on aille là-bas. Ils se sont à chaque fois arrangés pour me virer poliment le plus vite possible.
- Je connais bien le coin. Je pense savoir où ils mettent les déchets illégaux. Je braconne un peu et, un matin, j'ai vu un camion décharger des fûts dans un coin perdu de la forêt.
- Je viens avec toi sinon tu ne trouveras jamais.
Ils partent à pied dans la forêt. Juste avant la décharge, Sebastian indique un mauvais chemin de terre qui gravit les flancs d'une colline voisine. Ils s'y engagent. Ils arrivent à une carrière abandonnée. Puis, ils empruntent un autre chemin qui longe un petit ruisseau d'eaux sales sur une centaine de mètres. Sebastian s'est pris au jeu. Ben ressent ce mélange grisant de peur et de plaisir qui le prévient quand une confrontation physique pointe à l'horizon. Ils parlent maintenant à voix basse. Comme dans les films, ils s'essaient à la marche zéro-décibel.
Un peu plus loin, un bunker presque en ruine bloque le passage. Deux ou trois vieilles bâtisses, les ruines d'une ferme et de ses dépendances, contribuent à construire un espace de désolation.
Le regard du flic a enregistré des marques d'un renforcement du chemin avec des pierres. Quelques arbustes ont été arrachés récemment pour faciliter le passage, des traces de camions. Il découvre assez vite quelques fûts presque neufs mal cachés au fond d'un fossé. Deux d'entre eux ont des marques qui indiquent la toxicité de leur contenu. Il s'intéresse aussi à un talus dont certaines couleurs irisées trahissent le caractère artificiel et qui pourrait héberger des tonnes de produits chimiques. Les malfrats n'ont pas fait dans la dentelle. Ben est prêt à parier que la propriété du lieu ne sera pas claire, les responsabilités douteuses et que le nettoyage reviendra à l'Etat. Il doit s'agir, selon la terminologie de la bureaucratie, d'un site pollué orphelin inconnu et à vue de nez un site très important. Les pollueurs ont dû commencer par remplir la petite carrière de calcaire, que Ben a entr'aperçue. Puis ils se sont mis à entasser leurs produits à même le sol et à essayer de les couvrir de couches de terres, construisant ce talus.
- Ça pue, s'exclame Ben. Qu'est-ce que cela peut bien être d'après toi ?
- Pour un écolo, tu ne connais pas bien l'ennemi. Ether. Plus sans doute benzène et phénol.
Ben en a froid dans le dos. Il ferme les yeux et imagine les fûts qui se mettent à fuir, des produits chimiques qui se déversent dans le ruisseau et de là vers la rivière voisine. Sebastian ne cherche pas à le rassurer :
- Regarde cette fougère ! Je n'ai jamais rien vu de pareil. A mon avis, c'est une espèce mutante.
Le flic s'est abîmé dans des pensées sombres. Il continue distraitement l'inspection des lieux. Il contourne un blockhaus quand soudain le ciel lui tombe sur la tête et son crâne explose.
Bien plus tard, Ben entend une voix dans la nuit. Tout son corps brûle. On le secoue et des cris lui vrillent les tempes.
- Ça va ? Ben ? Ça va ?
Il finit par reconnaître la voix de Sebastian. Il essaie d'ouvrir les yeux et retombe dans les pommes. Un long moment plus tard, il revient à lui et arrive à dominer son envie de dégueuler pour répondre :
- Tu sais que tu es un putain de grand artiste ?
Sebastian lui raconte ce qui s'est passé, le bout de film qu'il a raté. Les camionneurs les ont surpris. Ben s'est fait tout de suite étendre d'un coup de batte de base-ball qui aurait dû le tuer. Sebastian a essayé de résister et il s'est fait aussi démolir. Il a un oeil au beurre noir, un gros oeuf sur le crâne, une jambe qui saigne et un bras bien abîmé. Il a pu entendre les tueurs demander des instructions par téléphone. Sebastian :
- On devrait bientôt savoir à quoi s'en tenir. Mais, je vote pour qu'on parte d'ici sans attendre le résultat de courses et sans baroud honneur.
- On pourrait essayer de récupérer mon cellulaire et d'appeler la cavalerie, propose Ben.
- Dans tes rêves ! Ils l'ont bousillé à coup de barres de fer. Ils avaient peur que la police ne s'en serve pour te localiser.
- Bon, accepte finalement le jeune flic, on s'arrache. J'avais un couteau dans la poche sur la jambe de mon pantalon. Regarde s'il est toujours là ? Tu le sens ?
Sebastian se penche sur Ben :
- Génial. Il est là. Comme tu étais quasi mort, ils t'ont mal fouillé. Je n'ai plus qu'à le prendre et couper nos liens. Puis, on se fait une retraite glorieuse à travers les bois. Ils ne connaissent pas ces bois comme moi. Yaka !
Il a été un peu optimiste. Il lui faut bien une demi-heure pour récupérer le couteau et trancher les liens. Ensuite, Ben appuyé sur la montagne-artiste, ils s'éloignent des fûts. Ils ont de la chance, les gangsters sont toujours près de leur camion à attendre des instructions.
Ils regagnent à pied l'hôtel. La patronne leur prépare un café très fort. Devant l'étendue des blessures, elle décide que cela dépasse ses talents de secouriste et se contente d'accompagner le café d'un calva. Le patron sort un gros fusil et des balles à sanglier. Il attend de pied ferme les ennemis de ses clients.
Quand ils ont avalé leurs cafés, leurs calvas et qu'ils commencent à se remettre de leurs émotions, Ben retrouve son agressivité :
- Ces connards ne vont pas s'en tirer comme ça. On retourne là bas et on leur démonte la tête.
- Mon ami. Tu ne crois pas que tu en as assez fait. Je vote pour demander des renforts. De toute façon, avec mon bras en morceau, je ne joue plus les armes fatales. On attend les flics.
- Je suis les flics !
- Tu n'es pas le seul flic de France. Et surtout, le bon moyen d'être sûrs de les coincer est de bloquer toutes les routes alentours. Nous n'y arriverons pas seuls. Il faut de l'aide.
- Ça je veux bien. On demande aux collègues de tout boucler. Moi, je fonce. Ils nous ont niqués uniquement parce qu'ils avaient l'effet de surprise. C'est mon tour et je vais te les casser grave.
- Je ne savais pas que l'on vous enseignait la vengeance à la P.J.
- Tendre l'autre joue ? Non-merci ! Tu viens ?
- Sans moi, décide Sebastian. Je crois que j'ai le bras cassé.
- Moi, je n'ai plus l'âge, se défend le patron.
Ben refuse la proposition de la patronne de partir en guerre avec lui. Il décide d'y aller seul, en macho :
- Patron. Tu contactes la gendarmerie de ma part et tu leur dits de se pointer en courant avec la cavalerie au grand complet. Dits leur que ces types sont dangereux. Sebastian, tu prends le chemin en enfilade avec la pétoire et tu me jures que tu ne laisseras personne se tirer par-là. Je vais essayer d'immobiliser leur camion,
Il retourne jusqu'à un petit pont qu'empreinte le seul chemin qui mène à la décharge. Comme il l'avait remarqué, le pont s'est affaissé et une large crevasse le traverse presque de part en part ; les services de l'équipement ont mis une plaque d'acier pour permettre aux camions et à quelques tracteurs de paysans qui empruntent ce chemin de pouvoir passer.
Avec ses forces décuplées par la rage et avec un gros pieu qui lui sert de levier, il s'arc-boute, tend ses muscles, arrive à faire bouger la plaque. Il la déplace millimètre par millimètre. Finalement, un trou relativement large est dégagé. Il se cache derrière un gros chêne. Il n'a que quelques minutes à patienter avant d'entendre le bruit d'un moteur de camion qui se rapproche. Les phares trouent la nuit. Ils ont dû découvrir la disparition de Ben et Sebastian et fuient à tombeau ouvert. Ils n'ont pas le temps de voir la crevasse. La roue gauche se plante dedans et bloque le camion qui, déséquilibré, termine sa course, dans un énorme bruit de tôles, juste de l'autre coté du pont. Ben n'a pas fait dans la dentelle.
Le jeune flic a choisi de s'occuper d'abord du conducteur qui essaie de se dégager du véhicule. Ben l'achève d'une manchette sur la nuque. Il contourne le camion en courant et arrache la porte du passager. Le second camionneur a été sonné par le choc. L'accident puis l'agression de ce fou furieux, c'est plus qu'il ne peut encaisser. Ben le traîne sans problème hors de la voiture.
Un quart d'heure plus tard, quand les gendarmes arrivent avec Sebastian, les deux gangsters sont proprement attachés au pare-chocs de leur camion, Ben fume tranquillement une cigarette.
La rumeur sur l'exécution de Samper était presque fondée, juste prématurée. Exilé en Argentine, il est victime d'un "accident de la route". Son 4x4 embrasse un arbre en pleine ligne droite à plus de cent. Le fuyard n'avait aucune chance de s'en sortir, surtout avec une balle dans la nuque. Ben n'aura plus l'occasion de l'interroger. Ses affaires ont disparu dans l'incendie de la cabane où il logeait. Le feu a été habilement attisé par plusieurs jerricans d'essence. Sa femme et ses enfants ne seront jamais retrouvés. Du nettoyage de professionnels.
Le député Rolin démissionne peu après pour raison de santé et abandonne ses responsabilités dans le parti.
Déclarations du préfet Duby :
- Des déchets chimiques ont bien été déposés à La Liesse mais dans des quantités relativement faibles. Nous contrôlons la situation.
Plus tard :
- Je n'ai pas à commenter les articles de Libération. Je dirais seulement qu'il y aurait une ou deux tonnes de déchets illégaux entreposés à La Liesse. Aucun déchet radioactif n'a été trouvé. Je répète aucun. Je pense pouvoir dire qu'il n'y a, dans l'état actuel de nos connaissances, aucun risque de pollution à ce jour.
Les copains écolo de Ben lui dégottent un compteur Geiger et il organise une visite discrète de La Liesse. Taux de radiations qui explose au compteur ! Avec le ruisseau qui pourrait propager ça dans la région, on frôle l'évacuation de plusieurs villages. On frôle aussi la mise à pied de Ben quand le ministère de l'environnement et les journaux se trouvent avertis avant le ministère de l'intérieur. Les contrôleurs de l'agence de l'environnement et la maîtrise de l'énergie trouvent sur place, presque en surface, quatre fûts de produits faiblement radioactifs et quelques barrettes de radium.
Nouvelles déclarations du préfet Duby :
- Oui. Je confirme que, à ma connaissance, seulement des quantités négligeables de déchets radioactifs ont été trouvées à La Liesse. Selon les experts, il n'y a pas de risque de pollution vraiment sérieux pour l'instant.
- Non. L'inspecteur Kerouac n'a pas été dessaisi de cette affaire à cause de soi-disant fuites sur ce dossier.
Au téléphone :
- Inspecteur Kerouac. Pouvez-vous confirmer que l'on vous a retiré l'enquête sur Zieutela.com et les déchets toxiques.
- Je n'étais pas chargé du dossier de Zieutela.com.
- Est-ce pour des désaccords avec le ministère de l'intérieur ?
- Vous n'avez qu'à leur demander.
Extrait d'un rapport confidentiel commandé par le ministère de l'intérieur :
On peut estimer que la quantité de produits chimiques entreposés à La Liesse se situe dans une fourchette entre 1000 et 1500 tonnes. Il s'agit de produits très fortement toxiques. Deux cent quarante produits différents ont été recensés dont des quantités importantes de bromure et de l'arsenic. Voir Annexe A. Ces produits se sont infiltrés et dispersés dans des sols principalement sableux jusqu'à plusieurs dizaines de mètres de profondeur. Il est difficile d'imaginer ce qui se passe dans ce chaudron. La présence de poches de chlorure de vinyle a été détectée. Une partie importante de la pollution disparaît "naturellement" par évacuation sous forme de gaz et biodégradation. Les travaux préliminaires ont permis d'éviter une pollution directe de la rivière voisine. Cependant, nous pensons que, à relativement court terme (1 à 5 ans, si rien n'est fait), la nappe phréatique pourrait être contaminée. Un projet d'intervention de l'Ademe est inclus en Annexe B. Ces travaux devraient être entamés dans les meilleurs délais. La première tranche de travaux est estimée à 44 millions de francs. Il s'agit de retirer les produits du talus artificiel et de confiner la pollution au périmètre de la carrière. Comme il s'agit d'une décharge orpheline, ces frais seront à la charge de l'Etat. L'entreprise qui possédait la décharge est en liquidation judiciaire. Nous proposons d'envisager de poursuivre en justice les firmes chimiques qui se sont débarrassées de leurs déchets par cette filière.
Extraits du Parisien :
L'affaire de la décharge de La Liesse : Le gérant de la décharge, M. Boutin, vivrait selon des sources sûres, en Uruguay où il dirigerait un grand hôtel. Parmi les deux camionneurs pris en flagrant délit de décharges de produits chimiques toxiques sur un site non autorisé, un seul est encore en prison. Déjà emprisonné depuis quelques semaines, il devrait bénéficier d'une libération conditionnelle dans les prochains jours.
Plusieurs industriels mis en cause par le Canard Enchaîné et Libération ont été mis en examens par le juge Kaplin. Robert Fibo, proche des milieux R.P.R. d'Ile de France, que l'on a souvent présenté comme un des éléments clés de cette affaire, a de nouveau été interrogé. La justice semble incapable de démontrer son implication présumée dans la disparition de M. Samper et l'affaire des déchets de la Liesse. Mme Brown dont une première déposition accusait M. Fibo est revenue sur ses aveux et l'a totalement disculpé...
Ben est allé passer le week-end chez Sebastian.
- Assez maigre comme résultat, commente le sculpteur.
- Ils ne m'ont pas laissé faire. Le petit inspecteur écolo faisait quand même peur. J'inquiétais ces messieurs du R.P.R.
- Ton patron là-dedans ?
- Mon patron n'a pas pu me protéger très longtemps.
- Tous des pourris ? Y compris lui ?
- Pas lui. C'est lui qui m'a même suggéré de court-circuiter la filière officielle quand nous avons détecté de la radioactivité. Mais il est à deux ans de la retraite.
Le portable de Ben sonne. Un message électronique, un mél, est arrivé.
From Axel to Ben : Salut Fils. Tu as fait du bon boulot. Mais il faut chercher la fumée derrière la fumée. Qui est derrière Fibo ? Encore de la fumée. Cherche la fumée derrière la fumée. Cherche Dingrob et le Troy Program. Toute mon admiration au maître. Axel.
- Tu as rencontré Axel ? Demande Sebastian.
- J'aurais aimé. Mais le gosse est introuvable. Un sacré runneur. J'ai pu le croiser à Zieutela.com. Qui sait ?
- Allez, oublie Axel ! Tu veux une bière ?
Maya allume son iMac. Elle lit ses méls.
Dans le hammam, un brouillard très dense s'est levé. Fibo a du mal à respirer. Il a appelé Kim pour lui proposer de le rejoindre. Elle n'a pas décroché son téléphone et a écouté sans réagir le répondeur. Elle monte maintenant dans les bois de Ville d'Avray encore tapis dans la brume matinale. Elle a laissé un mot sur le répondeur de Maya pour lui dire qu'elle partait en Vendée :
- Je veux voir la mer et les oiseaux ou ce qu'il en reste après la marée noire. (silence) J'ai besoin d'être seule.
Fibo a laissé une note sur la table du salon :
- Comme d'habitude, il n'y a plus rien dans le frigo. J'essaierai de faire un Télémarket ce soir.
Elles savent déjà que le réfrigérateur est vide. Elles ne croient pas qu'il fera un Télémarket. Ils gèrent la crise chacun à sa manière. Fibo se réfugie dans les illusions du hammam. Maya se plonge dans son travail. Kim choisit de rester seule.
Elle monte vers les bois de Ville d'Avray. Elle pense à Maya et l'imagine penchée sur son iMac, qui répond immédiatement aux mèls de son patron. Elle ne le fait pas pour urgence, mais pour qu'il ne remarque pas trop son arrivée tardive. Ensuite, elle écrira aux responsables de chantier pour qu'ils sachent qu'elle les surveille, pour maintenir la pression.
Le patron de la boite de pub qui partage le pallier vient chercher Maya pour prendre un café. Elle n'a pas le temps. Son regard s'attarde sur la photo de Fibo qu'elle garde sur son bureau pour entretenir la haine. Elle ne déjeune plus. Régime. Elle rationne le café et les cigarettes. Elle n'a plus que quelques mois à vivre. Elle passe plus d'une heure par jour au gym. Qui sait un an, pas plus. Le régime n'y changera rien. Le gym n'y changera rien. Sa haine de Fibo non plus. En sortant de la douche, ce matin, il a raconté :
- Je me trouve dans une pièce longue, étroite, froide. La lumière est blanche, faible, diffuse. Les murs sentent mauvais, imprégnés des relents de milliers de repas peu appétissants, de la puanteur d'années de chiottes qui refoulent. Les gardiens sont viennent me chercher pour l'exécution.
Je me suis moquée de lui. La peine de mort est abolie en France depuis 81. Pourtant j'espérais qu'il m'en dirait plus. Il a hésité, fermé les yeux, et :
- Qui parle de peine de mort ? Ils me libèrent et la mort m'attend à la porte de la prison. Une voiture passe lentement. Une main sort par la fenêtre. Une main, un gant blanc qui arrive presque au coude d'un long bras nu, bronzé. Je n'arrive pas à apercevoir le visage qui se cache derrière les vitres teintées. Des cheveux bruns, longs, comme les tiens Maya. Cette main que je connais tient quelque chose, un serpent. Elle me le lance au visage. J'essaie de me protéger. Trop tard. Son venin est dans ma gorge.
Elle n'aurait jamais choisi un tel meurtre, aussi simple et naïf. Elle veut le voir s'engager très lentement dans la nasse qu'elle aura préparée. Si elle vit assez longtemps, elle rira de le voir, pris au piège, se débattre dans les filets de la justice. Elle l'imagine condamné, désespéré, acculé peu à peu au suicide. Elle souhaite sa vengeance compliquée, sophistiquée.
Fibo et elle. Une histoire commencée il y a très, très longtemps, dans le collège de banlieue où ils se sont connus. Une histoire mille fois racontée, tant de fois répétée que Maya ne sait plus si elle la croit encore. La vérité s'use :
La famille de Fibo était pauvre mais ils avaient toujours assez à manger. La mienne, c'était la misère. Il voulait déjà qu'on l'appelle, Fibo, par son nom de famille. Sa mère était constamment malade, son père souvent au chômage. Il passait ses journées à lire. C'était un élève brillant, bien vu des profs, quand j'accumulais les avertissements, les blâmes, les colles, les renvois. J'étais leur pire cauchemar. J'ai déménagé juste après la rentrée en sixième. Fibo est devenu mon voisin et mon unique ami. Au collège, nous ne nous parlions pas, mais en dehors, nous étions toujours ensemble, inséparables. J'avais un peu honte de lui, l'intello. Il ne comprenait pas mon goût pour les confrontations, mon refus des règles. Quand nous avons eu l'âge, nous sommes devenus amants.
Lui :
Ce soir là, elle est venue chez moi. J'étais seul. Elle était comme folle. Quand elle a voulu partir, j'ai eu peur de ce qu'elle allait faire. Alors, nous avons fait l'amour pour qu'elle reste, pour qu'elle se calme. C'était encore mieux que dans mes rêves.
Elle :
Ce soir là, il était seul. Je suis allée lui tenir compagnie. Je l'ai surpris dans un amusement solitaire. Il a levé la tête et m'a découverte qui l'observait. Nous avons fait l'amour pour cacher sa honte, parce que nous en brûlions d'envie depuis longtemps.
Maya ne sait pas raconter le couple bizarre qu'ils formaient, lui doux, timide, solitaire, elle rebelle, violente. Elle oublie de dire que les autres élèves les écartaient de leurs jeux et que c'est ce qui les réunissait. Ils méprisaient Fibo. Ils avaient peur d'elle. Elle ne raconte qu'aux très proches ses deux arrestations pour vol dans des magasins de fringues et son séjour au poste de police pour avoir passé à tabac une fille qui l'avait insultée. Fibo a seize ans, il est en première. Elle en a dix-sept et est encore en seconde. Ce jour là, Fibo décide de partir et elle le suit. Une longue fugue de deux ans, en France puis en Angleterre. Les meilleures années de Maya. Puis, il disparaît pour longtemps. Il reviendra mais ne dira rien de ces années loin d'elle. Elle pense :
Je vais me venger pour le bonheur de ces deux années de balade, pour le désespoir quand il m'a quitté sans un mot. Il ne supportera pas la prison. Bien sûr, ils finiront un jour par comprendre, mais ce sera trop tard pour lui. Alors, ils viendront m'arrêter. Trop tard. La maladie devient insupportable. Je ne veux pas de la maladie. Je ne veux pas mourir sans me venger de Fibo.
Je dois retourner à mon travail. Dos droit, poignets cassés, les pieds bien à plat sur le sol, les genoux un peu écartés même si ça n'a rien de sexy. Le travail, comme d'habitude. Ne plus penser à lui.
Le premier meurtre passa quasi inaperçu. La jeune infirmière rentrait à pied de l'hôpital, un peu après minuit, en passant par l'Escalier Claude François. Le meurtrier, pour son coup d'essai, avait choisi un lieu quasi parfait, un peu sombre, isolé, inquiétant dès la tombée de la nuit. Il l'avait rejointe silencieusement au milieu de l'escalier, dans un des coins les plus tristes et sinistres. La dernière vision de la pauvre jeune fille a pu être celle d'un peuplier malade ou peut-être celle d'un tag aux caractères hésitants : "Grillez le ! ", une référence sinistre au pitoyable destin du chanteur ? Une fin désolante pour une jeune fille dont tous souligneront la timidité, le sérieux, la gentillesse, dont ils laisseront sous-entendre le manque de caractère et la forte dose de mollesse.
- Ben n'est pas là pour l'instant. Veuillez laisser votre message après le bip sonore :
- Salut Ben. C'est Lambert. Un meurtre escalier Claude François. Ramène toi dèque.
- Vous êtes bien sur le répondeur de Lambert. Je ne peux pas vous répondre. Mais laissez-moi un message. Je vous rappelle dès que possible :
- Lambert. C'est Ben. J'arrive.
- Ben n'est pas là pour l'instant. Veuillez laisser votre message après le bip sonore :
- Salut Ben. Bon. Arrive. Putain. Les boules ces répondeurs.
Quand Ben arrive enfin sur le lieu du meurtre, Lucinda, la journaliste du Parisien, est déjà là. Comment a-t-elle été avertie si vite ? Elle l'interroge :
- Tu crois que cette affaire va être intéressante ?
- Pour moi, tous les meurtres sont intéressants.
- J'aurais plutôt pensé que la plupart des meurtres étaient chiants. Une caillera qui tue quelqu'un pour cent balles, un mec qui trouve sa nana au pieu avec un autre et la flingue par maladresse. Tu ne peux pas en faire plus de dix lignes.
- Si tu le dits. Alors on va dire que, au mieux, ce crime fera vingt lignes. Rentre te coucher !
- Tu aurais pu passer. Vous avez des témoins ?
- Pour l'instant non. J'ai eu beaucoup de travail, se défend le jeune flic.
- Yapadmal !
- Ma puce. Ce n'est pas ça. J'ai vraiment eu beaucoup de travail.
- Quand tu voudras, mon chou.
- OK. Appelle moi plus tard. Je te raconterai ce qu'on a trouvé. Tu nous laisses bosser maintenant.
Bien sûr, elle n'en fait rien et leur traîne aux basques. Elle tape si bien l'incruste qu'elle en sait vite autant qu'eux :
Mlle Marie Lomonier, rentrant du travail, a été rejointe dans l'escalier Claude François par une personne inconnue. Elle a été traînée jusqu'au jardin du numéro douze. Là, elle a été torturée puis étranglée. Le salaud a pris le temps de la "décorer". Peinture, entailles au couteau pour une mise en scène macabre. Que cherchait-il ? Esthétique ? Rituel de sorcellerie ? Demander à un spécialiste. Oui, mais spécialiste de quoi : religions, sciences occultes, magie...
Le malade qui a fait ça n'a pas jugé indispensable d'attendre la police et de s'expliquer.
- Vous avez souvent des meurtres dans vos escaliers ? Interroge Lucinda, qui cherche vraiment à faire son boulot et à les empêcher de faire le leur.
- Tu habites Sèvres. C'est autant tes escaliers que le mien.
- Je ne suis pas sûre. Depuis qu'ils leur ont donné ces noms d'artistes ringards, je ne les sens plus ces escaliers. Quand j'étais petite, je ne me suis jamais promenée dans l'escalier Claude François ou Annie Cordy. Je n'ai pas embrassé mon premier flirt Escalier Sheila. Mais si tu insistes... Alors, nous en avons souvent des meurtres dans nos escaliers ? Insiste-t-elle.
- Un ou deux chaque année. Plutôt en été.
- Mince. C'est vrai ?
- Mais non. Je déconne.
- Très drôle.
- On a eu une tentative de viol l'an dernier dans l'escalier Annie Cordy. Le mec s'est fait casser la gueule par la gonzesse. Sinon la criminalité des escaliers concerne plutôt des gosses qui fument de l'herbe et quelques rares drogués qui se shootent.
- Il l'a violée ?
- Je pense mais il faut attendre le verdict du lab.
Le rapport du médecin légiste n'indiquera aucune trace de violences sexuelles. Extraits :
Marie Lomonier a été assommée avant d'être étranglée. Les incisions du visage et de la poitrine ont été portées délicatement avec un scalpel sur un corps déjà mort. Les peintures ont été fabriquées artisanalement à partir de pigments naturels...
Ben est très intrigué par les décorations du corps et il demande à Lucinda de ne pas les mentionner dans son article.
- J'y gagne quoi ?
- Tu aides la police nationale, ta police. Comme je suppose que ça ne va pas suffire, je te propose un plan. Je te tiens au courant de ce que je trouve. Je te donne une journée d'avance sur la compétition. En contrepartie, tu ne publies rien sans mon accord.
- Je rêve. Tu veux me censurer ? On corrige. Je ne publie rien sans t'en parler avant.
- OK. Ma puce. Comme tu veux ! Mais tu ne parles pas des peintures et des incisions.
- Maintenant, qu'est-ce que tu vas faire ?
- Rentrer faire mon rapport et ensuite aller me coucher ?
- Je peux venir avec toi ?
- Pour lire le rapport ou pour coucher ?
- Très délicat.
Un mèl de Lambert attend Ben chez lui, les premières informations que son second a pu obtenir sur l'assassinée :
Marie Lomonier, née à Strasbourg, 27 ans, célibataire. Enfance moyenne dans une famille moyenne. Études médiocres qui l'emmènent quand même avec beaucoup d'efforts à devenir infirmière. Petit studio. Meubles Ikea, posters au mur. Quelques CD, quelques vidéos. Plein de fringues et une collection de cartes de téléphone. Vie banale, boulot, télé, dodo. Quelques amies de l'hôpital avec qui elle part en vacances, soleil, plage et un peu de planche à voile. Sortie le samedi soir, le plus souvent dîner-ciné. Une vie sociale pas très excitante, des petits amis très ordinaires. Le seul truc qu'elle a vraiment réussi, c'est son travail. Elle a la réputation d'être une excellente infirmière. Elle bosse à l'hôpital de Sèvres. Géniale avec les malades, sympa avec les collègues, consciencieuse, hyper compétente. Visiblement top. Elle voit un psy et suit une thérapie de groupe sur Internet. (Je ne savais même pas que ça existait ce genre de trucs.) Pour le reste, la banalité. Pas de galère d'argent. Pas de galère de coeur. Pas vraiment de problèmes. Pas de rêves non plus.
Lucinda a refusé un dernier verre.
Dans le hammam, un brouillard très dense s'est levé. Fibo a du mal à respirer. La sueur coule sur son front, lui pique les yeux, se mêle à des gouttes d'eau qui glissent du plafond. La solitude et la présence des autres. Une hôtesse s'approche de lui.
- Ça va ?
- Je viens de vivre ma mort.
On me traîne au procès. Je résiste. Je veux rester dans cette pièce froide et étroite où je suis en sécurité. Je la vois au premier rang qui sourit. Elle me montre son sac. Mon avocat me tranquillise : On ne peut pas entrer d'arme dans l'enceinte du tribunal. Sa longue main habillée d'un gant blanc s'approche du sac, l'entrouvre. Ocre et noir. Que tient-elle dans la main ? Un serpent qu'elle me lance au visage. Une douleur au cou. La panique autour de moi. Je vois comme dans un rêve. Un policier a arraché le serpent et l'a écrasé à coup de matraque. Inutile ; il n'a plus de venin. Des greffiers l'ont maîtrisé, elle. Je suis déjà en train de partir.
- Ça va ? Vous devriez sortir un peu.
L'hôtesse a un léger accent allemand qui rappelle à Fibo celui de sa mère. La mère de Fibo est née autrichienne et comtesse. Elle avait toujours refusé de lui raconter sa vie avant la France jusqu'à ce qu'il découvre par hasard ces vieux papiers au fond d'un tiroir. Il comprend vite qu'il s'agit des conclusions de l'enquête demandée quand elle a épousé un soldat français, le père de Fibo, en quarante-sept. Le rapport indique que, pendant la guerre, elle a été infirmière loin du front. Il souligne quelques zones d'ombres. Elle a vécu deux ans dans un gros bourg polonais près d'un camp de concentration. Le soupçon est présent. Les preuves manquent. Après la guerre, elle a travaillé comme infirmière dans un camp russe de prisonniers allemands.
- Ça va ? Vous devriez sortir un peu. Vous ne voulez pas un thé à la menthe ou un verre d'eau ? Vous êtes très rouge.
- Ça va mieux. Je peux avoir un massage ?
- Je crois que Salim est bientôt libre.
- Vous finissez quand ?
Elle n'a pas répondu. Fibo se repose enfoui dans une chaise longue. Il se souvient d'autres moments dans ce même hammam.
Un brouillard très dense, une humidité totale, une chaleur lourde. Il a du mal à respirer. Le bruit de la machine. Le silence de tous. La lumière très blanche, tamisée par une brume. Il se déplace sans bruit. Les regards s'évitent. Il fait trop chaud. La sueur coule sur son front, lui pique les yeux, se mêle aux gouttes d'eau qui larment du plafond. La machine se remet en marche comme un réacteur mal réglé, effrayante, infernale. La peur qu'il retrouve enfouie, l'angoisse, la terreur de ces murs qui se referment sur lui, qui emprisonnent l'espace. Les ombres qu'on croise, qu'on prétend ignorer. On se surveille discrètement. Le silence des autres et le bruit de la machine. La solitude et leur présence. L'eau qui goutte du plafond qui se mêle à la transpiration et aux larmes. Le parfum d'eucalyptus qui se mélange aux odeurs de savon. La chaleur surtout, agréable, incommodante.
Le parfum de Kim se mêle à celui de l'eucalyptus. Le regard de Fibo se fixe sur une goutte d'eau qui glisse lentement sur le mur. L'eau se mêle à sa transpiration. Le parfum d'eucalyptus se mélange aux odeurs de savon. Un brouillard très dense, une humidité totale, une chaleur lourde. Le bruit de la machine. Le silence est pesant. Embarras peut-être. Elle est à peine couverte du long drap de bain. Les détails de son visage disparaissent dans le brouillard. Un inconnu s'approche d'elle. Il avance la main. Elle ne le regarde pas. Il commence à la caresser. Elle reste étrangère à tout ce qui l'entoure. Un vague sourire se dessine sur son visage. L'homme s'empare de son corps. Elle répond machinalement. Fibo observe Kim qui jouit avec un autre. Elle a tourné la tête vers lui et l'a regardé intensément. Il fait de plus en plus chaud. Des gouttes froides tombent du plafond. Des ombres glissent dans la lumière et s'agglutinent autour d'elle.
La chaleur est asphyxiante, agréable, incommodante. Elle a ouvert les yeux et son regard fixe Fibo pour comprendre pourquoi il a voulu cela, ce qu'il attend d'elle.
La maladie progresse chez Maya. Kim va craquer. Kim et sa fascination du suicide. Il fait trop chaud.
Comment s'appelait-il ? J'ai oublié. Très brun, très sombre, solitaire, fou. Kim l'aimait. Ou aimait-elle comme le relent de suicide qui l'accompagnait ? Il est déjà mort, disait Maya. Kim ne s'attachait que plus à lui. Comment s'appelait-il ? Il a passé plusieurs mois chez nous et j'ai oublié même son nom. Les derniers temps, il s'améliorait ; il lui arrivait même de rire. Il devenait banal. Kim lui a trouvé moins de charme. Alors il s'est suicidé, vraiment. J'ai surtout été surpris qu'il ne se soit pas raté. Un des enterrements les plus nuls auquel j'ai assisté.
Vidéo d'une autre mort :
Je rentre à la maison. Je me prépare un margarita et j'avale les cachets. Je m'enfonce dans la mort. Kim rentre et me découvre sur le sol du salon. Elle range quelques papiers et appelle la police. Et après ? Vide.
Il pense souvent au suicide. Il a du mal pas à l'imaginer. Il pense qu'il s'accrochera à la dernière parcelle de vie, à la dernière chance de grappiller quelques minutes, quelques secondes de plus. Vidéo :
Il se rend chez Kim et il la découvre dans le salon, overdose de médicaments. Dans la cheminée brûlent tous les biens de la jeune femme.
Non. Il ne croit pas non plus au suicide de Kim. Elle aime trop la vie. Il rembobine la cassette et recommence. Vidéo :
Il fait nuit. La maison est étrangement silencieuse. Il revient de voyage. Il laisse tomber sa valise dans l'entrée. Cela résonne drôlement. Il entre dans le salon. Angoisse de cette musique inhabituelle, qui joue trop fort, une fugue de Bach, un CD que personne d'autre que lui ici ne met jamais. Toutes les lumières, le parfum d'encens. Il appelle et personne ne répond. Le son de sa voix est étrange. Il hésite à franchir la double porte du salon. Il sait. Un corps sur le tapis blanc décoré d'un dessin de Matisse, celui de Maya. Il n'est pas surpris. Il n'a rien fait pour l'éviter. Il ne se révolte pas, au contraire il souhaitait cette mort. Il arrange le corps pour atténuer un peu la violence de la scène. Il pense à Kim.
Elle était DRH et fort convenable. Elle est indécente dans la mort. C'était une DRH normale qui menait rondement sa gestion des femmes et des hommes de son entreprise, une bonne DRH qui essayait de ne pas trop gaspiller le personnel. On l'aimait bien car on sentait qu'elle avait de la peine quand elle devait se séparer de quelqu'un. On sentait bien qu'une ou deux des rides au coin des yeux venaient du plan social du milieu des années quatre-vingts, 20% de compression du personnel. On l'appréciait car elle rêvait d'une entreprise où les employés seraient heureux. Une DRH qui allait prendre de temps un temps un pot au troquet d'en face avec les représentants du personnel.
Toute normalité l'a maintenant abandonnée. Morte à quarante ans, elle sort de la moyenne. Sa nudité dans l'impasse déserte, dans la solitude et le froid de la nuit, la migrent dans l'inhabituel. Et que dire de l'angle insolite de sa tête, du badigeonnage ? On a décoré son corps. Le contour des seins et des fesses, des muscles des bras et des jambes ; on lui a dessiné des côtes et peinturluré le visage. Le meurtrier a joué avec le cadavre. Il a reproduit à l'identique ce que l'on avait pu voir sur le corps de Marie, sa signature.
La DRH rentrait à pied de son travail, assez tard, comme d'habitude. Le meurtrier a choisi un lieu parfait, un peu sombre, isolé, inquiétant dès la tombée de la nuit, l'impasse mal éclairée où elle habitait.
Comme tous les soirs avant d'aller se coucher, le gardien du hachelème du 28 sort ses poubelles. Marseille replonge dans le cauchemar et s'incline 3 à 1. La relégation ? Enfoui dans le match qu'il vient de suivre, il a bien failli rater le corps. Il a choisi alors de courir au commissariat qu'il a trouvé curieusement fermé. Prière de ne pas avoir besoin des flics, la nuit à Chaville. Le gardien a fini par appeler la police sur un portable que lui a prêté un passant qui faisait pisser son chien.
Ben revient juste du ciné quand son portable sonne et il peut rejoindre les lieux du crime moins d'une heure après la découverte du cadavre, pas si mal.
Le flic achève ses premières constatations quand Lucinda pointe son museau :
- Après Sèvres, Chaville. Le coin va devenir célèbre. Ton avis flic ?
- A mon avis, elle est morte. Que fais-tu là ?
- On sait qui est l'a tuée ?
- Ecoute, ma puce ! Tu ne vas pas nous retaper l'incruste. Va t'occuper du Nasdaq et du nouveau marché.
- J'ai décidé de couvrir ces meurtres. Au Parisien, il faut savoir tout faire, de l'économie aux chiens écrasés, du ménage au dépannage des ordinateurs. Surtout, il ne faut pas rater les Fédsocs.
- Fées de Socques ?
- Oui. Les faits de société.
Ben lui raconte brièvement ses conclusions :
- Le meurtrier l'a attendue dans l'entrée du 23 de l'impasse. Il a pu la voir venir de loin. Quand elle est passée, il est sorti et l'a cueillie. Il l'a assez méchamment assommée. Il fume des Malboros, porte du rouge à lèvres, chausse du 38. Il se shoote, et utilise des préservatifs Doussex double solidité, parfumés à la vanille. On ne sait pas s'il a essayé de la violer. En tous cas, elle s'est vachement bien défendue avant de se faire assommer. Il l'a ensuite bâillonnée avec un sac de chez Ed l'épicier discount. Il a fini par l'étrangler. Il est brun et perd ses cheveux. Il est propre sur lui et très soigneux de ses affaires. Il fait un mètre quatre-vingt-dix au moins, très mince, blond, yeux bleus, trente-quarante ans.
- Attends ! Tu vas trop vite. Je n'ai pas le temps de noter. Tu es totalement incohérent. Il chausse du 38 et mesure un mètre quatre-vingt-dix ? C'est n'importe quoi ta réputation de meilleur flic du 92 !
- Je ne sais rien. J'imagine.
- Bon. Flash back. Tu as mélangé des indices des meurtres de Sèvres et de Chaville. Vrai ?
- T'es peut-être moins branque que prévu.
- Les mêmes peintures. C'est le même cinglé qui a fait ça. Rouge à lèvres, préservatifs, drogue ?
- Que des machins que nous avons trouvés sous un porche dans l'escalier Claude François. Probablement rien à voir avec le schmilblic.
- Le schmilblic ?
- Laisse tomber. T'es trop jeune.
Le flic et la journaliste quittent ensemble le lieu du crime et vont poursuivre leur discussion devant un crème dans l'ambiance glauque et enfumée de l'Espoir. Ben n'a pas l'habitude d'impliquer des journalistes dans ses enquêtes. Avec Lucinda, c'est différent, pas seulement pour ce qui s'est passé entre eux, mais parce qu'il lui fait confiance. Ambiance sonore du troquet :
- Tu nous les brises.
- Mais je vais me le faire ce petit con.
- Laisse moi remettre mes gants et je te fais voir.
- Quel pédé ce mec. Va te faire enculer.
- Petit con. Approche. Viens. Viens ici.
- Ça se fait pas d'être si débile de mes couilles.
- Caillera.
Le ton monte entre un petit beure un peu excité et un jeune cadre frimeur qui ne veut pas se déballonner devant sa copine. Le bourge fait bien 20 centimètres et trente kilos de plus et doit passer son temps dans les salles de gym. Cheveux courts, tête d'H.E.C. qui veut jouer les durs. Il est peut-être méchant ; il a sûrement l'air con. Le jeune beure a une bonne tête mais pour l'instant, il l'affiche grincheuse.
Un citoyen aux cheveux grisonnant essaie de les calmer. Il tente de les raisonner mais a du mal à se faire entendre. Lucinda, en murmurant pour ne pas déranger les bagarreurs, demande à Ben s'il a l'intention d'intervenir.
- Pourquoi ? Répond Ben. Ils s'insultent mais ça reste convenable. Je parie qu'ils n'ont pas envie de se fritter pour de bon.
- Le vieux aide quand même pas mal à calmer le jeu. Pas toi. Sans lui, ils se taperaient déjà.
- Il est très bien dans le style intervention citoyenne. Je préfère ça à une médiation musclée des compagnies républicaines de sécurité. Laisse les discuter.
- Tu appelles ça une discussion ?
- Suppose que j'arrête leur engueulade et que je les embarque tous les deux. Le petit con de bourge sera libre dans la demi-heure et il sera persuadé d'avoir triomphé. Le jeune beure pensera que les flics sont tous racistes. Je peux aussi n'arrêter que le bourge. Ça me ferait plaisir. Mais c'est un coup à l'envoyer chez le connard de la Trinité s'il n'y est pas déjà.
Ben a raison, le bourge bagarreur finit par partir en prenant tout son temps. Le jeune beure s'est calmé le premier. Il s'est excusé et a même proposé une trêve. Comme l'autre a refusé la paix des braves, les spectateurs accordent la victoire à l'ado sauf un vieux poivrot facho qui se répand en haine :
- Ça ne se serait pas passé comme ça du temps des allemands. Les allemands. Voilà ce qu'il nous faut pour remettre de l'ordre dans cette chienlit. On m'a pris ma maison, Monsieur. On a dit que j'étais fou. On m'a mis un tuteur légal. Allez voir le pavillon qu'il s'est construit ce salaud. Ne me demandez pas où il a pris son fric. Il nous faut les allemands pour virer la racaille des étrangers, les arabes, les juifs, les noirs. Les allemands vont me rendre ma maison. On m'a viré comme un malpropre. Dites, vous trouvez ça normal vous ? Allez. On m'a mis un tuteur légal. On a dit que j'étais fou. On m'a mis un tuteur légal. Je les gênais bien sûr.
Le vieux continue à marmonner. Les autres n'osent rien dire. Ils ne tiennent pas à énerver le vieil homme qui a déjà l'air si irascible. Personne ne lui en veut vraiment pour son délire raciste. Il a l'air trop malheureux, trop déjanté. Il est inoffensif. Ça n'était peut-être pas le cas quand il était plus jeune.
Lambert apporte à Ben un premier rapport sur la victime :
- Josiane Sanchez, née à Paris, 39 ans. Vit en concubinage avec un architecte. Études brillantes, vie sociale très active. Le père était ouvrier Renault, C.G.T., communiste. La mère était secrétaire. Ils sont tous les deux à la retraite et fiers du succès professionnel de la petite.
- Elle est directrice des relations humaines, chef de personnel quoi, dans une grosse entreprise d'électronique. Lancia décapotable, ski l'hiver, le club med l'été. Ils habitent depuis quelques années une vieille maison d'ouvrier au numéro 5 de l'impasse où on a retrouvé le corps. Ils l'ont agrandie et transformée en une superbe villa photographiée dans des magazines.
Lambert complète le tableau :
- J'ai parlé à une voisine qui était très amie avec la morte. Josiane était très sympa, bien dans sa peau, heureuse de son boulot, de sa vie. Elle filait le parfait amour avec son concubin. Lui a deux enfants qui viennent un week-end sur deux. Un seul problème, d'après sa voisine, du retard à l'allumage pour lancer la fabrication d'un polichinelle. Ils essaient depuis des années et elle serait suivie médicalement. À cause de ça ? Elle s'est mise à consulter un psy et fait partie d'un groupe de thérapie sur Internet.
Lambert est reparti, pressé comme toujours.
Où Ben a-t-il déjà lu un truc sur un groupe de thérapie sur Internet. Il fouille les notes de son Pilot. Mince, ça me rappelle quelque chose. Dans cette enquête ? Dans une autre ? Un groupe de cyberthérapie. Il avait été intéressé. Il connaissait bien un ou deux copains qui auraient pu bénéficier de ce genre de truc.
Voilà. Il a retrouvé son pense-bête : Marie Lomonier suivait comme Josiane Sanchez ce genre de truc.
- Vous êtes bien sur le répondeur de Lambert. Je ne peux pas vous répondre. Mais laissez-moi un message. Je vous rappelle dès que possible :
- Lambert. C'est Ben. Ramasse tout ce que tu peux trouver sur les thérapies de groupe sur Internet que Marie et Josiane ont suivies. Si elles étaient dans le même machin, il se pourrait qu'on tienne le lien.
- Ben n'est pas là pour l'instant. Veuillez laisser votre message après le bip sonore :
- Salut Ben. Tu as mis le temps à faire le rapprochement.
Dans le silence, Kim marche. Elle monte vers les bois de Ville d'Avray, tapis dans la brume matinale. Le froid lui fait mal et elle marche. Elle va quitter Fibo et Maya. Séparation qu'elle sait maintenant inévitable. La solitude pointe son museau. Kim marche. Maya l'inquiète. Si tendre, si chaleureuse si violente. Que fera Maya ? Fibo l'effraie encore plus. Elle sait sa violence. Ils lui font peur.
- Hold me tight, darling.
La chanson de ce film qu'elle a regardé hier soir sur ciné cinéma ne veut pas la quitter. Elle a besoin de se serrer très fort contre quelqu'un.
Elle a besoin d'être seule. La forêt se réveille dans une ouate glaciale, avec son parfum tellement familier. Elle, l'étrangère, est ici chez elle, autant que dans son quartier de Hayward. Deux années déjà avec Maya et Fibo.
Son esprit engourdi par le froid s'éveille aux décisions qu'elle va prendre. Elle va les quitter, partir, et cela lui procure comme une jouissance douloureuse. Elle va perdre le confort de leur maison, la richesse de Fibo, l'organisation de Maya, les bons repas, les voyages, les fringues. Elle va replonger dans la solitude qu'elle a trop connue, dans la médiocrité peut-être. L'affection de Maya va lui manquer. Elle n'aura plus les débordements de leur vie à trois.
Quatre ans plus tôt, autre décision importante, autre lieu, chaleur de la baie. Elle décidait de partir de chez elle, de voyager. Elle quittait les Etats-Unis, sa mère, ses amis pour deux ans de vagabondage entre la France et l'Angleterre surtout. Ensuite, elle a retrouvé Fibo qu'elle connaissait de la Baie. Elle l'a rejoint pour deux ans de vie aux extrêmes. Maya et Fibo ? Deux ans pour maintenant un autre choix.
Maya rentrant tard de son travail. Le pull de laine très bleu, rayonnant. Des grands carrés inégaux. Une peinture abstraite. Les contours blancs très épais, irréguliers. Les bleus qui se déclinent. Sa beauté à elle. Son assurance. Sur une musique des Doors, elle s'approche de moi et m'embrasse sur la bouche, délicatement, pour éviter d'abîmer son rouge à lèvres. Les longs moments avec Maya pour apprendre à se maquiller, à se soigner la peau, à s'habiller. Les après-midi dans les magasins. Apprendre le goût. Apprendre à vivre. Mais une autre nous regarde qui se moque. La jeune fille pleine d'espoirs qui s'est installée chez eux. La jeune femme qui rêve d'une autre vie.
Fibo, jamais pressé, souvent détendu, parfois trop intense. Le mystère de son argent, de cette richesse. Avec lui, les musées, les expositions, les salles des ventes surtout. Fibo léger, Fibo passionné d'abord par le sexe, laissant la place au passionné d'art qui raconte si bien. Les discussions avec d'autres allumés, les gardiens qui finissent par nous vider à la fermeture. Et ensuite, le ballon de rouge dans un troquet comme transition rituelle entre deux mondes. Si l'art a été particulièrement grandiose, Fibo devient exceptionnellement fou, fou des autres, fou d'elle. Son âme déborde de désirs. Fibo et ses activités mystérieuses, ses secrets, ses amis peu fréquentables.
Maya revient de chez le spécialiste. Elle a le regard désespéré de celle dont le monde s'écroule, la larme sur sa joue. Elle s'enferme dans le silence. Maya revient de chez le médecin qui lui a annoncé sans ménagement qu'elle était condamnée.
Kim découvre par hasard l'ombre de ce garçon. Maya a un fils qu'on lui a retiré. Pourquoi ? Il a presque l'âge de Kim. Maya refuse d'en parler. Elle n'aime pas qu'on la questionne sur sa vie quand elle était pauvre. Elle voudrait faire oublier qu'elle n'a pas toujours été cette grande bourgeoise, sure d'elle, brillante. Pourtant, Maya se trahit au détour d'une phrase, d'une ignorance, d'un coup de coeur. Fibo ne veut pas que les fringues chics, les voitures de course, les amis friqués puissent faire oublier ce qu'il est vraiment. Il se revendique ouvrier et autodidacte.
La richesse de Fibo est un peu honteuse dans un pays où hériter de son argent reste acceptable, quand se construire une fortune est synonyme d'escroquerie D'où vient l'argent ? Comment a-t-il payé cette belle maison rue Brancas, le coin le plus cher de Sèvres ? Pas avec la petite galerie de Clignancourt, un cagibis où il ne met que rarement les pieds. Fibo achète des tableaux, des sculptures qui ne passent que très rarement par sa boutique. Il lui arrive de négocier de gros morceaux, comme ce Degas de plusieurs millions de francs. Fibo ne dit jamais ce que deviennent les tableaux qu'il achète. Ce jour là, trop curieuse, Kim a prétexté un pull oublié et est retournée dans la salle. Elle a raconté qu'elle venait vérifier l'adresse de livraison et a pu lire l'entrée dans le gros cahier, une adresse en Allemagne.
Confusion des sens. Que cherchait la jeune fille que j'étais quand elle a rejoint Fibo en France ? Quand elle a accepté de rencontrer Maya ? Qu'est-ce qui a guidé ses choix ? L'angoisse de la pauvreté, de m'enterrer comme ma mère dans une vie médiocre, des plaisirs étroits, dans l'absence de rêves. L'ennui des études. La lassitude déjà de ces amours d'adolescents qui ne m'amusaient plus, de tous ces garçons interchangeables qui se cherchaient et n'avaient pas vraiment besoin de moi. Je ne voulais plus de ces gestes, du vide de ces mots. Fibo parlait intensément, Fibo aimait, trop peut-être, follement sûrement, passionnément, violemment. Il m'aimait moi et Maya et les autres. Et ce partage ne me gênait pas. Maya et moi. Fibo et moi. Maya et Fibo. Fibo et les autres, nombreuses, changeantes, présentes sans être là, encombrantes. Il fallait découvrir ces parfums qui n'étaient ni Chanel, le numéro 5 de Maya ou son Allure à lui, ni mon Anaïs, l'odeur des autres.
Maya compte les cigarettes, les cafés, les verres d'alcool, les kilos, les maîtresses de Fibo, les jours vécus, les jours qui lui restent peut-être à vivre, les coups de téléphone de Fibo, et encore les cigarettes, les amis, les amis perdus. Maya fait des listes, classant, les vrais amis, les anciens amants, les disputes et les moments de bonheurs. Maya compte. Maya énumère tout ce qu'elle possède, distribuant le peu qu'elle a entre le peu de personnes qu'elle aime, listant ce qu'elle voudrait encore faire, les pays qu'elle a visités. Et comptant toujours par habitude les cigarettes, les cafés, les kilos, les amants, les jours qu'il lui reste peut-être à vivre.
Deux ans avec eux ont passé, deux ans déjà. Le lieu, ma forêt. Le temps, le froid humide d'un matin d'hiver. Il me faut prendre maintenant une décision, partir. Je vais quitter Maya, quitter Fibo.
On reçoit vraiment très souvent des lettres anonymes à la P.J. Le plus souvent, on les classe consciencieusement et on les oublie. C'est ce qui aurait dû arriver à la lettre code CA01.56.
Elle a été minutieusement lue et enregistrée dans la base de données en suivant scrupuleusement la procédure officielle. Ensuite elle aurait dû disparaître à jamais dans le classeur que l'on ne lit jamais.
C'est ce qui serait arrivé si... Si le préposé à ce travail n'avait décidé d'aller voir un match de foot... S'il n'avait eu la malchance de se retrouver dans la mauvaise tribune... Les joueurs écopèrent d'une bonne douzaine de cartons jaune et rouge et notre préposé aux lettres anonymes d'un traumatisme crânien de toute beauté et de provenance toute aussi anonyme que la lettre. Il obtint une semaine d'arrêt de travail, assez pour pouvoir repeindre son salon et prendre un peu de bon temps.
A ce carrefour de notre histoire, les si s'accélèrent. Si on avait affecté la responsabilité du classeur qu'on ne lit jamais à un autre que la jeune stagiaire du département, il ne se serait rien passé. Si celle-ci n'avait pas, par zèle, feuilleté le dit classeur, il ne se serait rien passé.
Dernier si et non des moindres, si cette stagiaire n'avait été la dernière conquête de Lambert, la lettre serait peut-être retournée pour toujours dans l'oubli. On abrège.
Quand elle découvre dans une lettre anonyme la description précise du meurtre que lui a raconté son ami, elle se dépêche de la lui faxer. La lettre :
Il chasse la nuit
Choisit ses proies pour qu'elles soient belles
Dans les rituels de guerre.
Ocre naissance de la terre.
Rouge souffrance, initiation.
Rouge sang, chemin de mort.
Ocres les jambes, ocres les bras.
Rouges les courbes des muscles.
Blanc le visage comme celui des Geisha.
Rouge le point du front comme on doit.
Rouges les seins qui nourrissent la douleur.
Zig zags sur les jambes des guerriers Massaï.
Le signe brun du serpent sur l'épaule.
Fibo chasse la nuit.
Il élit ses proies pour les punir,
Les vêtir pour vivre le meurtre.
Lambert la montre à Ben qu'elle laisse perplexe :
- Tout colle trop bien. La lettre décrit les cadavres que nous avons retrouvés, leurs peintures surtout. Elle donne des détails jamais parus dans la presse. D'une certaine façon même, elle explique : Rouge est souffrance. La couleur rouge vient surtout d'entailles très fines, sauf sur les seins où le meurtrier a utilisé des pigments artificiels. Souffrance, Nourriture de douleur. Trop de détails. Le dessin sur l'épaule gauche ressemble bien à un serpent. La lettre ne peut venir que de quelqu'un qui a assisté au meurtre.
- La lettre a été postée à Paris le mardi, la veille du meurtre de Sèvres, contredit Lambert.
- Alors, il y a eu un autre meurtre avant, que nous ignorons encore ?
- On a déjà vérifié. Aucune trace d'un meurtre semblable. J'ai bien retrouvé deux cas de décoration des victimes. Mais les coloriages étaient bien plus grossiers et leur meurtrier est à l'ombre depuis longtemps. Aucun meurtre qui ressemble à ça avant ... sauf bien sûr si le cadavre pourrit quelque part.
Ben finit pas dire presque à regret :
- L'assassin serait Fibo et il se dénoncerait ? Je n'y crois pas. Je pense plutôt que quelqu'un qui ne l'aime pas trop essaie de lui faire porter le chapeau. Et ça marche. À défaut d'autre chose, Fibo devient notre suspect numéro un.
Après quelques secondes de silence :
- Lambert. Tu vas cuisiner Fibo. Épluche moi ses alibis pour les deux meurtres. Tu peux lui balancer qu'on le soupçonne d'y avoir participé. Mais ne lui parle pas de la lettre anonyme.
- Et toi, tu fais quoi ? Tu essaies d'obtenir l'inculpation de Fibo ?
- Avec quoi ? Moi. Je réfléchis. Pour être précis, j'ai besoin d'une bière et je n'ai pas encore choisi le bar.
- Elle n'est pas bien ma copine ?
- Elle est trop top. Quand elle te larguera, j'essaierai de la faire muter ici.
Elle me déteste. Pourquoi ? Nous avons vécu ensemble des années. Pourquoi la haine ? Parce que je l'ai quittée quand elle me l'a demandée ? Parce que je suis parti quand j'avais dix-huit ans ? Avant Kim, elle ne m'avait jamais reproché d'être infidèle, et puis, elle est de plus en plus proche de Kim. Pourquoi la haine ? Pour ces quelques instants de ridicules peut-être :
- Le concert de Louise Attaque ? Propose un ami.
- Non. Je la trouve trop cruche, déclare-t-elle.
- Tu es trop conne. Louise Attaque est un mec, ne peut s'empêcher de lui lancer Fibo.
Elle a rougi. Les copains se sont mis aux abonnés absents.
Non. La haine n'est pas née ce jour là. Il faut remonter le temps, chercher aussi dans l'ennui et l'habitude, dans les abandons et les oublis.
Image d'une autre soirée. Comment la dispute avait-elle débuté ? Les témoins, trois ou quatre, ont perdu en précision. Sans doute une suite de mesquineries, beaucoup de mauvaise fois des deux cotés. Puis avaient résonné ces mots qui se gravaient dans la pierre.
- Tu es trop malhonnête. Tu n'es qu'un sale con.
Ce jour là, elle a dit ça. Elle l'avait déjà insulté auparavant. Alors pourquoi a-t-il tellement ressenti cette fois là ? Parce qu'il a entendu la haine, froide, totale monter en elle ? Parce qu'il a cru reconnaître dans le regard de Maya l'envie de tuer ? Pourquoi restait-elle ? Il ne comprenait pas. Il a vu la bouche crispée, le regard brillant, la colère incontrôlée. Qu'avait-il dit ? Il ne se souvient pas.
Est-ce qu'elle lui en veut à cause de Kim ? C'est possible. Au début, elle n'acceptait la jeune femme que pour le garder. Mais, maintenant, elle aime Kim ?
Maya. Les années ont estompé sa beauté. La minceur de la jeune femme est devenue maigreur, sécheresse, chez la femme mure. Le maquillage s'est épaissi. Elle a encore du charme. Les hommes se retournent toujours sur son passage. Pourtant, on peut maintenant déceler dans son regard, un nuage de désespoir, l'ombre du renoncement. Ses rêves se sont lentement éloignés. Maintenant, ils s'épuisent, disparaissent dans la réalité. Son futur se ferme.
Elle a de la classe, des allures de grande bourgeoise, acquises de haute lutte, qui impressionnent Fibo. L'enfant de la zone aime faire plier la créature qui a les apparences d'un autre monde.
Il est près de moi qui respire trop fort. Pourquoi est-il venu ? Il déteste le ballet. Je vis près de lui. Je le hais même si j'ai encore parfois de l'affection pour lui. Il s'écarte de moi et je ne pourrais accepter qu'une autre l'ait. Il reste par habitude. Bientôt, il en suivra une autre et je resterai seule abandonnée. Je ne pourrais pas supporter le regard des amies. Ton tour, ma petite. Tu t'es moquée de nous. Tu te croyais supérieure avec ton Fibo. Il est près de moi qui respire et j'aimerais mettre un terme à cette respiration.
Je n'ai rien à reprocher à Maya. Elle a tout accepté de moi, mes absences, les autres femmes. Nous avons visité ensemble les recoins de la sexualité, même les plus sordides. Elle voulait aller au bout de son plaisir, de mes désirs, partager mes rêves pour s'avilir. Maintenant, elle me hait.
Il vieillit. Il a perdu la flamme. Moi, Kim, les autres. Le nombre est devenu le critère essentiel, la répétition sans fin des mêmes gestes, de plus en plus vides de sens. Il l'a trouvé son petit idéal minable. Est-il heureux ?
Fibo retrouve un copain dans un troquet branché, bruyant. Il déguste une bière pisseuse qui fait honte au concept du pub anglais qui les accueillent.
Son regard est accroché par le visage d'une jeune fille quelques tables plus loin. Elle lui rappelle un amour disparu dans les combles de l'histoire, des moments qui s'effacent dans sa mémoire. Elle a cette ombre de la joue qui rappelle Myriam. Peut-être est-elle Myriam ? Non. Elle a vingt ans et Myriam doit maintenant porter une bonne quarantaine. Elle est plus belle que Myriam, mais n'en a pas tout le charme. Le goût du corps de Myriam sur les lèvres. Il ferme les yeux et de vieilles photos, rendues floues par l'âge, se mêlent comme dans un kaléidoscope pornographique.
Il s'exclut plus à chaque instant de la réunion d'affaire qui l'a conduit ici. Il essaie de capturer le regard de la jeune fille mais elle s'est enfouie dans les mots et ne sent pas le regard brûlant de Fibo. Il n'arrive qu'à croiser celui de sa voisine. Il hésite à se lever, la rejoindre, l'interrompre. Il ébauche des scénarios. Il se raccroche aux affaires qui avancent sans lui. Elle est le miroir d'un souvenir qui l'attire comme un aimant. Elle est terre vierge qu'il lui faut conquérir, nouveau monde à découvrir. Sa réunion est finie. Il sort et fait quelques pas vers La Défense. Il a oublié son portable dans le bar. Il retourne vers elle.
Fibo cherche sans cesse à retrouver les anciens visages, sans cesse aussi à en découvrir de nouveaux. Comme toute collection, sa galerie de conquêtes se doit d'être enrichie pour vivre. Chaque nouvelle est à la fois le remake d'un film ancien et l'espoir d'une histoire nouvelle. Parfois les traits d'un homme aussi lui rappellent une ombre du passé. Il suit du regard un être différent qui pourrait lui faire découvrir autre chose.
- Ça se fait pas !
- Qu'est-ce qui se fait pas ?
- Me poser un lapin.
- Arrêtes. Tu adores ça. Tu as rêvé de moi. Tu as passé la soirée avec moi sans que je puisse te contredire.
- Ton absence a été une contradiction permanente.
- Et surtout, je t'offre le luxe de pouvoir me crier dessus avec pour une fois une bonne excuse.
- Ça se fait pas. Maintenant, mon grand, tu me lâches. J'ai un autre rancard.
- Avec qui ?
- Louise Attaque.
- C'est qui cette gonzesse.
- T'es trop con. Louise Attaque est un mec. Et puis je rigole. J'ai pas rencard avec Louise Attaque. J'aurais aimé mais ça sera pour une autre fois.
- Et c'est con de ne pas savoir que ce Louise est un mec ?
- Tiens je parie que c'est mon rencard. Matte le beau mec, le grand avec des cheveux très courts, un anneau en or à l'oreille et un casque de moto.
- Putain le look. Tu ne vas pas me mettre en compète avec ce type ?
- Quelle compète ? C'est quand il veut. N'importe quelle nana normale en échangerait deux comme toi contre un grand mignon comme lui. Dégage t'as laissé passer ta chance.
- Tu vas me le faire payer longtemps, le lapin que je t'ai posé ? Il t'a déjà sautée ?
- Si tu avais pris des notes, tu te rappellerais que je le vois pour la première fois.
Ils sont interrompus par le grand mince :
- Suzanne ?
- C'est moi, répond timidement la jeune fille.
Son ami qui ne s'est toujours pas assis, se balance d'un pied sur l'autre gêné.
- Il reste ? Demande le motard.
Triangle un peu maladroit qui se cherche.
Elle prend l'initiative.
- Julien, mon ami. L'inspecteur Kerouac, qui enquête sur les deux meurtres dont je t'ai parlé. Je l'ai contacté par l'intermédiaire de Lucinda, tu sais, la fille que je connais au Parisien.
- Vous aviez l'air de vous disputer ? Interroge Ben pour reprendre la main.
- Il m'a posé un lapin.
- Je t'ai déjà expliqué dix fois pourquoi.
- Ça n'empêche que tu m'as posé un lapin.
- Cette discussion me fatigue, interrompt Ben. Ça vous gênerait, Monsieur, de nous attendre au bar ? Je vous offre un pot dès que j'en ai terminé avec la demoiselle.
Sortie du copain. Installation de Ben. Ce qu'elle raconte :
- J'ai des trucs super importants à raconter sur les meurtres. On peut en quelque sorte dire que je serais le témoin numéro un.
- Non. Je ne connaissais pas les victimes. Ou plutôt si je les connaissais en quelque sorte et le meurtrier aussi. Mais je ne les connaissais pas vraiment.
- J'ai dit en quelque sorte. Lui se fait appeler Adam. Je ne connais pas son vrai nom.
- Non. Je ne sais pas où il habite ni où le rencontrer.
- Moi, je veux bien commencer par le début. Mais arrêtez de me couper la parole.
- Ça a commencé comme ça. Je voyais un psy, M. Frend, à Meudon. Il a lancé un portail de psychologie, psy2groupe.com. Il expérimentait sur le réseau de nouvelles thérapies de groupe et il m'a proposé d'y participer. C'était génial. J'y assistais une fois par semaine, depuis chez moi. Malheureusement, le portail a fait faillite. Pendant la dernière séance, un des participants a proposé de continuer à se retrouver en direct, live sur tchatche.com, une fois par semaine. Comme ça, nous avons pu rester en contact. On se passait des conseils ; on se refilait des adresses de conférences psy, de magasins de médecines douces, de cours, de bouquins. On causait de tout. Sympa. Nous avions rendez-vous le mardi soir à vingt heures. Ça nous permettait de continuer ainsi la thérapie et ça se passait pratiquement aussi bien sans Frend qui entre temps s'était mis une balle dans la tête.
Ça se passait surtout bien parce que plusieurs participants avaient un gros bagage à force de traîner dans des cours de psychologie, des séminaires et tout le machin. On parlait beaucoup de problèmes d'alcool, de sexualité, de la difficulté d'avoir des enfants, de problèmes comme ça qui intéressaient des membres du groupe.
- La clientèle de Frend était surtout du coin, Sèvres. Meudon, Chaville, Ville d'Avray. On doit sans doute croiser des gens du groupe de temps en temps. Mais comme on ne se connaît que par des pseudonymes, on reste anonyme. C'est drôle. Non ?
- Adam était un de ceux qui ne manquait jamais. Il faisait partie des plus agressifs. Un soir, c'était il y a un peu moins d'un mois, la discussion s'est animée. Josiane, une fille du groupe avait accepté de rencontrer un des gars, Fibo. Echanger des mèls personnels, nous le faisions presque tous, même si des gens comme Adam trouvaient ça déjà hors limite. Des mèls oui mais pas de rencontres. Josiane et Fibo en avaient échangé trop de ces mèls et s'étaient lancés dans une liaison virtuelle.
- Bien sûr que c'est la Josiane qui s'est faite déglinguer. Je crois.
- Ce soir là, Josiane nous a raconté qu'ils s'étaient rencontrés pour de vrai. Ça violait la première des règles du groupe, le ciment de tout, la confidentialité. Le fait de ne pas se rencontrer pour de vrai est extrêmement libérateur. Tu es caché et tu peux donc te raconter. Tu te permets des audaces de langages, une franchise que tu n'oserais nulle part ailleurs. Josiane nous a raconté des trucs sur sa vie sexuelle que ses meilleures amies ignorent sans doute. Je n'arrive pas à croire qu'elle ait pu accepter de rencontrer un type qui avait entendu ça. Presque tous se dévoilaient à fond.
- Oui je vous ai déjà dit que je pense que c'est la Josiane qui a été assassinée.
- Pourquoi ? D'abord, elle m'a écrit qu'elle avait peur, qu'elle pensait être suivie. Parce que je n'ai pas reçu de mèl d'elle depuis trois jours. J'ai écrit à Fibo. Lui aussi est inquiet. Ils avaient un rendez-vous et elle n'est pas venue.
- Aller voir les flics ? Fibo ne pouvait pas, il partait à l'étranger. Et pour leur dire quoi ? Qu'il a une copine dont il ignore le vrai nom et l'adresse qui ne répond plus à ses mèls. Qu'il ne l'a rencontré qu'une seule fois, aux Deux Magots. Qu'il pense qu'il serait capable d'identifier éventuellement son cadavre.
- Je lis les journaux. Marie, Josiane, deux meurtres. Josiane et Marineta, deux filles de notre groupe qui cessent d'envoyer des mèls du jour au lendemain. Je pense que ce sont vos deux victimes. Et je pense qu'Adam les a tuées.
- Quand Fibo et Josiane se sont rencontrés, nous étions presque tous contre. Mais Adam lui s'est énervé. Il a crié dessus Josiane... que se rencontrer pour de vrai, ça se fait pas. On sentait qu'il était fou de rage.
- Josiane lui a répondu qu'elle n'avait surtout pas envie de rencontrer pour de vrai un connard comme lui.
- J'ai senti qu'Adam disjonctait. Il s'est mis à insulter Josiane, puis Marineta et Emmouaye avec qui il avait déjà eu des problèmes de relations. Ils n'étaient jamais d'accord et ils se disputaient souvent pendant les séances.
- Le ton a monté. Il a écrit qu'il pouvait nous rencontrer tous quand il voulait. Il s'est mis à nous menacer. Il délirait et écrivait à toute vitesse. Avec quelques-uns, nous avons essayé de calmer le jeu, sans succès. Quelqu'un lui a fait remarquer qu'il ignorait qui nous étions vraiment. Alors, il s'est mis à donner des tas de détails sur notre vraie vie.
- Il a parlé du quartier de Fanfan, du boulot de Josiane, de l'hôpital de Marineta, pour moi, de ce troquet où je suis tout le temps fourrée. Pour toutes les trois, mais aussi pour plusieurs autres, il a donné des tas de détails de cette vie qu'il n'était pas sensé connaître. Et ça avait l'air vrai. Pour moi, ça l'était. Il nous a menacés. Je ne me rappelle plus les mots. Mais il menaçait.
- Il parlait de plus en plus vite. Lui qui d'habitude était déjà très rapide au clavier s'est mis à atteindre un débit incroyable.
- La première, Marineta a décroché. Je me rappelle encore sa phrase si courte après les délires d'Adam : "Je pars. Adieu à tous. Je ne reviendrai jamais sur cette tchatche." Nous avons été plusieurs à la suivre.
- Adam s'est excusé plus tard par mèl.
- Le serveur tchatche.com met à notre disposition des pseudos. Seul le portail peut attacher des vrais adresses mèls à ces alias. Nous utilisions toujours des pseudos entre nous. Ça garantit la confidentialité.
- Adam n'a pas pu dissiper le malaise. Notre groupe s'est dissout ce jour là officiellement. Je suis restée en contact par mèls avec certains.
- Quelques jours plus tard, une fille du groupe, Fanfan, a essayé de créer un nouveau groupe. Elle a contacté quelques anciens, mais pas Adam bien sûr. J'y suis allée une fois, mais Marineta et les autres ne sont pas venus alors je ne suis pas restée. Je n'ai plus jamais entendu parlé d'Adam. Fanfan m'a encore écrit et je ne lui ai pas répondu.
Ben songe :
Fibo chasse la nuit.
Il élit ses proies pour les punir,
les travestir pour assister au meurtre.
Elle continue :
- Bien sûr, Marie c'est notre Marineta et votre Josiane, c'est celle de notre groupe. Ne me dites pas que vous ne saviez pas qu'elles étaient fondues de tchatche et de psycho. Vous croyez que je suis folle ? Que je me joue des films ? Alors où sont-elles ? Pourquoi ont-elles disparu du mèl ? Dites-moi où elles sont passées. Allez ! Dites-le-moi !
Ben ne répond pas. Mais son silence est un aveu. Il sait qu'elle a raison. Comment Adam a-t-il pu se procurer toutes ses informations sur les membres du groupe ? Il lui faut retrouver les adresses des membres du groupe, les prévenir. Il doit suivre, avec du retard, les traces du meurtrier.
C'est Agatha bien sûr. Ben sait maintenant pourquoi Agatha a été attaquée. Il sait aussi comment le meurtrier a pu obtenir des informations confidentielles sur les membres du groupe.
Le soir même Ben retrouve Kim dans un des rares cafés de Sèvres à ouvrir un peu tard. Elle a troqué son tailleur de travail pour un pantalon noir et un pull très orange, très décolleté.
- Salut flic. Tu as du nouveau ?
- Je m'appelle Ben ou Inspecteur Kerouac si ça t'écorche la gueule.
- Tu as du nouveau ?
- Ils ont arrêté Fibo pour les meurtres de Sèvres et Chaville.
- C'est quoi ces conneries ?
- Une lettre anonyme avec plein de détails l'accuse des meurtres. On creuse et on découvre qu'il a été condamné pour pédérastie dans les années soixante-dix. Tu savais pour cette condamnation ?
- Oui. Il m'a raconté. Une connerie de vidéos avec des ados. Tu sais le genre entre quinze à dix-huit ans, pas facile de dire. A l'époque tu en trouvais dans les bons magasins pornos à coté de trucs sados-masos, zoophiles ou autres. Ça s'est passé à Marseille. Il n'aurait jamais dû être condamné. Mais, la presse s'en est mêlée. Sous la pression, l'instruction a fait un bel amalgame entre vrai pédophiles actifs, pourris, coupables à fond, et simples voyeurs. Il a été victime d'un double lynchage, médiatique d'abord puis juridique. La plupart des gens sont si écoeurés par la pédophilie qu'ils ne pensent plus et ces mecs là terminent honteux, mal défendus. Heureusement pour lui, si les vrais pourris se sont fait alignés graves, il n'a eu que du sursis. La justice n'a pas complètement son cerveau dans la culotte, comme les journalistes.
- Je te trouve bien compréhensive.
- Il a besoin de sexe. Si ça te soulage, tu peux dire qu'il est malade. Il faut qu'il baise, mais pas des gosses. Au secours. Je fais l'amour avec ce mec. Il ne faut pas confondre. Le seul truc qu'on pouvait vraiment lui reprocher, tient de la pornographie, pas de la pédophilie. Ce n'est peut-être pas glorieux mais ça n'a rien d'horrible et vu le nombre de sex shops, ça concerne un gros paquet de gens que l'on ne va pas fourrer en tôle. Alors, même si comme mec, il te débecte, ne te sens pas obligée d'en rajouter. Fibo n'est pas pédophile.
- Merci pour le cours. En attendant, ils ont tenu à le mettre en garde à vue. La lettre, la participation au groupe, les antécédents judiciaires. Ils veulent le cuisiner.
- Tu ne penses pas sérieusement que c'est l'assassin ?
- Ils en sont tous convaincus. Coupable parfait. On a plein d'indices. Quand tu as un si bon suspect, je sais par expérience que tu trouves autant d'indices que tu veux. Là, on est servi. Le mec n'a pas d'alibi. On a trouvé chez lui du matériel super sophistiqué, en particulier un télescope avec caméra électronique. Il avait des photos d'une des mortes volées quand elle sortait de chez elle. Il a dû la suivre après leur rendez vous.
- Ben, tu n'as pas vraiment répondu. Est-ce que tu penses qu'il est l'assassin ?
- Non. Je ne le sens pas. Surtout pour Marie. Je n'imagine pas ce type mince et plutôt petit se maîtriser une sportive comme Marie. Elle est plus grande que lui et certainement plus puissante.
- Je crois si peu en la culpabilité de Fibo que je vais te donner des indices contre lui. Ça ne se voit peut-être pas, mais Fibo est très physique. Il court deux fois par semaines, court un ou deux marathons par an dans un temps raisonnable, et est ceinture noire de judo et karaté.
Sans transition, Ben passe à la vraie raison de ce nouvel interrogatoire de Kim. Il veut reparler de l'agression d'Agatha :
- Nous savons pourquoi Agatha a été attaquée. Pour obtenir la liste des participants à une ligne de tchatche et la détruire. On a les adresses mèls des treize personnes du groupe, huit femmes et cinq hommes. La bonne nouvelle c'est qu'on les a quasi tous identifiés, sauf deux. Tu connais quelqu'un sur cette liste ?
Kim regarde attentivement la liste :
- Fibo ?
- Et le coupable de l'intrusion d'Agatha est sans doute le même qui a déglingué deux femmes à Sèvres et Chaville en moins d'une semaine. Même si Fibo n'est pas coupable, tu reconnaîtras qu'il fait tout pour devenir suspect.
Il lui raconte une partie de ce qu'il sait sur le groupe psy, Fibo et Adam.
- Vous avez identifié Adam ?
- Non. Est-ce que Fibo aurait été capable d'attaquer Agatha ?
- T'es con. Il ne comprend rien aux ordinateurs. Il sait envoyer des mèls, surfer le web et basta.
Elle hésite. Il sent qu'elle va lui dire quelque chose. Si elle avait parlé, des vies auraient peut-être été sauvées. Mais elle ne dit rien.
On appelle Ben sur son portable et il s'échappe en disant à peine au revoir.
Kim le regarde s'éloigner. Il ne m'a pas même jeté un regard. Ce type est une horreur. Je suis jolie. Je me fais draguer sans arrêt et il ne me remarque même pas. Je croyais pourtant qu'il était intéressé. Quel connard ! Je me fais draguer sans arrêt mais pas par lui.
Ben se plonge dans les regrets. J'aurais pu l'inviter à dîner, proposer une toile. N'importe quoi. Mais elle risquait de me regarder avec ses grands yeux surpris et son sourire sarcastique. Il est fou ce mec ? Elle part seule, de nuit, dans Sèvres. Je n'aime pas ça. Le dingue pourrait s'en prendre à elle. Je ne veux pas que ce dingue s'approche d'elle.
Il part en moto. Elle part seule dans la nuit. Ils se sont quittés sans vraiment le vouloir.
Le corps de la jeune fille. Elle bouge encore quand Ben s'approche. Elle gémit doucement. Quelques gouttes de sang perlent sur son front. Il frissonne.
Il aperçoit un gosse qui traîne malgré l'heure tardive. Il a de très longs cheveux, un pantalon baggy. Ben arrête sa moto et l'engueule.
- Maintenant tu rentres chez toi. Et vite.
- Je m'excuse, Monsieur, mais ce que je fais de mes soirées ne concerne que moi et mes chers parents.
- Écoute, ne me force pas à me fâcher. Je peux trouver dix raisons pour t'amener au poste et je ne pense pas que tes vieux apprécieraient d'avoir à sortir en plein milieu du film du dimanche pour venir te récupérer. Alors tu te rentres et comme règle générale, tu attends d'avoir deux ou trois ans de plus avant de recommencer à traîner tard le soir dans Sèvres.
Elle est plongée dans ses regrets. Elle va acheter des cigarettes Porte de Saint Cloud, le seul tabac du coin ouvert tard le soir. Elle prend un café sur le zinc en pensant à Ben. On l'interrompt dans son rêve :
- Je peux vous offrir quelque chose.
- Va te faire foutre connard.
Elle va se coucher.
Elles s'approchent de lui en riant trop fort. Que lui veulent-elles ? Une grande brune, une petite blonde boulotte. Elles gloussent pas très discrètement.
- Vous n'auriez pas deux francs cinquante ?
Elles n'ont pas quinze ans. La plus grande est plutôt jolie, un peu forte et elle aguiche ostensiblement. En a-t-elle seulement conscience ? L'autre est plus petite, carrément trop enveloppée, moins souriante, un visage d'ado ingrat. Retour sur la première. Son regard ne s'échappe pas de celui de l'homme, il cherche à provoquer.
- Pour quoi faire ?
- ... Pour quoi faire quoi ?
Elle parle trop fort, bégaie, se serre contre sa copine.
- C'est pour un truc... Pour...
Elle s'enlise, glousse, bredouille une explication incompréhensible.
Il est déjà en train de fouiller dans ses poches à la recherche des deux francs cinquante. Sûrement pour s'acheter un paquet de cigarettes ou un coca. Tout le monde s'en moque. Instant de gêne. Est-ce que ce type le regarde parler avec les gamines ? Ridicule. Non. Le type ne me regarde même pas. Tout le monde s'en fout sauf moi. La jeunesse de cette fille me fait bander. Elle m'excite avec son sourire un peu bête, ses longs cheveux, le T shirt trop court qui découvre son nombril, toute cette jeunesse qui déborde. Elle est un peu trop forte. Sous les bras, la sueur a dessiné un cercle plus foncé. Si elle ne se contrôle pas, adulte, elle sera énorme. Mais pour l'instant, cet embonpoint la protège de l'espèce de maigreur à la mode chez certaines ados.
Il lui a donné cinq francs et elle s'éloigne de quelques pas avec sa copine. Elles rient. Se moquent-elles de lui ? Il tend l'oreille. Elle a à peine dit merci. A cet âge, tout leur est dû. Il la suit des yeux. Elles reviennent un peu plus tard et s'installent pas trop loin de lui, dans la salle de café de plus en plus bruyante. Il ne peut empêcher son regard de se diriger vers elle. Il croise le sien plusieurs fois et cela ne semble pas la mettre mal à l'aise.
Le temps s'étire. Il s'ennuie. Son excitation est retombée. Pourtant il la sait souterraine, prête à se réveiller sur un geste d'elle.
Quand la jeune fille se lève et descend l'escalier qui mène au téléphone et aux toilettes, il ne résiste que quelques secondes et la suit. Il fait semblant de téléphoner.
Quelques minutes plus tard, elle sort du coin des dames. L'endroit est si exigu qu'elle doit le frôler pour reprendre l'escalier. Il réalise qu'il n'a rien préparé, n'a rien imaginé pour entamer une conversation. Comme dragueur, il est excellent, mais avec des femmes pas des enfants. Son trouble l'empêche presque de penser. Elle l'a frôlé et il a senti le jeune corps contre le sien. Brièvement et elle a disparue dans un éclat de rire.
Elle a l'habitude de l'attention des hommes. Elle parle trop fort, joue trop ostensiblement.
Les clients sont de plus en plus nombreux. Il décide de l'attendre dehors. Il fait frais.
La nuit s'est décidée à tomber. Elle quitte enfin le café. Il a failli partir dix fois. Il est resté pour un dernier regard sur la jolie fille. Le trottoir est étroit. Elle passe près de lui. Il ne fait aucun effort pour lui céder le passage. Au contraire, il s'est légèrement poussé en avant contre elle, sa main est partie maladroitement pour toucher comme par mégarde ce corps qui passe. Elle se retourne et lui tend une poignées de pièces jaunes. Que veut-elle ? Il ne comprend pas.
- Je peux vous rendre la monnaie.
Elle l'a reconnu dans la nuit. Peut-être s'attendait-elle à ce qu'il soit là. Il tend la main. Le passage des pièces est comme une caresse. Quelques-unes tombent. Ils les ramassent. Nouvelle occasion d'un contact furtif. Cette fois la main de l'homme a frôlé la jambe de la jeune fille. Balade d'une main pas complètement au hasard. Elle rit trop fort.
Il n'arrive plus à penser. L'envie monte, déborde. Il en oublie les clients du café qui peuvent les voir depuis le bar. Il oublie tous ceux qui l'ont vu parler à la gamine, l'ont peut-être aperçu se glisser dans l'escalier juste après elle. Il oublie tout. Il a touché le corps de la fille.
D'une main, il agrippe un bras ; l'autre explore le jeune corps. En une seconde, elle a perdu son sourire. Elle est gagnée par la panique. Elle essaie de se dégager.
- Ça ne va pas ? Qu'est-ce qu'il vous prend ? Vous êtes complètement dingue ?
- Non. Je... Rien... Calme toi. Je voulais juste...
Elle n'est pas calmée. Elle va se mettre à crier d'une seconde à l'autre. Il hésite.
Il lui serre le bras et il presse son autre main très fort sur la bouche de la jeune fille.
- Tu te calmes. Je ne veux pas te faire mal. Je vais te lâcher et tu vas partir tranquillement.
Si elle ne s'est pas calmée, elle est tellement effrayée qu'elle n'ose plus bouger. Quelle conne ! Il a juste serré son bras un peu fort. Il laisse passer quelques secondes. Le regard de Fibo a su la dissuader de crier. Elle s'écarte lentement de lui comme si elle avait peur qu'un geste brusque puisse déchaîner la fureur de l'inconnu et elle s'enfuit en courant. Il la suit des yeux.
Quand elle s'engouffre dans le bus tout repeint en neuf de pubs, on l'observe de loin. Elle n'est plus la jeune fille insouciante et sûre d'elle que Fibo a rencontrée plus tôt, mais une enfant effrayée qui se retourne régulièrement pour vérifier qu'on ne la suit pas, une môme craintive qui épie les gens qu'elle croise. On la suit toujours des yeux quand elle s'engouffre dans une grande villa de Marne la Coquette. La maison est isolée, la rue pas très éclairée. Idéal.
- Ben n'est pas là pour l'instant. Veuillez laisser votre message après le bip sonore :
- Salut Ben. Mauvaise nouvelle. Nouveau meurtre. Il ne s'agit plus de quelqu'un du groupe psy mais d'une gamine de Marne la Coquette. Pourtant pas de doute, c'est le même cinglé. Tous les détails y sont, jusqu'aux oreilles passées au rouge à lèvre.
La copine raconte l'après-midi passé au café. Elles n'ont parlé qu'à deux copines, à un intello de leur collège et à un vieux qui leur a fait la morale. Deux clients qui étaient au bar ont vu Murielle sortir :
- J'ai fait une remarque un peu grossière, on va dire, sur elle. Et mon pote a fait mine de la suivre. On plaisantait bien sûr. C'était une gosse. Merde. Si on avait su...
Ils l'ont vu se faire accoster par un homme. Ils étaient prêts à intervenir, disent-ils, quand elle s'est dégagée. Ils n'ont pas vu l'homme la suivre. Ça leur évitait d'avoir à faire quelque chose. Quels cons. Ils n'ont pas bien vu la tête de l'homme. Ça pourrait être Fibo.
Deux autres clients du café reconnaissent Fibo sans une hésitation sur des photos que leur montre Ben :
- Oui. M. le Commissaire. Pas de doute. C'est un salaud qui draguait les gamines.
- Draguait ?
- Oui. Enfin. Pour être juste il faut dire que c'est elles qui l'ont abordé. Mais il leur a répondu.
- Et vous ? Vous ne répondez jamais aux gamines qui vous adressent la parole ?
- Ça n'est pas ça. Ce type avait l'air pas net, un peu vicieux.
- Vicieux ?
- Des gamines de cet âge là !
- Ça n'est pas vous bien sûr qui aurait ce genre d'idée.
Ben ne comprend plus. Tout accuse encore Fibo. Son patron ne lui fait pas de cadeau :
- Tu vois. Pour le flic le plus brillant du 92, tu déconnes un max. Je t'avais déjà dit que Fibo était le coupable. Le juge m'a appelé ce matin et il en est persuadé.
- Alors pourquoi ne l'a-t-il pas inculpé ?
Ben reste songeur. Il n'arrive pas à accepter le meurtre de la petite. Il finit par dire :
- Il aurait fallu arrêter Fibo.
- Ah. Tu vois. Tu te ranges à l'avis de la majorité.
- C'est pas ça. Avec Fibo en tôle, Murielle ne serait pas morte.
- Parce qu'il n'aurait pas pu la tuer.
- Non. Fibo n'a tué personne. Je suis têtu mais je persiste à dire qu'il n'y est pour rien. Quelqu'un essaie de lui faire porter un chapeau gros comme un mammouth. Il aurait suffi de mettre Fibo en tôle car, lui en tôle, la mort de Murielle ne servait plus à rien.
Vole vole petite soeur
Vole mon ange, ma douleur
Il essaie de se concentrer sur le deuil de la jeune fille. Il n'y arrive pas. Son esprit vagabonde. Inquiétude. Est-ce que l'on peut s'habituer à la violence, au mal, à la mort ? Ben répète silencieusement une promesse :
- Le jour où poursuivre les salauds deviendra juste un boulot, je démissionne.
Il faudrait peut-être commencer à préparer la lettre ?
Ben est assis dans un coin de la pièce. Il suit attentivement l'interrogatoire sans y participer. Fibo :
- Je ne comprends rien à votre histoire.
- Oui. J'ai été condamné pour pédophilie il y a quinze ans. Et j'ai payé. Demandez moi pourquoi je ne remets jamais plus les pieds à Marseille, pourquoi je ne vois plus mes copains de la côte. J'ai payé. Je n'ai rien fait d'illégal depuis. Je paye même mes contraventions et je respecte les limitations de vitesse. J'ai payé pour une connerie. Je voulais oublier cette histoire, tirer un trait.
- Des pornos avec des jeunes dedans, soupire-t-il. À l'époque, je ne savais pas qu'il y avait des mineurs sur les cassettes.
Fibo est mince, pas très grand, un peu chauve. Il affiche une bonne tête, pas celle d'un violeur, un regard intelligent. Il a le visage blême du parisien, ou plutôt du prolo parisien qui ne peut pas se payer les Alpes ou les Antilles tous les hivers. Ses joues sont grises d'une barbe drue qui voudrait être rasée. Il fait à peine les quarante ans que Ben sait qu'il a.
Les questions pleuvent sur lui, répétitives, incessantes, pressantes, cadencées. Deux flics se relaient pour essayer de le faire craquer. Ils font bien leur boulot, revenant sans cesse vers lui pour le fatiguer, très pros. Pas de passage à tabac, pas d'insulte. Mais pire peut-être, le mépris dans leur voix. Une haine discrète. Ben est un peu écoeuré. Fibo ne semble pas impressionné.
- Alors tu me prends pour un blaireau ? Tu as bien rencontré cette fille au café ? Tu l'as bien suivie chez elle ?
- Mais reconnais que tu l'as suivie et on gagne du temps. Tu sais bien que c'est comme ça que ça s'est passé.
- Je sais que c'est pas de ta faute. Reconnais les faits. À mon avis, tu as plus besoin d'un médecin que de la tôle. Si tu coopères, je suis sûr que le juge en tiendra compte.
- On sait que tu lui as parlé au café. Ensuite, quand elle est sortie, tu l'as rejointe. Peut-être que c'est aussi un peu de sa faute, elle t'a dragué. Non ? Dis moi ce qui s'est passé. Tu l'as suivie ou tu l'as accompagnée jusque chez elle.
Après une éternité de cette rengaine, pause. Les deux inquisiteurs fatigués décident de se rendre à l'annexe pour se remonter le moral avec un petit calva. Ben préfère ne pas copiner. Presque assoupi dans un coin de la pièce, il reste tenir compagnie à Fibo. Il veut garder un profil bas. Une jeune fliquette leur apporte du café et des sandwichs. L'inspecteur assiste alors à une métamorphose surprenante. L'homme fatigué par les questions se redresse. Son regard se raffermit. Un sourire se dessine, un sourire chaleureux et sensuel. Connaissant le goût de Fibo pour les activités sexuelles, on serait tenté de dire professionnel.
- J'aurais imaginé le service ici je serais venu plus tôt.
Le type est poursuivi pour plusieurs meurtres. Il se fait cuisiner par des flics qui ne rêvent que de lui extirper des aveux. Et à la première fliquette qui passe, sa queue se redresse et il part à badiner la fleur au fusil. Ce type est dingue.
Avec le regard qui a accompagné la remarque de Fibo, la jeune femme ne pouvait manquer le coté dragueur de la remarque. Elle ne semble pas se formaliser et pose un café sur la table près du prisonnier sans un mot. Il insiste :
- Ça vous dirait un petit câlin ?
- Vous ne faites pas dans les approches en douceur vous, répond-elle sans se formaliser plus que ça.
- C'est que vous êtes trop jolie. Ça me trouble. Un joli petit lot comme le votre, ça donne envie. Il n'y a pas un divan dans le coin que nous pourrions essayer ?
- Vous et moi ?
- J'ai toujours fantasmé sur les femmes policiers. Vous ne le regretterez pas. M'essayer, c'est m'adopter.
- Et vos menottes ?
- Je peux les garder si ça vous excite.
Fibo a su entamer la conversation. Tout s'est sans doute joué sur un regard pendant les toutes premières secondes. Elle ne l'a pas envoyé paître. La jeune fliquette ne semble pas vraiment se formaliser de se faire draguer par quelqu'un sur le point d'être inculpé de plusieurs meurtres. Quand elle quitte la pièce (Fibo n'a pas obtenu son numéro de téléphone), Ben la suit dans le couloir :
- Mademoiselle. Vous réalisez que ce type est suspecté de plusieurs meurtres.
- Ce mec est inoffensif. Il me rappelle un cousin qui passe son temps à parler de cul, et pas que d'en parler. Il est totalement inoffensif.
- Qui ? Fibo ou ton cousin.
- Les deux. Ce mec là en train de violer des gonzesses ? Au secours.
- Tu serais sortie avec lui ?
- Non. C'est pas que j'ai peur. Mais il n'est pas mon style. Pas assez viril. Pas assez physique. Encore que... A mon avis, c'est un bon coup. Le genre plein d'attention, qui ne se contente pas de bonjour-bonsoir, mais vous accompagne aussi longtemps qu'il le faut.
- Il a déjà été condamné pour pédophilie.
- Pour quoi ?
- Pédophilie.
La jeune femme est soudain mal à l'aise. Le cul oui mais propre, sain, normal. En un mot, Ben à déplacé le problème. Elle finit par dire :
- Merde. C'est dégueulasse. Et il a le culot de me draguer. Putain, s'il y a un truc qui me fait gerber, c'est ça. Vous êtes sûr ?
- Vous sortiriez avec lui ?
Elle ne répond pas.
Elle est jolie, sûre d'elle, attirante. Pourtant, elle aurait peut-être cédé à Fibo. Elle ne doit pas avoir de mal à trouver des copains, plus jeunes, plus beaux que Fibo. Ce type a donc un charme que Ben n'avait pas décelé. Il se rappelle sa transformation quand elle est entrée. Il s'est métamorphosé. Tout changeait, son sourire, son maintien. Ce type est une machine à séduire, totalement concentré sur un but, plaire aux femmes, à toutes les femmes.
Ben se rappelle le rapport. La vie sexuelle de Fibo n'est pas piquée des hannetons.
Il a sa compagne Maya. Kim, que Ben connaît trop bien, vit aussi plus ou moins avec eux. Il ne s'agit pas du ménage à trois classique, lui et ses deux femmes, mais vraiment d'un triangle, trois personnes, trois couples.
La vie sexuelle de Fibo ne se limite pas à ce concubinage complexe. Il rencontre depuis des années, pour des cinq-à-sept au moins hebdomadaires une médecin. On peut rajouter à cet agenda bien rempli, une vendeuse du sentier qu'il fréquente depuis moins longtemps encore qu'aussi assidûment. Ben relit deux passages du rapport de police qui l'avait intéressé :
16 :30 Petit détour par Pigale, il monte avec une fille quelques minutes.
17 :45 Passage par le sentier, achat d'un meuble de télé dans un magasin design.
18 :40 Il retrouve sa maîtresse S.P. pour une petite heure.
20 :20 Il dépose le meuble chez lui
Puis plus loin :
12 :00 Porte Maillot, déjeuner avec un représentant de commerce de chez Facom.
14 :15 Même quartier, visite chez une kiné-sophrologue spécialisée dans le massage californien. Après vérif, c'est une enseigne légite mais soupçon de prostitution. Surveillée par la brigade des moeurs...
21 :30 : retrouve Maya et Kim dans une boite échangiste du marais.
Et encore plus loin, la même semaine :
13 :10 17ème, passage dans un sauna-hammam. C'est le jour échangiste...
20 :00 Passage rapide dans un bar privé du 16ème.
Ça fait quand même beaucoup pour le même type en si peu de temps. Il doit essayer de rentrer dans le livre Guiness des records. Ben a du mal à croire qu'avec toutes ces activités, il ait encore le temps ou l'énergie de se lancer dans des viols. Le jeune flic appelle la kiné. Quand elle a compris, qu'il ne s'intéresse pas à son activité professionnelle un peu douteuse, qu'il ne bosse pas pour les impôts, la sécu ou la mondaine, elle veut bien lui raconter tout ce qu'elle sait, c'est-à-dire, pas grand chose :
- Fibo. C'est le plus gentils des clients. Je le connais depuis longtemps. Il a des besoins sexuels importants. Comme Kennedy, s'il reste un jour sans baiser, ça lui donne mal au crâne.
- Sado-Maso ? Non. Ça n'est pas son truc. Ça serait plutôt celui des nanas avec qui il habite. Je les ai rencontrées toutes les deux à une soirée assez limite dans ce genre là. Lui s'ennuyait grave.
- Il est très gentil, attentionné. Tu vois pour moi, Fibo est un vieil ami. Il paye parce qu'il insiste et qu'il a plein de blé, parce qu'il aime payer, aussi. S'il voulait, ça serait gratis pour lui.
La petite grosse est morte. Elle est allée rejoindre sa copine, qui était tellement plus jolie qu'elle. La petite grosse est morte aussi.
Routine. Même mise en scène. Même peinture grotesque. Elle n'était encore qu'une enfant, plus encore que sa copine chez qui la femme perçait.
Ben sort de la pièce où on a découvert le cadavre et se rend aux toilettes. Il dégueule.
- Vous n'êtes pas bien solides dans la police.
C'est le beau-père de la gamine qui a parlé, un qui ne semble pas trop la regretter. Il a découvert le corps de Valérie. Il a le même visage renfrogné que l'inspecteur a rencontré en l'interrogeant quelques jours plus tôt. Ne pas trop se fier aux visages. Chez lui, la méchanceté et la vulgarité semblent le disputer à la bêtise.
Une voisine prépare un café pour se donner une contenance, pour être là sans gêner.
Lambert et Ben se mettent à cuisiner durement le beau-père. Ils vont lui faire payer les petites misères qu'il faisait sans doute endurer à la gamine. Il a un air de salaud. Il va trinquer parce qu'ils ne supportent pas d'avoir à enquêter sur des meurtres de gamines. Ils le poussent, l'acculent. Le type les quitte pour répondre au téléphone.
La voisine silencieuse jusque là les engueule :
- Mais pourquoi vous le faites chier comme ça ?
- Ça pourrait être le meurtrier, répond Ben.
- Lui toucher à un cheveu de la gosse ? Vous êtes fous. Il l'adorait, même si Valérie n'était pas sa fille. Tout ce qu'on pourrait lui reprocher, c'est de lui avoir passé tous ses caprices. Personne n'a été gentil avec elle comme lui. Personne ne s'est occupée d'elle comme lui.
- Un peu pédophile ?
- Mais il est con lui.
- Eh ! Vous parlez à la police.
- Elle a un peu trop fumé la moquette, la police. Laissez tomber ce pauvre type. Vous voyez pas qu'il va craquer. Je vous répète qu'il adorait cette gosse et que pour rien au monde, il ne l'aurait touchée.
Lambert continue l'interrogatoire du père, plus délicatement.
Ben écoeuré a abandonné. Il cherche à contacter Fibo. Peut-être aura-t-il enfin un alibi. Personne chez lui. Il arrive à joindre Kim sur son portable. Elle a l'air inquiète. Fibo est à Dallas. Il n'est pas encore rentré. Ben a l'impression qu'elle essaie de couvrir son ami.
Il ne faut que quelques minutes à Ben pour obtenir ce qu'il cherche.
Fibo était enregistré dans le seul vol direct en provenance de Dallas, le vol American Airlines qui devait atterrir à 10 :34. La gamine a été assassinée vers 13 :30 à Meudon, à quelques minutes de Sèvres. Il a donc eu largement le temps d'arriver et de la tuer. Ben laisse à Lambert le soin de vérifier si Fibo a vraiment pris ce vol. Il serait de bon ton qu'il ait raté son avion. Sinon personne ne va encore vouloir croire que c'est, par hasard, que Valérie a attendu qu'il rentre des Etats Unis pour se faire buter.
Deux heures plus tard, récit de Lambert :
- Tu ne vas pas le croire. Le vol était surbooké. Il n'a eu une place que de justesse. Pas de chance pour lui, bloqué à Dallas, il était définitivement innocenté. Son avion venait de Seattle et a eu deux heures de retards à cause d'une tempête. Ils ont embarqué et ont dû rebrousser chemin presque en bout de piste à cause d'un problème mécanique. Le vol aurait pu être annulé. Il a été maintenu mais avec tout le retard accumulé, Fibo ne peut plus vraiment arriver à temps pour le meurtre. Donc, l'avion décolle. Ils foncent avec la tempête au cul et, tiens-toi bien, ils rattrapent presque tout leur retard. Son 747 est arrivé à midi à Paris. Ils ont dû battre le record de la ligne.
- Et il a encore le temps matériel de commettre le meurtre ? Interrompt Ben.
Suite du récit de Lambert :
- Tout à fait. Mais attend la suite. Sa valise arrive avec 40 mn de retard. Une manif de riverains bloque les bus et les taxis et il doit prendre le R.E.R. Il change à Saint-Michel. Et là, tiens-toi bien, son R.E.R. reste bloqué près d'une heure pour un suicide. Classique. Seulement, voilà, cela nous amène bien après 15 :00 à Sèvres, c'est-à-dire après l'heure supposée du meurtre.
- Tu a vérifié cette fable ?
Conclusion du récit de Lambert :
- Nous avons des dizaines de témoins dans l'avion et à Roissy. Des dizaines de policiers et de C.R.S. peuvent témoigner que l'on ne pouvait sortir de Charles de Gaule qu'en train. Et la cerise sur le gâteau, il craque. Il s'engueule avec des contrôleurs du R.E.R. et se frite avec des agents venus en renfort. Insultes à agents enregistrées officiellement à 15 :00, station opéra. Fibo a un alibi en béton armé. Tu avais raison, Ben. Il n'est pas l'assassin.
Ben songe. Si Fibo avait su à l'avance l'heure du meurtre, il aurait fait exactement ça, il se serait forgé un alibi en béton. On croirait presque qu'il savait. En tous cas, ça a marché. Personne ne croit plus en sa culpabilité. Ben peut-être... Par esprit de contradiction.
Quelque chose met Ben mal à l'aise. Il ne retrouve pas vite quoi. Mais petit à petit, cela s'impose à lui. L'attitude de Kim. Le coup de fil qu'il a passé à Kim. Elle essayait de couvrir Fibo. Théâtre. Mensonge. Elle mentait mal. Elle mentait trop mal. Essayait-elle en réalité de le couler ? Quand on se met à douter de la jolie Kim, la donne change.
- Si on admet que Fibo est innocent, quelqu'un essaie de le charger depuis le début. Ce quelqu'un devait savoir qu'il rentrait aujourd'hui de Dallas. Qui savait que Fibo était arrivé à Paris ?
- Il a appelé Kim sur son portable depuis Roissy vers midi, répond Lambert. Elle était à son travail.
Lambert observe le visage de Ben, le sourire qui se crispe. Il continue avant que son chef n'ait le temps de poser sa question.
- Pour elle, il devait être vers une heure chez lui, prendre une douche, se coucher. Que fait-on au retour d'un vol transatlantique, épuisé par une nuit sans sommeil et le décalage ? Si on n'a rien de précis à faire, on prend une douche et on s'endort devant la télé. C'est ce qui aurait dû normalement se passer. Avec le nouveau meurtre et Fibo encore une fois sans alibi, il serait inculpé maintenant.
Ben continue :
- Kim savait que Fibo était rentré. Personne d'autre. Il ne devait rentrer que le lendemain via New York mais il a changé ses plans. Il fallait connaître ses nouveaux plans. Et même comme ça, c'était trop risqué. Il suffisait que le vol de Fibo ait du retard ce qui a bien failli arriver. Kim savait. Atterrissage à 12 :00. Elle lui a laissé le temps de rentrer.
- Le meurtrier est très intelligent, continue Ben. Il ne prend pas de risque. Il fallait être sûr que Fibo rentrait. Il fallait aussi savoir que Fibo irait chez lui et serait seul. Elle savait. Qui d'autre ?
L'ancien suspect principal est un peu surpris du coup de téléphone tardif de Ben. Réponses de Fibo :
- Je n'ai parlé à personne à part Kim.
- Maya m'avait pris un rendez-vous pour aller signer des papiers chez un notaire. Mais avec tous les problèmes au départ de Dallas, je lui ai demandé d'annuler.
- Comme je vous l'ai déjà dit, seule Kim savait que j'étais arrivé. Je n'ai parlé à personne d'autre. J'ai essayé d'appeler Maya mais elle était en rendez-vous.
Ben réfléchit quelques secondes. Maya est une option qu'il préfère à Kim. Mais Maya ne pouvait pas savoir que Fibo était finalement arrivé à Paris presque à l'heure. La jeune femme a parlé à Fibo, donc elle savait. Pas Maya. Questions de Ben. Réponses :
- Non. Je n'ai parlé à Maya que bien plus tard le soir.
- Non. Kim m'a dit qu'elle n'a pas parlé à Maya non plus depuis hier.
- Si vous n'avez plus besoin de moi, j'aimerais bien me coucher.
Ben est silencieux. Fibo commence à se lasser quand arrive une dernière question. Réponse de Fibo :
- Oui. J'ai téléphoné chez moi en arrivant à Roissy. Mais je vous le répète, il n'y avait personne.
- Merde. J'avais oublié. Oui. Je lui ai laissé un message. Elle...
Silence de Fibo. Ben n'a pas besoin d'expliquer, Fibo a aussi compris : Si Fibo lui a laissé un message sur son répondeur, Maya savait aussi qu'il était arrivé à Paris. Elles étaient deux à savoir.
La phrase de Fibo a grésillé dans le téléphone. Le silence s'épaissit. Ben sent qu'ils suivent le même raisonnement. Tous deux avaient du mal à croire en la culpabilité de Kim. Pour Maya, c'est plus facile. Fibo précise :
- Quand je suis arrivé à la maison, mon message était bien en attente sur son répondeur. Mais la lumière rouge ne clignotait pas. (silence) Ça veut dire qu'elle l'avait lu.
Ben raccroche. Maya savait que Fibo était arrivé. Elle pouvait achever sa toile. Sans quelques petits accrocs, une valise qui met trop de temps pour arriver, une manif de riverains et un suicide dans le métro, Fibo passerait la nuit en prison.
Dernière vérification. Il appelle Kim et lui donne rendez-vous chez elle.
Elle le fait rentrer. Le silence s'établit. Elle ne sait pas comment gérer ce flic qui la met si mal à l'aise.
- On a un problème de communication, finit-il par observer.
- Tu veux qu'on baise ?
- Je préférerais qu'on arrive à causer.
Un silence, et elle ajoute :
- Note que ça n'empêche pas de baiser.
La conversation démarre, chaotique, maladroite. Ils évitent de parler vraiment, de toucher au sujet qu'il va leur falloir aborder, Maya. Ils sentent qu'il leur est facile d'éteindre en quelques mots la petite flamme d'amitié qui s'est glissée entre eux. Il a envie d'elle mais il ne veut pas briser le lien fragile qu'ils ont laissé se tisser. Alors il repousse le moment où il leur faudra parler de l'enquête. Ben est épuisé. Trop de boulot. Mal au dos. Il s'assoit sur le tapis épais du salon. Kim vient doucement derrière lui. Elle s'empare de son cou et commence à le masser longuement, lentement. Il savoure la douceur de son contact. Elle caresse et masse sa nuque. Il n'ose plus bouger pour ne pas interrompre le plaisir.
Cela dure très longtemps. Plus tard, il se retourne. Il approche sa bouche de l'oreille de la jeune femme. Mais il a perdu les mots, fatigués, usés dans les films, les chansons, les brouillons de leurs rencontres avec d'autres. Les questions de Ben tiennent en un prénom, Maya.
Récit de Kim :
- Tu as mis longtemps à t'intéresser à elle.
- Quand tu m'as demandé si Fibo était informaticien, j'ai bien failli tout te dire. Il aurait suffi que je prononce son prénom à elle, que je te dise qu'elle aurait su attaquer Agatha. Il aurait suffi que je parle et des meurtres auraient peut-être pu être évités.
- Tu as raison. Elle participait aux réunions du groupe de psy de Fibo. Lui, officiellement depuis l'ordinateur du salon. Elle s'enfermait dans sa chambre et utilisait son portable. Elle espionnait Fibo. Elle a fini par me dire qu'elle était un des membres du groupe psy, sous un pseudonyme d'homme, Adam. Fibo ne savait pas.
- Les rapports de Fibo et Maya sont très complexes. Il ne faut pas la juger. Elle l'aimait. Elle l'aime encore. Elle ne peut vivre sans lui. Tu dois essayer de comprendre sa détresse, ses souffrances.
- Monstrueuse ? Tu la juges encore. Tu ne devrais pas. Elle est très malade. Elle va mourir. Elle a peur de la mort, encore plus peur de souffrir et de la solitude.
Elle continue, au bord des larmes :
- Je n'arrive pas à détester Maya. Mais il faut éviter d'autres morts. Il aurait fallu arrêter ça plus tôt, les morts de ces femmes.
- Ces meurtres la détruisaient mais elle ne vivait plus que par eux, pour eux, par vengeance, pour voir Fibo en prison. Elle se détruisait mais il fallait qu'elle aille jusqu'au bout de sa haine pour lui, qu'elle le punisse de ses échecs.
- Je me demande si elle n'a pas fini par prendre plaisir à tuer. Elle se vengeait en éliminant, en torturant des femmes jeunes, jolies, des femmes qui attiraient Fibo. Elle se vengeait à travers elles de toutes les aventures de Fibo, de la fin de son amour pour elle. A-t-elle réalisé que chacun de ces meurtres la détruisait un peu plus ? S'est elle vraiment aveuglée au point de croire qu'elle ne serait pas découverte ?
- Un soir, elle était au salon et lisait un journal, le récit d'un de ses meurtres. Son regard était comme illuminé. Je pense qu'elle revivait ce moment et qu'elle aimait ça. Je pense qu'elle a fini par aimer ces rencontres avec la mort, par jouir de la souffrance des autres.
- J'ai cru qu'elle finirait par me tuer aussi. J'étais la meilleure preuve de l'éloignement de Fibo. Un soir, elle est passée chez moi. J'écoutais de la musique. Elle a préparé un café. Quand j'allais le boire, elle me l'a arraché des mains et s'est enfuie avec en pleurant.
- Elle ne m'a jamais aimée comme elle a aimé Fibo, mais elle n'a pas pu me sacrifier. Elle a besoin de moi pour le garder. Elle a dû penser que moi morte plus rien ne retiendrait Fibo. C'est pour cela que je vis toujours. Elle le hait mais elle ne veut pas le perdre.
Long silence.
- Elle a pensé que sans moi, elle mourrait seule et abandonnée. Sans doute qu'elle m'aime quand même, à sa façon.
Silence.
- Mais, tout ça n'a plus vraiment d'importance.
Elle a parlé. Elle a raconté. C'est à son tour :
- J'aurais dû comprendre plus vite. Mais j'ai cherché à relier ces meurtres et l'affaire de Zieutela.com. Et ça ne collait pas. Maya n'avait rien à voir avec vos combines. Donc, je l'ai admise innocente dès le début. J'aurais dû comprendre bien plus tôt.
Le portable de Ben sonne. C'est Lambert qui lui annonce que la demande de mise en examen de Maya traîne, qu'ils ne l'auront pas avant demain matin. Quand il raccroche, Kim revient de sa cuisine, son propre portable à la main. Elle pleure. Ben :
- Tu l'as prévenue ? Tu es avec ou contre nous ?
Silence.
Elle s'approche de lui, lui caresse la joue. Le regard de la jeune femme plonge dans celui de Ben. Ils s'évaluent, se testent.
Kim a appelé. La police a tout compris. Son amie n'a eu que le temps de lui dire quelques phrases rapides, gênées. Maya sait maintenant que l'arrestation n'est plus qu'une question d'heures. Elle va enfin réaliser cet acte tant de fois repoussé. Elle a peur. Pourtant elle ne peut plus reculer. Elle va enfin vivre ces gestes si souvent rêvés.
Elle allume la télé. La finale de la coupe, Nantes-Calais, David contre Goliath. Elle était comme Calais, trop faible, trop seule pour lutter contre tous. Contre Fibo qui n'a jamais su l'aimer, contre Kim qui n'avait plus besoin d'elle, contre tous ses amants qui se sont servis de son corps mais qui ne l'ont jamais aimée, contre ses amis qui ne savaient pas écouter. Seule elle a vécu, et elle va partir seule. Elle se passionne quelques minutes pour le match. Étrange comme ce ballon rond qui passe de pied en pied peut encore avoir de l'importance. Calais ouvre le score. Elle est folle de joie. 1-0 pour le petit. Le faible va gagner pour une fois. Elle va gagner. Elle hurle dans le silence de l'appartement. Allez Calais. Elle fait partie de cette foule qui soutient le petit club. Sa voix a résonné étrangement.
Elle coupe le son.
Elle prend un shaker. Elle le remplit de whisky. Elle ne boit jamais de whisky mais elle doit penser que ça fait plus chic de s'en aller sur ça que sur du Martini. Elle rajoute des alcools forts, surtout de l'eau de vie de mirabelle pour donner du goût. Puis elle vide la boite de pharmacie, somnifères, anxiolytiques, aspirine, plein de cachets. Elle verse tout ce qu'elle pense qui pourra l'aider.
Elle a bien cherché sur Internet un moyen pour partir. On trouve tout sur Internet. Jamais quand on fouine. Elle a récupéré la recette d'un mélange pour partir en douceur mais il fallait des produits qu'elle ne saurait se procurer.
Elle a soudain un doute de l'efficacité de son mélange. Elle appelle un copain interne qui pourrait l'aider. Mais elle tombe sur un répondeur. Alors elle parle dans l'appareil :
- Bonjour. C'est Maya. (silence) J'ai besoin de toi pour la dernière recette (silence), celle dont je t'ai déjà parlé (silence). Laisse la moi sur mon répondeur (silence).
Puis la machine raccroche et elle pense à la tête de son copain et ça la fait sourire. Elle achève sa préparation.
Elle allume une dernière cigarette, tire quelques bouffées et l'écrase. Dire que j'ai fumé toute ma vie et que je n'ai jamais aimé ça. Et depuis des années je regrette chaque cigarette parce qu'elle apporte un peu de mort. Maintenant, ça m'est égale. Je n'ai plus à me soucier de la maladie qu'elle porte, de l'esclavage qu'elle crée, des mauvaises odeurs. Je peux enfin jouir pleinement de cette cigarette et je réalise que je n'aime même pas ça.
Elle a aimé Fibo. Quand elle l'a senti s'éloigner, la maladie est arrivée, angoissante, insistante, avec ses plages de rémissions, les espoirs et les renoncements. Oui. Elle en est sure ; la maladie n'est arrivée qu'après. Elle s'est prise à le détester, lui qui lui préférait une autre. Elle s'est prise à le haïr mais en même temps à paniquer à l'idée de se retrouver seule, à l'idée de mourir seule. Tout aurait été si simple s'ils avaient pu se quitter. Mais il avait l'argent, le luxe qu'elle aimait. Elle avait besoin de lui pour continuer à vivre comme avant, pour ne pas être seule. Partir. Perdre la grande maison qu'elle adore. Vivre quelques mois, quelques années jusqu'à ce que la maladie me rattrape. Surtout être seule, car qui voudrait construire avec une femme plus trop jeune, minée par la maladie ? Je ne veux pas vivre seule, abandonnée, malade.
La maladie détruisait son corps et son hostilité envers Fibo grandissait. Elle se glissait dans l'horreur d'une ambiguïté qui s'établissait. Elle le détestait mais vivait avec lui, lui parlait. Ils faisaient l'amour. Elle devait tout accepter. Alors elle se vengeait comme elle pouvait par des riens, mesquins, sournois, qui la détruisaient. Ses réussites la navraient. Elle vivait ses échecs avec bonheur. Mettre à jour les défauts de son amant devenait sa raison de vivre. Elle l'épiait, le surveillait pour découvrir ses faiblesses. Guerre de tranchée où il fallait donner l'illusion de la paix, mais guerre tout de même. La haine s'entretenait, s'enflammait, se nourrissait des absences, se repaissait des conflits. La vie était devenue une alternance de longues plages de silences et d'escarmouches feuilletées.
Kim s'éloignait, elle allait partir. Maya a su bien avant la jeune femme que sa décision était prise. Kim partie, Fibo déciderait la dissolution. Alors, elle s'était vengée, espérant envoyer Fibo en prison et continuer à jouir seule de la maison, des biens de son amant. Garder le luxe et peut-être Kim qui n'aurait plus le coeur de l'abandonner.
Kim. Elle sait maintenant ce que j'ai fait. Elle a sans doute été la première à comprendre. Elle ne m'a pas abandonnée. Elle m'a suppliée de fuir.
Maya se rappelle. Un soir après une des rares disputes violentes avec Fibo. Kim était présente et l'un des deux l'avait prise à témoin. Kim avait haussé les épaules et avait quitté la salle.
- Nos problèmes ne t'intéressent pas ?
- Tu l'as dit. Ce sont vos problèmes.
Ce jour là. Je suis sortie en claquant la porte et je suis allée me promener dans Paris désert du milieu de la nuit. Il faisait chaud, lourd. Je remâchais mon désespoir, ma haine. Les mots que je ne trouvais plus avec lui, les mots qui nous séparaient, se bousculaient dans ma tête. Ça a commencé par : j'aurais dû lui dire que... J'aurais pu répondre que... Je n'aurais pas dû le contredire quand... J'aurais pu... J'aurais dû... Les mots se bousculaient, se détruisaient dans ma tête. J'ai enfin choisi :
Pas la solitude. Plutôt le suicide.
Fibo ? Le tuer ? Pourquoi pas ? Mais je veux plus. Je veux qu'il souffre.
C'était aux premiers temps de leurs amours. Ils essayaient d'atteindre les limites de l'intimité, de la passion. Elle lui avait parlé de meurtre. Aller au bout de la complicité, tuer ensemble. Le regard de Fibo. Il semble trouver l'idée intéressante. Il se demande si elle est sérieuse. Est-ce l'instant où leur amour bascule ? Il faut plonger dans le passé pour retrouver cette fracture, s'il y a eu fracture. Elle se rappelle quelques-uns de ces instants troubles qui changent le regard qu'on porte sur l'autre, qu'il porte sur vous. Ce voyage en Italie où elle l'a surpris à mentir pour aller retrouver une jeune fille rencontrée dans un bar. C'était la première fois. Il y en a eu bien d'autres et elle s'est habituée aux mensonges qui accompagnent Fibo, qui font partie de lui. Pour ces souvenirs qui restent, combien ont fui, de ces instants qui ont miné leurs rapports ?
Elle met un CD de Bach. Elle qui n'écoute jamais de musique classique doit se dire que ça fait plus classe que de partir sur du rock ou du jazz. Elle a mal choisi, c'est triste et religieux. Elle allume toutes les lampes comme quand ils font une fête.
Elle veut dire au revoir à Kim. Elle espère peut-être que la jeune femme saura trouver les mots pour la convaincre de vivre. Elle appelle son portable. Répondeur :
- Kim ne peut pas être jointe pour l'instant. Elle doit sans doute avoir mieux à faire que de répondre au téléphone. Que cela ne vous empêche pas de lui laisser un message.
- (silence) Kim. (silence) Kim. (silence) Je t'aime.
Qui va me découvrir ? J'aimerais que cela soit Fibo. Il rentre. Il découvre toutes les lumières, la musique de Bach que j'ai mise en boucle, la télé allumée silencieuse. Il s'approche. Il ne comprend pas. Et puis il me voit et puis... Et puis quoi ?
Ils parleront de moi au journal télévisé. Le monstre de la banlieue ouest s'est donné la mort cette nuit alors qu'elle allait être arrêtée par la police. Ils parleront de mon sadisme, s'interrogeront sur mes mobiles. Ils ne peuvent pas comprendre que je n'avais rien contre elles. Ai-je pris plaisir à les tuer ? Peut-être. Je crois. Je vais mourir. Je peux me permettre de dire toute la vérité, d'accepter cette honte pour quelques instants encore. J'ai cru jouir la première fois. Une autre jouissance pas vraiment comme pendant l'amour. Une jouissance brûlante, violente, sèche, qui fait descendre au fond du plaisir. J'aurais aimé qu'il soit avec moi, je crois que nous aurions pu recommencer à nous aimer.
Quand ai-je cessé de l'aimer ? Peut-être dans l'ennui de notre quête de sensations nouvelles, dans nos expériences sexuelles qui tournaient en rond. Il aurait fallu admettre que ça ne menait à rien, savoir l'arrêter. Mais pour remplacer par quoi ?
Maya s'interrompt. Elle allume un feu dans la cheminée et y jette toute sa correspondance. Elle brûle ses carnets d'adresses, ses anciens agendas, ses fiches de payes, des paquets de photos. Tous les papiers de son secrétaire y passent. Ils mettent un temps fou à brûler. Des cendres noires s'échappent et volent dans la pièce. Elle a aussi les mains noires. On sous-estime toujours la difficulté du suicide.
Pendant que ça finit de brûler, elle aère un peu et en profite pour suivre quelques instants du match de foot. Elle admire le décor. Tout est à sa place. Voilà, c'est bientôt fini. Elle n'a plus peur. Elle sourit.
Quand tout a brûlé, elle asperge le salon de Chanel 5.
Elle s'assoit à son secrétaire et écrit une lettre, sa dernière lettre. Ça lui fait bizarre de tenir le stylo plume. Elle écoute quelques instants la musique qui la calme un peu. Sa dernière lettre. Pas pour Fibo, mais pour Kim seulement. Pas d'excuse, pas de remords, mais ses dernières volontés :
Kim
Tout ce qui m'appartient te revient à ma mort. Prend ce qui te plaît. Ne vend rien. Ne donne rien. Brûle tout ce que tu ne veux pas.
Je veux être incinérée. Je veux que tu sois là et toi seule. Choisis la musique que tu aimes. Triste ou gaie, ça m'est égale. Jette mes cendres.
Ne crois pas ce qu'ils te raconteront. S'il te plaît. Fibo est responsable de tout. Il est l'assassin.
J'ai peur de mourir. Je t'aime.
Maya
Elle a écrit très gros pour remplir la page comme pendant les rédactions au collège. Elle n'a jamais eu grand chose à raconter. Elle ne fait pas d'aveux. Au contraire, elle continue à accuser Fibo.
Elle s'allonge sur la moquette. Une dernière chose, le message du répondeur. Elle se relève. Elle s'y reprend à plusieurs fois. La machine ne fait jamais ce qu'elle souhaite :
- Maya est partie. Ne lui laissez surtout pas de message ni avant ni après le bip sonore. Elle vous rappellera dès que possible (rire).
Elle n'a pas le bon ton. Elle est fatiguée. Elle veut en finir. Elle recommence. Elle sait enfin ce qu'elle veut dire :
- Un beau jour ou peut-être une nuit. Surgissant du passé, il m'était revenu. Comme avant, dans mes rêves d'enfant. Comme avant...
Elle boit le mélange. Elle a peur alors elle ferme les yeux, ne respire plus et boit à longues gorgées comme si sa vie en dépendait, ou sa mort. La réaction est violente. Elle est secouée de spasmes. Elle essaie de se traîner jusqu'à la salle de bain et ne peux pas. Les policiers la retrouveront au milieu de son vomi et de son sang.
- Un beau jour ou peut-être une nuit. Il a touché ma joue. Surgissant du passé, il m'était revenu. Comme avant, dans mes rêves d'enfant.
Maya est partie.
Kim n'a jamais vraiment aimé personne à part Fibo et Maya. Elle se serre contre lui dans le froid du petit matin, devant le columbarium du Père Lachaise. Ils seront les deux seuls à porter le deuil. Plus loin, une dizaine de personnes, la famille de Maya. Ils semblent se demander ce qu'ils sont venus faire là. Un groupe de quelques journalistes, de rares amis. Un public bien maigre.
Le corps brûle et ils attendent dans le froid. Ça dure. Pourquoi c'est si long à brûler un corps ? Finalement tout est fini. Ils peuvent sortir. Ils sont accueillis par un timide rayon de soleil. Ben cherche dans le ciel, la fumée, l'âme nomade de Maya.
Fibo est allé saluer les parents rencontrés dans un passé indistinct. Dans leurs yeux, il a lu la honte de Maya qui les a tâchés et l'angoisse de se trouver propulsés sous les lumières de l'actualité. Il y a vu aussi l'ennui d'avoir à subir ces cérémonies, un peu d'antipathie pour lui. Il a cherché dans leurs regards la tristesse qui coulait dans celui de Kim et il ne l'a pas trouvée.
Elle était malade. Elle ne voulait plus vivre. C'était un monstre. Elle a tué par plaisir. Elle a tué parce qu'elle aimait et qu'elle était malade. Elle s'est tuée parce qu'elle refusait de mourir. Elle a haï parce qu'elle ne savait pas aimer un peu.
Ben s'est mis un peu à l'écart. Il est venu pour Kim mais il n'ose pas l'aborder. Point final d'une enquête décevante de tout point de vue. Des morts inutiles qui auraient pu être évitées.
Fibo occupé avec la famille, Ben accaparé par une vieille dame qui l'a vu à la télé et lui demande des nouvelles de l'enquête, ils n'ont pas vu Kim partir. Ils la cherchent des yeux. Elle a disparu. Ben observe Fibo et ne peut s'empêcher de penser à un boxeur K.O. debout. Fibo est devenu soudain un vieil homme. Kim n'est plus là pour le protéger du décès de Maya. Il se voûte. Ses rides se creusent. Il est très pâle. La mort passe sur son visage.
Fibo aperçoit alors une jeune nièce de Maya arrivée ici on ne sait trop pourquoi. Elle est jeune, plutôt jolie. Elle part à pied vers la sortie du cimetière. Fibo se redresse. Il grandit. Un sourire se dessine sur son visage. Il marche vers elle d'abord en traînant un peu la jambe puis de plus en plus librement. Ben l'imagine déjà accostant la jeune fille :
- C'est à vous tout ça ?
Ben sourit. Lucinda est arrivée doucement près de lui.
- Il est incorrigible. Et toi, qu'est-ce que tu vas faire ?
- Rentrer taper mon rapport et ensuite aller faire une sieste ?
- Je peux venir avec toi ?
- Pour le rapport ou pour une sieste ?
Un jour démesurément triste se lève sur la vallée du Guir, à 100 kilomètres de Béchar, dans le sud de l'Algérie. Une Jeep roule le long de l'oued. Un jeune homme se cramponne pour ne pas se faire éjecter. Il est caporal de l'armée française. La disparition d'un enfant a été signalée. Peut-être a-t-il été enlevé par le Jich, cette rébellion larvée qui se joue de la frontière marocaine toute proche.
Dans la famille d'Axel, fuguer est une tradition. Son père a beaucoup fugué dans son jeune âge. Une fugue est d'ailleurs à l'origine de la rencontre entre deux de ses grands-parents.
Le village n'est que quelques misérables baraques. L'officier et le caporal se dirigent vers une cabane qu'on leur désigne. Un indigène les accueille de toute l'hospitalité de ces lieux. Il porte le costume traditionnel, la chéchia sur la tète, le confort du saroual, et la gandoura pour protéger du froid du désert. Après les mots d'usage, ils entament l'interrogatoire.
Quel est l'âge du gosse ? Douze ans. Quand a-t-il disparu ? Hier. Qui l'a vu en dernier ? Où ? L'officier les quitte pour aller rencontrer d'autres villageois.
Le caporal continue l'interrogatoire. Il est tendu. La région n'est pas sûre.
Une jeune fille est assise sur ses talons dans un coin de la pièce. Son front est ceint d'un foulard noir tenu par tout un réseau de petites chaînes d'argent. Il n'avait jamais réalisé qu'une simple mlhafa bédouine pouvait avoir tant de charme. Son visage sombre est d'une beauté éblouissante. Elle ne porte pas le voile et le caporal s'étonne. S'ils sont loin d'être intégristes, les villageois de ces déserts n'aiment pas montrer leurs jeunes femmes. Le père a tout le temps les yeux dirigés vers le sol. Elle soutient le regard du caporal sans aucune gêne.
Dans un coin, sur un carton, il découvre une belle Menorah, le chandelier à huit branches en argent massif. Il cherche sur le coté de la porte. La Mezouzah est bien présente. Il la montre à l'indigène :
- Que faites-vous avec ça ?
- Hua Ihoud. Nous sommes juifs.
Ils sont tous deux si contents de se découvrir de la même religion qu'ils s'embrassent. Le nouvel ami du caporal raconte :
- Des juifs ont toujours vécu près d'ici, bien sûr sous la domination des musulmans. Une grande population juive résidait dans le Tafilalet. Beaucoup ont émigré ici pour bénéficier de la protection française. Je suis venu pour mes enfants, pour qu'ils puissent aller à l'école. Nous ne sommes qu'à deux heures de Béchar. Pendant les périodes de classes, ils vivent à la ville chez un cousin.
La fille au foulard noir et aux chaînettes d'argent sourit au jeune caporal. Elle est belle. Plus tard, elle épousera le jeune caporal. Ils partiront en France, à l'indépendance. Axel est leur petit-fils.
Ce jour là, dans la tente, le caporal est conquis par son regard. Dans celui du père, il découvre les soumissions de siècles de vie sous la "protection" musulmane, le statut de sous-homme du dhimmi, l'obéissance. Accepter les insultes, l'arbitraire, vivre avec le mépris. Baisser les yeux pour ne pas être battu, côtoyer sans arrêt la peur. La seule résistance possible est de survivre. Dans le regard de la jeune fille, la crainte a disparu.
Les voyageurs ont raconté la soumission des juifs indigènes d'Afrique du Nord. Comme ces libérateurs des camps de la mort, ils n'ont pas compris la soumission des victimes. Ils n'avaient pas connu la violence des humiliations et des peurs, une mémoire devenue instinct de survie.
La police retrouvera le jeune frère. Pas victime mais fugueur, il voguait, dans un Berliet de la Compagnie Générale Transsaharienne, vers Igli et Beni Abbes, toujours plus loin à la conquête du désert.
Dans la famille d'Axel, on fugue par tradition. Il a lui-même beaucoup fugué quand il était ado. Il se préparait à sa future profession de runneur et à son jeu favori, le Run.
Axel remonte l'avenue du Montparnasse. Il a repéré un parking où il devrait pouvoir passer la nuit.
Ils ne me chercheront pas là-bas. Le gardien black a une bonne tête. Putain ! Le mec en roller, je l'ai déjà croisé à Port Royal. Me fondre dans ce camion de déménagement en double file.
Axel saisit un carton et se dirige vers l'entrée du numéro 20. Pas de chance, deux grosses baraques descendent l'escalier et repèrent immédiatement leur sigle sur l'emballage. Axel leur jette leur bien à la figure et s'enfuit en courant. Situation : Le mec en roller, les deux types devant le numéro 8 qui sourient en le regardant, les deux motos qui remontent le boulevard presque au pas. Le piège. Seul point positif, les déménageurs ont laissé tomber.
La direction de la gare Montparnasse est fermée. Dans l'autre direction, les motos me coinceraient avant que je ne puisse atteindre la Closerie. Merde ! La rue Boissonade et son 17 avec une double entrée ? Les deux piétons bougent trop lentement pour me gêner. Le roller s'est étalé. Le risque, c'est ce connard sur sa Kawa. Où est l'autre moto ? Fuck ! Où est la deuxième moto ? Petit jogging. Respirer à fond. Le 17. Ne pas se casser la gueule sur les quelques marches qui mènent au jardin. La deuxième sortie rue Campagne Première. Ils sont encore loin.
Une main agrippe fermement le bras d'Axel. Le jeune homme a juste le temps d'apercevoir la seconde moto.
Le Run. Eviter les zones trop familières, se fondre dans la foule. Des règles bien précises qui évoluent au fil du jeu : Paris, planète étrange à découvrir, ne pas avoir de fric sur soi, ne pas mettre les pieds rive droite... Sinon, on peut voler, se prostituer, tout faire pour survivre un jour de plus avec la meute aux trousses. Si on est pris, on risque un passage à tabac sévère si les autres n'apprécient pas la planque, voire pire si on a violé une règle ou oublié une des épreuves. Ils en ont fait un jeu vite devenu très populaire dans la banlieue d'Axel. Le Run réunit plusieurs bandes, des jeunes qui en des temps plus ordinaires ne se seraient parlés qu'à coup de baston. Tout ce monde s'agite pendant parfois plusieurs jours. Axel est devenu un des meilleurs runneurs de sa banlieue. Il deviendra un des meilleurs runneurs de la toile. Rue Campagne Première : Les types qui l'ont coincé ce jour là n'étaient pas des copains ; une des rares fois où il s'est fait prendre ; la faute à pas-de-chance.
On comprendrait mieux Axel si on pouvait l'observer plongé dans le jeu, captivé par le Run.
Il aurait aussi fallu être près de lui dans ces nuits de musique, au quatrième sous-sol d'un parking de banlieue, pour partager cette musique brûlante dans un box pourri, sous une lumière sinistre. Le groupe cherche depuis des heures à inventer le rap furieux dont ils rêvent. Quelques rares groupies fument joints sur joints, affalés sur un divan crasseux, entre des haut-parleurs qui hurlent. Dans un coin, elle s'est explosée à l'héroïne et frôle l'overdose. Elle gîte ici depuis quelques jours. Personne ne sait trop d'où elle vient. Elle voulait qu'on s'occupe d'elle.
Axel se réveille dans le matin blafard, près de ce corps étranger alors qu'une autre qui l'aime l'a attendu toute la nuit. Il se décide à rentrer chez lui. Il a froid et s'enferme dans sa veste en jeans. Le premier métro. Dans sa cité, il croise le camion des poubelles.
La vieille voisine est déjà levée. Elle propose un chocolat chaud sans les croissants qu'il n'a pas le courage d'aller chercher. Elle interroge sur les succès de la nuit. Elle essaie désespérément de le retenir. Il reste un peu par pitié, aussi par plaisir. Il s'invente une vie sérieuse, convenable, pour découvrir que la vieille dame préférerait du rêve, de la folie. Alors, pour conjurer la vie interminable de la voisine auprès d'un mari qui l'ignorait parfois au point d'en oublier de la battre, pour effacer l'indifférence des deux enfants qui ne viennent plus la voir, Axel invente. Et le soleil se remet à briller dans le regard de la vieille.
Pour comprendre Axel, il aurait fallu passer ces années avec lui. Il aurait fallu vivre avec lui, la vie de l'étudiant brillant, celle du loubard de banlieue, celle du bringueur des bars minables. Il faudrait lire les mèls qu'il écrit à son ami Amram, l'anasquat.
Ainsi s'est passée la fin de l'anasquat.
La fumée derrière la fumée. Amitié et trahison. Poursuite. Brouillard.
Le runneur glisse sur les fils de la toile. Il laisse des traces suffisantes pour qu'on puisse le suivre. Les agents de la Guilde sont sur sa piste. Dingrob aussi. Lentement, le runneur les conduit jusqu'à l'anasquat perdu dans ses calculs qui ne les sent pas venir.
Détours après détours. Codes derrière d'autres codes. Ils passent les sept milles voiles. La fumée derrière la fumée. De machine en machine, de réseau en réseau, ils se rapprochent.
Amram, Axel, Dingrob. Amram l'anasquat. Axel, le runneur de tous les runneurs et Dingrob. Amram et Axel étaient amis jusqu'à ce défi.
Le runneur est arrivé à amener les agents de la Guilde exactement où il voulait. Dingrob aussi est là qui les a suivis. Ils se faufilent dans la machine de l'anasquat. Les flics s'apprêtent à lâcher la meute. Le tueur affûte ses armes. Le runneur s'évanouit dans la toile, le coeur se réveillant aux remords. Il a compris trop tard que Dingrob l'a suivi. Il a voulu prévenir Amram. Mais la Guilde a tout bloqué et a su isoler l'anasquat.
L'administration se met en branle dans toute sa lenteur. Localisation réussie. La Guilde contacte son antenne parisienne. Le résidant n'est pas joignable. Son adjoint connaît mal les nouvelles procédures. Lenteur. Finalement, deux agents très spéciaux se précipitent chez Amram. Ils sont pessimistes. Amram a mis fin trop brutalement à la connexion. Il doit être loin.
Paris 20ème. Une petite porte taguée. Derrière, une vraie boucherie. Il ne leur faut que quelques minutes pour prendre des photos de l'appartement et regarder si le PC contient des informations intéressantes ou délicates. Vérification rapide auprès du quartier général de la Guilde :
- Est-ce qu'il faut embarquer le matériel pour le traiter à la maison ?
- Non. Décrochez !
- J'ai rarement vu un massacre pareil.
- Tu oublies tout et très vite. Décroche NOW !
- OK. OK. On se calme.
Dialogue entre le résidant et le quartier général de la Guilde :
- Est-ce que je préviens les autorités françaises ?
- Non. Nous n'avons jamais entendu parlé d'Amram.
- Vous êtes sûrs. Il s'agit d'un crime vraiment abject. Nous ne pouvons pas le laisser passer. Si la police locale apprend ça, nous sommes grillés. J'ai déjà des problèmes dingues avec la police française et leur vieille loi Informatique et Liberté.
- Tu oublies tes problèmes. Tu oublies tout et très vite. C'est un ordre !
- OK. OK. On se calme.
From Axel to Ben : Salut Fils. Tu devrais t'intéresser à Amram, un copain anasquat qui a eu de gros ennuis. 5 Escalier de la Bogue, dans le 20ème. Ça urge. Essaie de récupérer ses fichiers. Ils sont très importants. Atchao.
Je cherche Axel depuis des semaines et... Mais je ne vais pas quitter la douceur de mon lit douillet pour ce message d'un petit con ? Rien à foutre ! Malgré l'odeur de cigarette froide qui me donne envie de gerber, j'allume une cloppe. On pourrait peut-être faire mieux que la dernière fois. Allez ! On y va. Inspecteur Kerouac, au service de la veuve et de l'écologie.
From Action to Dingrob : Opération Anasquat. Nettoyage terminé. Nous avons suivi le runneur jusqu'à Amram. Ce runneur est vraiment génial, un artiste. Son login est axel@wanadoo.fr. Voir le log ci-joint.
From Dingrob to Action : Opération Anasquat terminée. Trouvez moi ce runneur.
From Security to Dingrob : Violation des firewalls de niveau 3. Attaque venue d'une machine connectée à Internet via AOL. Ça pourrait être le runneur qu'ils ont suivi jusqu'à Amram.
From Dingrob to Security : Liste de tous les fichiers qu'il a pu lire, des murs qu'il a pu passer. JE VEUX SAVOIR QUI C'EST !
From Security to Dingrob : Correction. Violation de niveau 5, peut-être 6. Axel est même arrivé à Matrice. Nous ne comprenons pas ce qui s'est passé.
Dingrob ne peut profiter pleinement de la vue superbe sur la ville de San Francisco. Il relit ce mèl qu'il vient de recevoir. Dingrob se demande pourquoi il se paye les machines les plus sécurisées du marché, les meilleurs logiciels, les meilleurs ingénieurs. Il allume une cigarette. Comment cet Axel a-t-il fait pour passer toutes leurs protections ? Mais que cherchait ce petit con ? Merde ! Qu'a-t-il trouvé ?
L'escalier est un de ces coins magiques, familiers des vrais parisiens, invisibles de l'étranger. Il relie une rue plutôt bourge et endormie à la rue commerçante qui serpente jusqu'aux Buttes Chaumont. Des maisons minuscules à flanc de coteau, des petits immeubles certains vieux et un peu misérables, les autres refaits plutôt luxe, des chats, des fleurs aux fenêtres, des gosses qui descendent les marches en tac-tac de roller ou qui jouent au foot en se faisant engueuler par des locataires irascibles, des petits vieux qui montent et descendent péniblement les marches, des ménagères qui discutent le bout de gras, des écoliers, des collégiens, des lycéens qui vont et viennent. Tranche de vie provinciale.
Une petite porte taguée, une serrure qui ne résiste que quelques instants, un escalier peint à la chaux, un grand studio très lumineux, dans un style vaguement minimaliste japonais. Ben admire quelques instants. L'arme automatique du meurtrier a transformé la pièce en boucherie. On a dû torturer Amram très longtemps. Le cadavre est assis devant l'ordinateur, dans une position dérisoire, absurde, comme s'il pianotait pour l'éternité. Les ongles ont été arrachés, le corps est couvert de brûlures. Il y a du sang partout, sur l'ordinateur, sur les murs, jusqu'au plafond. Le visage est très abîmé. La bouche est sanglante, difforme avec ce mulot enfoncé peut-être à coups de pied.
Le meurtrier s'est servi de la chemise du mort pour badigeonner le terminal de sang et pour taguer d'insultes les murs du studio.
Fort de son expérience chez les paras en Algérie, le médecin légiste affirme que la victime a dû parler. Les tortures ont continué bien après la mort. Sinon, pas le moindre indice, juste un corps et un terminal à l'écran vide couvert de sang et de cervelle.
Ben essaie d'oublier le massacre et de réfléchir. Machinalement, il appuie sur une touche. L'écran s'allume. Le mort utilisait Linux. Les dernières commandes s'affichent. Quelqu'un, le mort ou l'assassin, a soigneusement détruit tous les fichiers d'Amram. Putain, même sans le sang, cette babasse est dégueulasse. Les touches sont noires de saleté. Tout ce qu'il sait de d'Amram, c'est cette crasse que les doigts du mort ont laissée sur le clavier. Nouvelle loi de Ben : Avant de mourir, détruire tous les fichiers qui pourraient être compromettants et surtout penser à nettoyer le clavier !
Le meurtrier est un dingue qui a pris des risques immenses. Le mort a dû hurler et quelqu'un aurait pu l'entendre, peut-être un gosse des Enfants de la Bogue, le centre aéré juste à coté. Le meurtrier est dingue, mais une fois son délire passé ou peut-être avant de délirer, il a pris soin d'effacer le contenu du disque du PC. Pas de chance pour lui, Ben a un ami archéologue des pistes magnétiques qui sait faire parler les poubelles vides. Il ne lui faudra pas longtemps pour reconstituer la plus grande partie du disque. Ben n'y apprendra pas grand chose si ce n'est qu'Amram utilisait beaucoup via telnet un ordinateur de l'Ecole Polytechnique.
Amram n'avait que peu d'amis. Joint Lou Krapper était l'un d'entre eux. Au moment où commence notre récit, Joint vient juste de mourir. Il travaillait en free lance comme agent de la Guilde. Amitié étrange que celle d'un agent de la Guilde et d'un anasquat, Joint et Amram. Les deux cotés du miroir. Joint a eu droit a des funérailles officielles avec hymne américain et tout le grand cirque. Amram n'aura droit qu'à une rubrique nécrologique de quelques lignes publiée sur la toile, sans doute par Axel. Traduction :
Amram était un des grands anasquats du siècle. Il est aussi l'auteur du super virus KLU87, que l'on attribue parfois à d'autres qui n'ont fait que le propager. Amram est un des premiers à s'être intéressés au Troy Program. Cela l'a conduit à la mort.
Ben comme la plupart de ceux qui liront ce mèl entend parler du Troy Program pour la première fois.
Amram a découvert le Troy Program par hasard en analysant la toile. Il a découvert le trafic de déchets de Zieutela.com.
Le Troy Program est au départ un petit réseau d'espions d'Allemagne de l'Est opérant surtout en France et spécialisé dans les nouvelles technologies. Son responsable se fait appeler Dingrob. A la chute du mur de Berlin, on a essayé de les désactiver, sans succès. Ils n'obéissaient plus à aucun ordre depuis longtemps, ne suivaient plus aucune idéologie. Ils avaient su mettre en place leur propre logistique et ont rapidement orienté leur réseau vers le racket, la contrebande d'armes et surtout de déchets.
Axel a été en partie responsable de la fin d'Amram. Pour un jeu idiot, un vieux défi qu'il n'arrivait pas à conclure, Axel a lancé des robots sur la toile pour rechercher Amram. Les robots étaient programmés pour éveiller l'attention de la Guilde. C'est ce que voulait Axel, conduire les agents de la Guilde jusqu'à l'anasquat. Cela faisait partie du défi. Mais il n'avait pas imaginé que les Troyens seraient dans leur sillage. Quand les hommes de Dingrob ont resserré leur étau sur son ami, Axel a pris des risques pour le sauver. En allumant des contre feux, il a failli se perdre aussi. Les Troyens connaissent maintenant l'existence d'Axel et vont tout faire pour renforcer leur sécurité et l'éliminer.
Le médecin légiste demande :
- Il fait quoi ton cadavre dans la vie ?
- Anasquat.
- Anasquat ?
- Les anasquat, analystes et squatters. Les analystes découvrent des tas d'information sur le oueb en utilisant des techniques comme la fouille de données. Les squatters sont ceux qui utilisent illégalement les machines de le oueb pour faire de gros calculs. Les anasquats analysent le oueb en utilisant les machines des autres.
- Je trouve ça sympa. Ça doit faire chier la Guilde. Mais je ne devrais pas te dire ça à toi, un flic.
- Tu sais. Je suis flic mais je n'aime pas la Guilde non plus. Et puis, le réseau tient beaucoup du moyen âge. Agents de la Guilde, anasquats et runneurs adorent se lancer des défis. Ils aiment plus que tout se mesurer en des combats singuliers. La frontière ne passe pas toujours où l'on l'attend.
Le légiste réfléchit quelques instants et sa conclusion laisse Ben rêveur :
- Plus compliqué que tu ne penses, mon ami. Le combat ancien. L'analyste est cultivateur. Il laboure et récolte l'information. L'anasquat est cultivateur. Il cultive le oueb. Mais, il déplace ses calculs en permanence. Il ne possède pas de terre. Il est aussi nomade, chasseur. Cultivateur et chasseur à la fois. Le combat ancien avec le monde comme héritage, le meurtre pour l'héritage.
Ben arrive à Polytechnique avec un nom en poche, Roxane G. est une amie de Lucinda qui est prof au département d'informatique. Elle accepte immédiatement d'aider Ben. Elle est sympa et charmante, deux bons présages pour le passage de l'enquête dans la vieille école militaire.
Cela ne va pas être facile de retrouver les données d'Amram. Elle va s'entourer d'une bande de thésards venus de l'X et de l'INRIA. Ils sont un peu brouillons mais s'il existe une chance de percer le secret d'Amram, cette équipe de choc la tentera.
Ils ne trouvent rien sur le compte qu'utilisait l'anasquat. Roxane pense qu'il a pu tout effacer récemment et suggère de s'attaquer aux sauvegardes - on n'y trouve rien. C'est au tour de Ben d'imaginer qu'Amram préférait garder ses données dans les répertoires d'autres utilisateurs, de préférence des utilisateurs qui ne touchent jamais un ordinateur. Jackpot ! Ils découvrent des dizaines de fichiers sur le compte d'un colonel de la légion qui ne sait pas plus que Chirac où se trouve la souris dans un poste de travail.
Ça n'est pas encore gagné : Les fichiers d'Amram sont encryptés. Ils redoublent d'enthousiasme.
Roxane est une jolie brune au charme définitif, une poitrine à couper le souffle, des fesses un peu amples comme Ben les aime. Il prend l'habitude de passer en fin d'après-midi pour apprécier les progrès de la bande de Palaiseau et draguer la jolie prof. Un début de flirt sans avenir :
- Mon petit Ben, tu as encore trop ta Céline en tête pour te lancer dans une histoire sérieuse. Tu ne penses qu'à me sauter et à me présenter à tes copains comme ta nouvelle conquête. J'ai besoin d'autre chose. Je vais te faire une confidence. Moi, mon petit chou, je cherche un mec qui soit là le matin quand je me réveille, tous les jours, qui m'apporte mon grog au lit quand j'ai la grippe. Je veux un concubin ou pire, un conjoint.
- Un concubin constipé ou un conjoint concupiscent. Un con convenable quoi.
- Si ça te console.
- Non ! Ça me contrarie. J'ai besoin d'une bière.
Le code des fichiers d'Amram s'avère difficile à casser. Ben commence à désespérer :
- Roxane ! On n'y arrivera jamais.
- Nous ne pouvons rien faire de plus. Nous squattons déjà des centaines de postes de travail sur une dizaine de sites. Nous pensons avoir trouvé le type du code mais ça va prendre du temps. En gros, il peut céder n'importe quand dans les 5 mois qui viennent avec les machines que nous utilisons. En rêvant, nous pouvons doubler le nombre de machines, et ça ne prendra que deux à trois mois dans le pire des cas.
- Vous n'avez pas autre chose ?
- Si, répond Roxane, mais nous n'arrivons pas à le mettre au point. Nous n'accrochons rien. C'est que ces petits jeunes n'ont pas le bon karma. J'ai entendu parler d'un certain Axel Benamou, un élève de la rue d'Ülm avec un karma maximum. Il nous le faudrait.
- Un Axel cela suffit peut-être dans cette histoire.
- Ou alors, on utilise Julie-5 ?
Une ancienne étudiante de Roxane, Julie, aussi intéressée par les sciences occultes que par l'informatique, a conçu le programme Julie-5 qui utilise le thème astral pour réaliser des inférences inattendues. Aux dernières nouvelles, Julie, qui n'a jamais fini sa thèse, étudie les Tarots dans une communauté quelque part dans le sud de la France. Roxane explique rapidement le fonctionnement de Julie-5 à Ben qui n'est pas très chaud :
- Non. Roxane. Nous ne sommes pas désespérés à ce point.
- Julie arrivait à des trucs que personne n'a jamais pu expliquer. Exu était avec elle.
- Exu ? C'est quoi ça encore ?
- Exu. Je ne sais pas trop. Quelques-uns de mes copains assez illuminés ne parlent plus que de l'ange des anges du code, Exu. Joint Lou Krapper avait un autel dédié à Exu au-dessus de son Mac.
- Bien ! Si on fait dans le vaudou, je vais dîner.
Pourtant, Ben n'ose trop se moquer de Roxane. Comme beaucoup d'informaticiens, il s'est forgé sa petite religion. Un costume de rituels l'aide à combattre l'angoisse d'aligner dans la solitude des lignes de symboles dans l'espoir de les faire vivre. Parmi des milliers de lignes, s'est peut-être glissée une fonction magique qui va se mettre à briller. Et il passe ses nuits à pisser du code dans l'attente de ce code qui sera si beau qu'il n'aura plus jamais besoin d'en écrire d'autre.
Roxane lance elle-même Julie-5 après avoir rentré la date de naissance d'Amram, enfin la date qui figure sur des faux papiers trouvés dans son studio. Elle réalise qu'ils ne savent pas grand chose de lui. Julie-5 devra avoir les planètes de son coté.
Roxane reste aux commandes et Ben lui tient compagnie. Julie-5 calcule. Des millions d'hypothèses sont essayées. C'est comme un jeu d'échec gigantesque sans règles bien définies, avec des données floues, incomplètes. Le programme tourne pendant plusieurs heures et soudain il se met à cracher des données. Julie-5 a cassé le code d'Amram. Ses résultats vérifiés et revérifiés par la police vont relancer l'enquête.
Roxane ne peut s'empêcher de se moquer de Ben :
- Alors, mon petit chou. J'avais raison ? C'était un problème de karma et Julie avait le bon karma !
- Oui. Poupée. Tu m'as impressionné, répond Ben en souriant.
- Convaincu de l'efficacité de l'informatique vaudou ?
Ben n'a pas le temps de répondre. Un jeune fou de la bande de Roxane répond pour lui :
- Quel vaudou ? J'ai déjà essayé hier d'utiliser Julie-5 et cela n'a rien donné. J'avais besoin d'une recherche en profondeur que Julie avait implémentée et j'ai viré dans son code, tout le vaudou, pour ne pas ralentir cette recherche. Je l'ai remplacé par une vulgaire fonction aléatoire de deux lignes. Le hasard oui, mais pas l'astrologie. Tu as vraiment cru que Julie-5 avait trouvé grâce au signe astral d'Amram ?
- Petit con !
Le jeune s'éloigne en riant.
Les fichiers d'Amram révèlent les détails d'un trafic de déchets de grand envergure qui se moque des frontières et de la protection de l'environnement. Ils vont jusqu'à transporter des déchets nucléaires assez fortement radioactifs. Les fichiers racontent aussi un trafic d'uranium de basse qualité en provenance d'Ukraine. Ils décrivent comment un quarteron d'officiers organise sur place le détournement du minerai, comment de grosses quantités de ce produit ont pu être transportées d'un bout de l'Europe à l'autre et à travers le monde pour aboutir en Irak, en Libye ou en Corée du Nord.
Les fichiers ne soulèvent que peu le voile du Troy Program. Amram s'est fait repérer trop vite. Ils racontent comment Troy est né d'un ancien réseau d'espionnage est-allemand. Ils décrivent une structure en anneaux avec le cercle principal sous la direction du chef historique : "Dingrob", un nom débile de bande dessinée. Amram n'est arrivé à identifier que peu de membres du réseau, le député Rolin, Fibo. Pour eux, il n'apporte pas de preuves. Il ne donne des autres que des surnoms, comme Dingrob.
Ils épluchent avec Roxane depuis trois jours les fichiers d'Amram quand Ben reçoit un mèl d'Axel :
From Axel to Ben : Salut Fils. Vous avez fait un super boulot pour le décodage des fichiers de Amram. Vous m'avez fait gagner du temps. On maintient la pression. Atchao
Comme les mèls précédents, ce message vient d'une machine qui n'existe plus, qui n'a peut-être jamais existé. Il est crispant. C'est à ça que songe Ben quand son portable se met à chanter. Lambert est à l'autre bout :
- Salut Ben. Tu es au courant pour demain? La réunion au ministère ?
- Quelle réunion ? S'inquiète Ben.
- Une réunion de concertation des services sur Zieutela.com et les dossiers d'Amram. Je ne sais rien d'officiel mais mon beau-frère Roger qui bosse au cabinet du Premier Ministre m'en a parlé.
- Et nous ne sommes pas invités. Ça craint.
- Ne t'inquiète plus. Nous sommes sûrement dessaisis du dossier Amram.
- Salauds ! Roger t'a dit pourquoi ?
- Dans la bande de l'X, se côtoient un gauchiste et deux ressortissants de pays communistes ? Ils ont tous eu accès aux fichiers d'Amram. Tu demandes pourquoi ?
- Je ne pouvais pas savoir ce que nous allions trouver. Un gaucho ? Please. Ça n'existe plus. Il s'agit d'un matheux de 20 ans qui s'est inscrit à la ligueco par nostalgie. Tu ajoutes une nymphomane chinoise et un vietnamien boutonneux. Des communistes ? Des gosses sympas, surdoués qui ne rêvent que de start-up et de béessas.
- Je ne suis pas sûr qu'ils comprennent ces nuances au ministère.
- C'est des cons. Et ils savent ce que je pense d'eux. C'est bien pour ça qu'ils nous dessaisissent du dossier.
- Alors on écrase ? Demande Lambert.
- Nous n'écrasons pas. Nous effectuons un repli stratégique et comme je te l'ai déjà expliqué, les replis stratégiques sont le fondement des belles carrières. Nous ne capitulons pas. Nous ouvrons un nouveau front là où nous ne nous sommes pas attendus.
- En clair, tu décides ?
- Zieutela.com et Fibo : Des impasses. Amram et le Troy Program : Chasse gardée des services spéciaux. Rolin : Terrain miné par la politique. Impossible d'avancer. Le centre verrouillé, les ailes bloquées. Nous contournons. Pour cela, nous utilisons notre joker. Le fou de la guerre, la clé de tout, Le runneur de tous les runneurs.
- Axel ?
Ben réfléchit quelques secondes avant de répondre :
- Les cons qui récupèrent le dossier ne comprendront pas l'importance d'Axel. Nous si. Sans Axel, personne ne serait jamais remonté jusqu'à Amram. Même les crânes d'oeufs de la Guilde auraient échoué. C'est Axel qui a conduit, sans le vouloir, les assassins jusqu'au mort.
- Tu penses qu'il peut nous mener quelque part ?
- Oui. Avec Axel, nous réussirons là où tous les autres services vont échouer. Nous utilisons une arme qu'ils ne comprennent pas.
- On joue avec ou contre Axel ? Interroge Lambert.
- J'aimerais le savoir. Mais après tout ce qui compte ce n'est pas avec qui on est mais c'est de tirer les bonnes cartes. Allez, on arrose.
- Je sais. Tu as besoin d'une bière. Tu lâches tes génies de Vallée de Chevreuse et tu viens me prendre ?
Avant de partir, Ben passe par le bureau de Roxane :
- Ça te dit de retrouver Lambert pour une bière. Après tu peux passer la nuit chez moi.
- Rêve !
Bien sûr. Ben rêve, mais d'une autre.
Ben est obsédé par sa recherche Axel. Il passe des heures à surfer la toile, à consulter des tas de banques de données et à passer des coups de fil. Il classe les vagues infos qu'il trouve sur le jeune homme, des mégaoctets de vide sidéral, surtout des tonnes de mèls. Il est là à rêver dans son bureau quand il parvient soudain à coincer un bout de souvenir qui le tracassait depuis la veille. Roxane a parlé d'un Axel. Il lui téléphone :
- Tu as parlé d'un certain Axel de la rue d'Ülm. Comme ça n'est pas un prénom super fréquent...
- Axel Benamou. Il est en deuxième année je crois. Super brillant. Une vague rumeur qu'il serait un peu runneur.
Axel Benamou n'est pas facile à joindre. Il n'habite plus chez ses parents. Il n'a pas mis les pieds à l'école depuis des semaines. Bonjour la discipline. L'adresse qu'il a donnée à la scolarité n'est qu'une boite à lettre chez un copain. Tout cela fleure la bonne piste.
A mille détails, Ben se persuade qu'Axel Benamou est bien le runneur qu'il recherche. Il avait des centaines de mèls d'Axel Coeur. Il obtient facilement des tas de mèls du jeune normalien. Les mèls écartent ses doutes. Le même style, les mêmes fautes d'orthographe, les mêmes tics d'écriture, les mêmes expressions. Ben récupère une photo d'Axel Benamou et Murielle, la secrétaire de Zieutela.com, confirme. Il s'agit bien d'Axel Coeur.
Il ne reste plus qu'à retrouver le môme.
La mère d'Axel habite un petit appartement de Sarcelles. Elle est prof d'histoire-géo. Une soeur fait un MBA en Angleterre. Le père est comptable. Il travaille en Alsace et ne retrouve le chemin du foyer familial que quelques fois par an. Le reste du temps, on se passe de lui. On avoue ne pas très bien savoir comment il vit. Mme Benamou mène une petite vie sociale, ni trop folle, ni trop tranquille, meublée de quelques très solides amis, d'amants irréguliers.
Axel Benamou, alias Axel Coeur, est étudiant à l'Ecole Normale Supérieure, rue d'Ülm, un étudiant qui délaisse un peu trop les matières nobles pour les ordinateurs. Il manque la plupart des cours, oublie parfois les examens. Mais quand il rend un projet d'informatique, il impressionne tellement qu'on le laisse tranquille. Les ingénieurs systèmes de l'école viennent le voir quand ils ne savent plus faire. Sa réputation a d'ailleurs depuis longtemps débordé de la rue d'Ülm.
En mathématiques, on le respecte. Il a ridiculisé un jour le prof, un des meilleurs algébristes de France, en proposant une preuve de cinq lignes du théorème que le vieux avait passé deux heures à démontrer au tableau noir. Le prof savait la solution fausse et Axel aussi, mais l'élève avait tenu le vieux maître en échec. Ce dernier n'avait pu que le lendemain expliquer ce qui n'allait pas dans la preuve du jeune homme. S'il avait pu avoir le dernier mot, on sentait dans sa voix comme une admiration pour le jeune homme. Le vieil algébriste ne pouvait rester insensible à la beauté de la preuve d'Axel... même si elle était fausse.
Ben découvre aussi par bribes l'autre coté du miroir : un renvoi du collège, quelques fugues d'ado, une arrestation pour vol de CD dans une grande surface. Il découvre aussi un jeune qui donne régulièrement un coup de main dans une association de chômeurs, un normalien qui fait du fric dans le Minitel rose.
Plusieurs personnes lui parlent d'une petite amie d'Axel, Sally.
Un chat se frotte aux pieds de Sally, la mascotte du lieu. Elle le caresse machinalement. Le chat s'écarte dignement. Elle lui fait une grimace pour le faire partir. Il l'ignore.
Un rocker hors d'âge peine à réveiller l'auditoire. Le Bourgogne est presque aussi soyeux que la fourrure du chat, le rock bien trop sucré. Une soirées comme tant d'autres dans une boite parisienne. Le groupe est passé subrepticement à un jazz presque électrique. Sally lève la tête. Ils se rabattent sur le rock guimauve. Sally les oublie. Elle porte un jeans usé et un t-shirt trop court qui découvre son nombril. Elle est seule. Elle a posé son gros pull de laine sur une chaise près d'elle.
Beaucoup plus tard, la musique remplacée par un CD de Louise Attaque, la foule dispersée, elle est presque la dernière dans la boite qui va fermer. Elle se décide à partit. Son corps s'allonge vers le ciel. Elle sort. Puis, elle fonce tranquillement dans la rue, tendue vers cette destination qu'elle est seule à connaître. Elle marche la tête légèrement penchée vers le sol, les épaules un peu voûtées. Elle est princesse de la nuit, princesse de la ville. La Bastille brille.
Je la suis des yeux, hypnotisé par sa solitude. Elle s'engouffre dans une bouche de métro.
Sally travaille comme serveuse à l'Espérance, un café de la rue de Barrault, dans le treizième. Un des profs d'Axel à l'ENS y a retrouvé le jeune homme par hasard. Axel était assis sur un haut tabouret près du comptoir. Il échangeait avec Sally, un long baiser sous les sifflets des habitués. Une demi-douzaine de bières plus tard, Axel avouait être très amoureux de la jeune fille et vivre plus ou moins chez elle depuis quelques temps. Pourtant, si la famille d'Axel a vaguement entendu parler de Sally, ni sa mère, ni même ses meilleurs copains de Sarcelles ou de la rue d'Ülm ne l'ont rencontrée. La jeune fille est partie en catastrophe soigner une copine à Barcelone. A l'Espérance, personne ne sait où la joindre.
Ben découvre qu'Axel s'est d'abord passionné pour le Minitel et en particulier pour les messageries érotiques en direct. Il a travaillé pendant longtemps, un jour par semaine, pour Téléphone Love. Il se rend parfois encore dans leurs bureaux, surtout pour dire bonjour aux filles du bocal, qui pour un salaire de misère donnent du piment aux discutions en direct-live. Si c'est charrette, Axel donne un coup de main. Il connaît dix fois mieux qu'elles l'interface car il l'a mise au point et il tape assez vite. Il monte doucement en puissance : dix, onze, douze contacts... Il explose. Elles arrivent à discuter cul avec les blaireaux pendant des heures tout en parlant entre elles de tout et de rien.
Olga, la plus ancienne, a raconté à Axel qu'elle devait du fric à une espèce de maquereau qui lui avait laissé le choix entre Téléphone Love et un peep-show, rue Saint-Denis. Montrer sa foufoune pour quelques billets, elle n'avait rien contre. Mais à passer son temps, presque nue, on finit par prendre froid. Et surtout, conseillère en sexologie, ça pose socialement mieux qu'intermittent du spectacle. L'éternel problème de l'emploi en France qui fait préférer les boulots de rond de cuir à ceux de terrain.
Axel est fou de Unix, le système d'exploitation pour les vrais hommes, pas les gonzesses. Il a haï les Windows, avant de comprendre que la pieuvre portait en elle le gêne de sa propre destruction, qu'en embrassant la toile, elle signait sa propre mort.
Axel est un accroc d'Internet. C'était un grand ami d'Amram sur le réseau, sur le réseau seulement.
Inquiétude de sa mère :
- Mon petit, qui a toujours été dernier en anglais, passe son temps à écouter des chansons en anglais, à lire de gros manuels en anglais, à taper à la machine en anglais sur un clavier qui ne ressemble à rien, à échanger des mèls en anglais. Je n'ai jamais compris ce gosse. Je ne sais jamais ce qu'il pense. Il s'est éloigné trop vite. J'ai élevé un extraterrestre.
Dans les fichiers d'Amram, Ben a aussi appris l'existence d'un certain Baxter qui s'intéressait aussi au Troy Program. En recherchant Axel rue d'Ülm, Ben tombe de nouveau sur des traces de ce Baxter, qui, d'après une prof de lettres, serait journaliste. Elle préparait avec des élèves un projet sur l'homosexualité et avait obtenu par Axel des articles passionnants de ce Baxter. Elle pense se souvenir qu'ils venaient d'une revue gay. Si on ne retrouve aucune trace de lui dans les bases de données de la P.J., les messages de Baxter comme ceux d'Axel sont nombreux sur les forums de la toile.
Réflexions de Ben :
- Retrouver Axel, et pourquoi pas Sally et Baxter. Je veux boire une bière, me faire une toile avec eux. Est-ce vraiment normal que le gouvernement me paye pour rechercher ces trois branques ? Je ne sais pas. Mais je bâcle tout le reste et mes trente-cinq heures sont pour eux et même toutes les autres.
Un mèl arrive d'Australie :
From guest to Ben : Salut Fils. Everything is fine in Melbourne. I am missing you buddy. Dommage que tu n'ai pas coincé Fibo. Il n'est pour rien dans les meurtres du coté de Sèvres mais il mérite des tonnes de fois la taule. Essaie de le coincer sur ses impôts. Genre Al Capone. QB
"Fils" : c'est le style d'Axel. Les positions AC sur un clavier français Azerty ça devient QC sur un anglais Qwerty. Ben ferme les yeux et vérifie. Toujours les clins d'oeil d'Axel.
Le message a été envoyé depuis l'ordinateur d'une banque de Melbourne. Un ingénieur système de la banque avait découvert des intrusions et surveillait de près toutes les connexions. L'indésirable venait de la machine "spices.ftry.au", un Sun du département d'informatique de l'université de Melbourne. La police australienne découvrira en fait que ce poste de travail est surtout utilisé par Andy, un étudiant boutonneux, en train de rédiger sa thèse. Une enquête discrète apprendra qu'à part coucher avec la fille de sa logeuse qui n'a que 15 ans, cet Andy n'a rien à se reprocher. Le policier chargé de l'enquête, ayant eu le plus grand mal à garder la jeune fille hors de son propre lit, saura fermer les yeux.
Ben sait depuis le début que les recherches à Melbourne ne donneront rien. Les mèls d'Axel viennent du monde entier. Mais il est si facile de se connecter à distance. Si un de ses messages vient de Hong Kong, l'ancienne colonie britannique est probablement l'endroit au monde où il a le moins de chance de se trouver. Le jeune homme semble s'amuser à mélanger les pistes. Il enverra un jour à un journaliste, à quelques secondes d'intervalle, deux mèls, un de Londres, un de Hawaii. Le suivant, peu après, viendra de Kyoto.
Seule découverte sur la machine spices, dans un directoire que personne ne revendique, des gigaoctets de données codées. La bande de Palaiseau n'arrivera pas à casser leur secret.
Le peu que l'on sait sur Baxter vient de mèls retrouvés un peu partout. Il écrit beaucoup dans les forums. Ben découvre une jeune stagiaire qui parle parfaitement anglais et la charge de s'occuper plus particulièrement du jeune homme.
Mémo de la stagiaire :
Baxter est un jeune homme d'une vingtaine d'années, habitant ou ayant habité longtemps à Paris, fan de motos (Honda surtout), de science fiction, de trekking, de littérature sud-américaine, de mythologie grecque, de cuisine chinoise. Connaissances médicales importantes, surtout sur le SIDA. Médecin ou biologiste ? Peut-être gay. Opinions politiques très à gauche. Terroriste peut-être. Très intéressé par la religion, judaïsme surtout mais pas que. Très intello. Écrit en anglais (surtout) et français (parfois). Pas de nom de famille, pas d'adresse, pas de photo connus.
Il serait fastidieux de lister ici toutes les recherches qu'elle entreprend et toutes les fausses pistes qu'elle suit.
- Inspecteur. Ce type n'existe pas.
- Insiste !
La jeune stagiaire finit par flairer des traces de Baxter dans les milieux homos du marais. Elle visite systématiquement tous les bars du quartier. Plusieurs personnes décrivent le même Baxter : un jeune d'une vingtaine d'année, brun, assez baraqué, toujours en cuir de moto. Pour certains, Baxter est homo, sado & maso. Pour d'autres, c'est un jeune bourge du quartier, hétéro, un peu voyeur.
Ben reprend la main et se rend chez son copain Marcel, une vieille folle qui règne sur un bar minuscule près des Halles et qui revendique Baxter comme ami. Ben s'installe :
- Patron. J'ai besoin d'une bière.
- Une blanche ?
- Oui. J'ai besoin d'une blanche.
Le patron dépose la bière sur le comptoir délicatement. Ben lui raconte en quelques mots les ennuis d'Axel et de Baxter. Il ne sait pas s'il est arrivé à faire sentir son amitié pour les jeunes hommes, faire accepter qu'il est là pour les aider et pas juste les coincer. Il interroge. Réponses de Marcel :
- Baxter vient parfois ici. Mais je ne l'ai pas vu depuis un mois ou deux. Selon une rumeur, il aurait la maladie. Il a fait des conneries ?
- L'appeler où M. le Keufle ? On ne contacte pas Baxter. Il débarque quand il veut. Ses amis le joignent par mèl ou lui laissent des messages chez moi ou chez Dédé.
- Il gagne sa maille comme il veut. C'est pas mon turf. Mais, à mon avis, c'est ni dans la came, ni dans le cul. Je me suis dit un jour qu'il devait avoir des parents pleins de fric. Tu sais. Ces gosses de riches que le fric n'impressionne pas.
- Bonjour les clichés. Mon petit Ben, tu ne comprends strictement rien aux homos. Viens faire un stage ! Et puis ta première plante est d'admettre que Baxter est homo. Il pourrait facilement passer pour gay avec son cuir et ses cheveux très courts. Mais, si tu envoies Baxter chez les Krishna, il aura le look Krishna. Envoie le sur Mars, et je te jure, il devient vert et il lui pousse des antennes. Baxter, c'est le roi des caméléons.
- Si tu veux savoir si je l'ai déjà vu avec un mâle. La réponse est non. Pourtant, j'en connais des clients qui auraient douillé un max pour Baxter. Il est mignon. Un beau gars d'une vingtaine d'années, grand, cheveux bruns assez courts, mince, plutôt baraqué, gentil. Ça tente dans le coin.
Quelques secondes de silence et Marcel continue.
- Je connais sa copine. J'ai invité Baxter pour un week-end en Normandie, dans ma baraque de Deauville. Il s'est pointé avec elle. Sally, c'est son nom. Le genre à te faire regretter d'être de l'autre bord. J'avais acheté cette piaule surtout pour un ami qui aimait la mer et la voile. Mais, juste quand on a finit de l'installer, ce petit con s'est barré avec un client. Avec un client ni jeune, ni friqué ! Tu comprends ? Encore, il m'aurait dit... La claque !
- Oui. Sally est la meuffe de Baxter. Je te l'ai déjà dit. Prend des notes !
- J'en suis sûr. J'ai passé un week-end avec eux et je n'ai pas pu éviter de les entendre. Sally et Baxter, c'est le genre bruyant quand ils baisent. Tu vois ?
- Baxter m'a parlé d'Axel. Mais je ne l'ai jamais rencontré.
Sally a aussi été la nana de Baxter. Une histoire de fille que l'on se pique entre copains, que l'on se refile ou que l'on partage ? Baxter, Axel et Sally, des jeunes pas franchement standards mais avec qui Ben ferait bien un bout de chemin. Marcel continue :
- Pourquoi il traîne chez les homos ? Les voyeurs, je n'aime pas trop. Alors je le lui ai demandé. Il n'a pas répondu. Baxter répond quand il a le temps. Il fait partie des meubles ici. Nous avons une sorte de rituel. Il entre dans le bar. Il me regarde d'un air épuisé et il murmure : "une bière". Et il y a toujours un habitué pour crier : "Patron. Deux.". Ça marche à tous les coups. Ça fait longtemps qu'on ne l'a pas vu.
- Baxter ne dit jamais où il crèche. A mon avis, il ne reste jamais très longtemps au même endroit. Je crois qu'il a zoné quelques temps près d'ici, chez un copain. C'était au moment de la coupe du monde de foot à Saint-Denis. Je ne devrais pas te le dire, mais il y a dix habitués ici prêts à l'aider, à le planquer.
Ben n'a jamais cru qu'il serait facile de retrouver Baxter. Marcel poursuit :
- Ce que je sais d'Axel, je te l'ai dit, mec. C'est le meilleur ami de Baxter. Rien de plus. Je ne l'ai jamais rencontré.
D'autres que Marcel lui racontent beaucoup de choses sur Baxter. Il aurait tourné des films porno. Il se prostituerait dans une boite privée près de Versailles. Il bosse pour les R.G. Il écrit des romans. Il est musicien. C'est le gosse d'une milliardaire américain. Il est pigiste au Canard Enchaîné. Il suit des cours à La Sorbonne. Beaucoup de racontars, rien de traitable. Comme Axel, Baxter s'est acharné à brouiller les pistes.
Une chose est sûre : Baxter a bel et bien disparu à la mort d'Amram, pratiquement en même temps que Sally. Il continue à dialoguer dans plusieurs forums. Mais merde ! Ben commence à en avoir son compte de ces fantômes qui semblent ne plus exister que sur le réseau.
Baxter, c'est probablement un pseudo. Aucun fichier de la police ne retourne de fiche qui colle même de loin à ce que cherche Ben. Cela ne veut pas dire grand chose, les fichiers ne sont pas très à jour, encadrement des crédits ça s'appelle. Pourtant, il est difficile de cacher quelque chose de nos jours : les Télécoms ont la liste de vos coups de fil, vos comptes bancaires trahissent tous vos achats, et tant d'autres systèmes vous piègent en permanence. Mais, pour Baxter, rien.
Ben croit l'avoir enfin pisté quand il obtient par Marcel l'adresse d'un garage de Deauville qui a réparé la moto. Avec les papiers de la Honda, on doit pouvoir remonter jusqu'à Baxter. Cul de sac pourtant. La moto est immatriculée, assurée et tout. Officiellement, elle appartient à un commerçant du sentier qui la prêtait à Baxter contre la gestion de sa comptabilité sur ordinateur. Il ne sait pas où joindre Baxter. Le type n'a jamais entendu parler d'Axel ou de Sally.
On ne sait toujours pas quel est le vrai nom de Baxter, s'il a même un domicile fixe. On ignore les comptes en banque qu'il utilise et même s'il en utilise. On n'a pas de photo de lui, pas d'empreinte. On ne dispose que de racontars de café.
Ben demande à un des artistes de la P.J. de faire un portrait robot de Baxter. Ce dessinateur est gay jusqu'au bout des chaussettes et il est vite admis chez Marcel.
La bande de Palaiseau qui s'est prise au jeu, s'est aussi mise à rechercher Axel. C'est Roxane qui appelle Ben pour le tenir au courant :
- Nous ne retrouverons pas Axel avec des bouts de ficelle. Alors, j'utilise Diemner sur tous les mèls d'Axel que nous avons récupérés.
- Skusmi. Diemner ? Quésaco ?
- Avec une base de données normale, tu poses des questions et on te donne la réponse. Diemner trouve aussi les questions pour toi. C'est le genre : Et qu'est-ce que le système peut me raconter d'intéressant sur ces données pour me faire gagner de la maille ? Ça mouline à coup de statistiques, et ça t'explique qu'il faut acheter des actions HP, mettre les couches à coté des petites culottes pour augmenter leur vente ou qu'il vaut mieux vendre du vin que du lait dans le Berry.
- De la fouille de données.
- Absolument. Un logiciel de fouille de données que nous sommes en train de développer.
- Et vous faites quoi avec pour Axel ?
- Des élèves de l'X utilisent des paquets de disques et stockent un gros bout du oueb pour un autre projet. Ils ont chargé plus d'un milliard de fichiers. Nous sommes partis des mèls d'Axel que tu nous as passés et de quelques autres trouvés dans des forums. Maintenant, nous cherchons à récupérer toutes les données concernant Axel que pourraient receler les teraoctets de HTML du oueb. Tout ce qui présente de fortes corrélations avec des textes connus pour être d'Axel nous intéresse. Le système mouline et fouille pour nous.
- Et tu comptes retrouver Axel avec ça ?
- Je ne sais pas. En tous cas, nous avons retrouvé des centaines de pages de mèls qui pourraient être de lui avec une probabilité raisonnable. Nous te les imprimons et tu nous diras ce que tu en penses. Surtout, nous jouons avec notre logiciel et nous le déboguons. Pense à une question et une réponse. Quelque part elles sont sur le oueb. Tout est sur le oueb. Le seule problème est de les trouver.
- Trouver la réponse ? interrompt Ben.
- Ou la question. Souvent la question est plus importante que la réponse et la question aussi est sur le oueb. Et puis oublie la philosophie de pacotille ! Imagine cette masse gigantesque de données. Fouiller ça a quelque chose de magique. Je ne sais pas si cela va t'aider à accrocher Axel mais nous nous amusons bien. Imagine le plaisir de fouiller une quantité aussi gigantesque de merde artificielle.
- Fouille merde ? Vous ne trouverez jamais rien !
- Tu rigoles. Juste en mettant au point notre système, nous avons découvert un réseau de call girls en Belgique et une bande de lycéens toulousains qui font dans la vente illégale de logiciels.
- Putain. Ils doivent bander à la direction de l'Ecole.
- Pas vraiment. L'X croule sous les plaintes de sites dont nous avons effondré les ressources en les faisant bosser pour nous. Nous avons été convoqués chez le général-directeur de l'école avec mes élèves en grand uniforme. Je ne te raconte pas. Il nous limite l'accès à Internet à une misère. On s'en fout. On squat la nuit des serveurs de l'Ecole Centrale.
- Attends. Tu es anasquat ?
- Mais c'est qu'on va en faire quelque chose de ce petit.
- Génial ! Je t'emmènerai des oranges quand tu seras en taule. Et, c'est bien beau toutes ces conneries. Mais les call girls et le piratage de logiciel... Vous avez trouvé quelque chose sur Axel ?
- Peut-être. C'est pour ça que je t'appelle. Le système a suggéré qu'Axel pourrait être lié à Cali-soft, une petite boite de logiciel en Colombie. Nous avons essayé de comprendre pourquoi. J'ai revu les chiffres. Avec tous les sites que Diemner a analysés, au moins un devait statistiquement avoir le comportement de cette boite. Ça ne veut strictement rien dire. Le syndrome de Rhine.
- Rhine ?
- Un professeur de parapsychologie. Il réunit plein de gens et il leur demande de deviner des cartes qu'il a choisies à l'avance. Une dizaine de personnes devinent correctement. Et mon Rhine de crier qu'il a démontré l'existence des phénomènes paranormaux. Et va le convaincre que ses chiffres sont, sans bidonnerie paranormale, statistiquement ce qu'on pouvait attendre.
- Donc, la boite en Colombie, du bidon ?
- Bien sûr. Tu choisis une adresse Internet au hasard et tu as autant de chance que ça soit la machine utilisée par Axel. Mais fais vérifier quand même à tout hasard par Interpol. Je te passe les coordonnées.
Ben occupe le reste de la semaine, au bureau, à remplir des papiers. Bureaucratie de merde ! Son besoin de fraîcheur atteint Force 10. Il va exploser. L'enquête sur la boite colombienne suit son bonhomme de chemin. Finalement, il peut tenir Roxane au courant :
From Ben to Roxane : enquête d'Interpol sur Cali-soft. Le propriétaire est le fils du ministre colombien de l'industrie. J'ai eu droit à un incident diplomatique et une convocation au Quai d'Orsay. Le plus drôle : Interpol a découvert que la boite servait de façade à un trafic de cocaïne. Et, voilà ce qu'on découvre quand on laisse parler le hasard !
Malheureusement aucune trace d'Axel chez Cali-soft. :-(
Love
Ben, toujours aussi amoureux de toi :-)
Ben a lancé à tout hasard un avis de recherche sur Baxter mais sans trop y croire car ils ne savent quasiment rien de lui. On recherche aussi la fameuse moto ; au moins là on dispose d'un numéro de moteur et d'une immatriculation. La stagiaire n'a rien ramené de nouveau sur le jeune homme et commence sérieusement à préparer le concours de la poste. Dans les romans policiers, il se passe toujours quelque chose. Pour elle, l'événement de la journée est le crème de dix heures.
Ils attendent le portrait du dessinateur mais ce dernier est en congé. Alors ils attendent.
Ça ne servira sans doute à rien car on retrouve la moto dans un coin perdu de la forêt de Fontainebleau près d'un corps calciné. Selon les experts, ce sont les restes d'un jeune homme d'une vingtaine d'années. Plusieurs bidons d'essence sont retrouvés un peu plus loin. S'il s'agit bien de Baxter, Ben n'aura jamais le plaisir de boire une blanche avec le jeune homme.
L'artiste de la PJ qui a fait le portrait robot de Baxter est parti en vacances en Sologne, trois semaines de congé payé. C'est à son retour qu'il dépose son travail sur le bureau de Ben. Ben ne découvre le dossier que quelques jours plus tard car une secrétaire l'a enfoui sous quelques notes de service sans importance. Il aurait dû s'inquiéter plus tôt de ce portrait robot mais pris dans les tâches quotidiennes, il l'avait oublié. Le dessinateur est doué : on reconnaît immédiatement Axel. Ben met quelques secondes à réaliser. Il a demandé le portrait de Baxter pas celui d'Axel dont il a des photos. Puis il réalise, il a bien devant lui le portrait robot de Baxter. Baxter et Axel ne sont qu'une même personne ! Il aurait gagné du temps en montrant une photo du jeune homme à Marcel. Il n'en avait pas sur lui en passant dans le bar des Halles.
Axel et Baxter ne sont qu'une même personne. La moto. Baxter est Axel. Le corps calciné. Baxter est mort. Ces mots résonnent dans le coeur de Ben. Axel est mort ! Le jeune copain jamais rencontré dont il se sent si proche n'est plus. Disparu. Gommé. Plus de vingt années de talent, de plaisir et de galère, de vie intense, évanouies. Ses amours, ses haines, envolés. Le vide. Le néant. Axel est mort.
Pourtant le doute. Ben se rappelle des mèls récents d'Axel. Si Axel est mort, qui écrit en son nom ? S'il est vivant, qui est le mort à la moto ? Puis, Ben se souvient que, hasard de l'administration, le rapport du médecin légiste sur le cadavre de la moto était promis pour aujourd'hui. Il faut une petite demi-heure à Lambert pour retrouver le document chez le bourgmestre du centre médico-légal. Il téléphone à son cher chef :
- Ils ont fini par identifier le cadavre de moto. Ils ont en fait retrouvé du sang et des empreintes sur un bâton pas loin de l'endroit où la moto a été retrouvée. Le jeune homme a essayé de se défendre. L'identification est formelle. Il s'agit d'un jeune homme, Mokrane Alaoui connu des services de police comme immigrant clandestin reconduit l'an dernier en charter dans son pays d'origine, le Maroc. Ils ont obtenu le dossier médical d'Alaoui lors de son bref séjour dans une prison française et un dossier de son école au Maroc. Pas de doute possible, le cadavre de la moto est celui d'Alaoui. Baxter s'appelle en fait Mokrane Alaoui.
Ben corrige :
- On se calme. Alaoui n'est pas Baxter. Le mort de la moto est Alaoui, mais pas Baxter. Si je n'ai pas raté d'épisode, Baxter est Axel soi-même et il est toujours vivant.
- Relax Lambert. Je sais. C'est confus. Je répète.
On n'apprendra pas grand chose sur Mokrane Alaoui. Il était aussi informaticien et bossait au noir pour de petites boites de logiciel. Il partageait avec une copine un appartement sympa rue Simon Bolivar dans le 19ème. Interrogatoire du concierge :
- Mokrane Alaoui vit avec Myriam, la fille du Deuxième Gauche. Une superbe salope. Pendant longtemps, ça a défilé pour voir sa lune. Avec Mokrane, elle s'est garagée. Vous savez on a au moins trois séropo dans l'immeuble. Elle sait pas se fringuer mais putain qu'est-ce qu'elle est belle. Elle fait un truc bizarre, une thèse en bio quelque chose. Elle m'a même offert des fleurs parce que je suis allé lui dire un jour que sa moto était tombée.
- Mokrane travaille dans l'informatique. Je l'ai vu expulser un vendeur de merde qui s'était installé près de l'entrée de l'école en face.
- Enfin eux deux au moins ils prennent pas de drogue. Nous avons eu une overdose l'année dernière et je te raconte pas ceux de l'immeuble qui picolent grave. Pas moi. Bien sûr, je ne refuse pas une petite tige de hachisch de temps en temps. C'est pas la même chose non ?
Ainsi s'est passée la diffusion du mèl.
Le message s'insinue partout. Paris, New York, Moscou... dans les universités, les entreprises, les ministères, les écoles...
Des relais prévus avec soin le reproduisent, et des milliers, des millions de ses clones recouvrent le monde. Présent, encombrant, insupportable, le message est inévitable. Des passerelles en boucles le transforment en cancer. Il se grandit des préfixes et suffixes que lui ajoutent les serveurs de messageries. Il encombre les boites à lettres, sature les disques. Des virus assoupis se réveillent pour en faire la promotion. Des fonds d'écran le reproduisent à l'infini dans toutes les polices de caractères. Des imprimantes, des fax le crachent jusqu'à épuisement. Des messageries vocales le chantent mécaniquement sur tous les tons.
Le message se conjugue dans toutes les langues. Le monde entier vit à son rythme.
Ce qui fait le plus causer dans les télévisions, c'est que le message soit arrivé entre autres, sur le Vax interministériel du Kremlin et dans ce système hyper secret attaché à cet organisme dépendant du Pentagone dont personne n'a même le droit de prononcer le nom. CNN interviewe des bataillons de spécialistes pour expliquer ce qui s'est passé, comment quelqu'un a pu ainsi recouvrir la terre de son délire. Des experts dissertent sur ce que les gouvernements devraient faire pour que cela ne puisse plus se reproduire.
Que raconte le message ? Il explique le fonctionnement du Troy Program. Il parle de La Liesse et d'une décharge sauvage encore inconnue, en Espagne. Le message décrit en détail le stockage sauvage d'énormes quantités de produits radioactifs. Il raconte comment un navire rempli à ras bord de tels déchets a été coulé en Mer Noire. L'auteur du message insiste surtout sur l'étendue des dégâts écologiques causés par Troy. Ses révélations choquent aussi par le récit qu'il fait de la violence du chef du réseau, Dingrob, qui orchestre enlèvements, tortures, assassinats.
Le message est signé Axel.
Il déchaîne la haine.
Une pièce aux murs blancs et sales dans un appartement sordide près de Lisbonne. Sur la porte, quelques mots illisibles tagués à la hâte. Un lit défait, quelques fringues qui traînent. Et dans un coin, le corps d'un homme encore jeune. Sur un carton, le PC est encore allumé. On l'a peint en rouge. Un ami d'Amram et Axel qui disparaît dans un petit matin portugais. Son assassin, un chauffeur de taxi front national de Toulouse, sera retrouvé quelques jours plus tard, noyé dans sa baignoire.
Une petite maison près d'Amsterdam, pas rouge du tout. Une baraque pauvre et triste près d'un canal nauséabond. Dans le living, deux corps déchiquetés par les balles. Leur sang partout. Un coup de téléphone anonyme a prévenu la police. Pas de terminal ni d'ordinateur, mais des temps de connexion à AOL impressionnants. Deux membres du Program qui disparaissent. Ils ont été torturés professionnellement, la femme surtout avant qu'un de leurs bourreaux ne déchaîne son arme automatique. La police locale soupçonne deux agents du FBI qui surveillaient la maison. On ne pourra rien prouver. L'affaire est étouffée.
Qui sait interpréter les signes peut suivre à travers des titres de journaux l'agonie du Program : L'incendie criminel d'une entreprise de transport espagnole, l'assassinat d'un général ukrainien, la disparition d'un cadre de chez Framatome, sont autant de signes qu'il faut savoir interpréter.
Troy disposait d'une organisation implantée dans plusieurs pays. Ses compartiments s'effondrent les uns après les autres. Les responsables historiques du réseau n'étaient que quatre : Maria Hernandez, une enseignante espagnole arrêtée à Cuba, se suicide dans sa cellule ; Sergey Putine, le directeur d'une petite radio russe est exécuté par la police moscovite ; John Hansen, un jeune diplomate britannique plein d'avenir, est lui étranglé dans un parking. On restera sans nouvelle du dernier membre, Helmut Schreiber, un industriel allemand. Schreiber a sans doute compris que seule une disparition immédiate et totale lui permettrait de sauver sa peau ; à moins qu'il ne repose quelque part au fond de l'eau, un bloc de béton aux pieds.
Axel a organisé la fin du réseau de Dingrob. Il l'a fait pour venger Amram.
Dans une thèse récente sur Axel, Jules Bernard décrit les méthodes utilisées par Axel. Il explique notamment en détail l'affaire Schreiber qui a fait couler beaucoup d'encres et qui est d'une certaine manière typique des liens entre Axel, les autorités et la presse. Le jeune français a fait parvenir la liste Schreiber à la police de Hambourg. Les autorités ont mis du temps à réagir, leur première réaction étant d'essayer d'étouffer l'affaire. Ce n'était pas du goût d'Axel qui a alors lancé un site de la toile pour orchestrer la publicité négative de l'industriel. Les journaux ont immédiatement repris ses révélations. Peu après, Schreiber disparaissait.
Son coté Robin des Bois, ses prises de positions résolument écologistes, son combat pour protéger la planète ne pouvaient que séduire. Des sites à sa gloire, organisés quasi religieusement par ses fans, se sont mis à fleurir sur la toile.
Axel revint quand la sono jouait cette musique envoûtante de Cesaria Evora. L'alcool qui s'était infiltré dans mon corps et les trop nombreuses cigarettes qui me brûlaient la gorge, m'emplissaient d'un oubli qui se fondait avec le plaisir de sa rencontre, la blessure de son absence, la joie de son retour. Je l'interrogeais. Il ne répondait pas à mes questions.
Nous avons beaucoup dansé dans le grand salon nu de ses meubles. Parfois un de ses copains ou des miens venaient nous parler. Seuls comptaient la chaleur de sa main et ma voix qui se mêlait à la musique. Lui ne disait presque rien. Je découvrais son odeur, la caresse de ses cheveux, la chaleur de sa présence. Je ne savais rien de lui.
Axel m'entraînait dans un monde trouble. Nous sommes partis ensemble bien plus tard, sans échanger un mot.
Axel avait débarqué avec quelques copains plus défoncés les uns que les autres dans cette soirée d'intellos qu'une amie organisait quelque part près des Halles. Quand ils sont arrivés, nous étions plusieurs autour de margaritas, trop volubiles, trop bruyants. J'ai croisé son regard et je me suis prise à sourire à ce grand garçon trop maigre dans son cuir usé, qui me fixait de ses yeux tristes.
Nous avons dansé. Nous nous retrouvions dans ces groupes qui se formaient au hasard des sofas, des sandwichs ou des balcons. Nous ne nous quittions pas des yeux.
Je me rappelle qu'ensuite est arrivée cette jolie fille très blanche, très brune, très sombre comme le passé sans lui. Peu après, il partait la traînant dans son sillage. Ils semblaient se disputer, ou plutôt, elle semblait le quereller et il restait muet. En sortant, Axel s'est tourné vers moi et m'a souri à travers les pièces.
Plus tard, Axel est revenu quand la sono jouait cette musique envoûtante de Cesaria Evora que j'avais choisie. Nous avons encore dansé. Quand il a voulu partir, il était si saoul que je n'ai pas pu le laisser partir seul. Nous nous sommes baladés au hasard, moi la jeune fille fraîche débarquée de Paca et lui un jeune voyou, déjà prince de la capitale. Nous nous sommes embrassés Place Dauphine, étape vers l'amour que nous partagerions un peu plus tard.
L'enquête sur le trafic de déchets est au point mort. Cela devient une habitude. La folie de Maya a surtout servi à brouiller les pistes et lui a fait perdre beaucoup de temps. Ben aimerait savoir qui tire les ficelles, qui derrière Fibo a jeté un écran de fumée pour protéger Troy. Dingrob ?
Les jours passent. Ben doit se consacrer à d'autres enquêtes. Sa quête d'Axel est au point mort jusqu'au retour de Sally, la copine mystérieuse d'Axel. Le jeune barman de l'Espérance, le café où la jeune fille a ses habitudes, est en liberté surveillée pour des broutilles. Il ne peut pas refuser un petit service à la police. Ben lui a demandé de le prévenir dès que Sally réapparaît, ce qu'il fait. Ben n'a plus qu'à se rendre au café pour la rencontrer.
Le troquet est trop bruyant. Trop de fumée et d'odeurs de cigarettes ! Le patron a une carrure d'haltérophile, le crâne rasé, une boucle d'oreille. Son gros berger belge est en faction près de la porte. Un beauffe bien gras s'est planté juste à coté. Les clients ont du mal à entrer. La queue au tabac s'allonge. Les fumeurs savent ce qu'ils veulent. Ils sont rapides, efficaces, pressés. Le problème est qu'un client sur trois est là pour jouer. Loto, tiercé, millionnaire, tirage, grattage. Ils font traîner ces moments qui les séparent (peut-être) du gros lot. Les joueurs hésitent. Les habitués s'incrustent, discutent avec le patron. Un fumeur s'énerve :
- Ils ont passé des heures dans la queue et quand leur tour arrive, ils ne savent pas ce qu'ils veulent.
Deux minettes discutent près du zinc :
- Le blême pour le bosse, c'est que tu passes ton temps à aller pisser.
- Abrège. J'ai la haine.
- Tu ne fais pas une infection urinaire ou un truc comme ça ?
Sally est installée dans un coin tranquille, seule à une table.
Ben revient d'un week-end en Bretagne. Il a roulé toute la nuit sur sa nouvelle Honda. Il s'installe pas très loin d'elle et commande un petit crème.
Elle porte un anneau d'or en piercing au sourcil gauche et une batterie d'anneaux plus petits aux oreilles. Ses cheveux noirs extrêmement courts encadrent un visage doux aux traits originaux. La bouche est peut-être un soupçon trop grande, la lèvre inférieure épaisse. Le front est très large. Il ne s'agit pas de beauté mais plutôt d'un charme immense. Elle porte un vieux jeans usé, un pull trois fois trop grand. Elle a la peau un peu blême d'une fleur de la zone, d'une fée du béton. Les yeux bleus, au milieu du visage trop rond, s'allongent et dévorent l'espace.
Le regard de Sally passe sur lui, revient, s'attarde une seconde et s'échappe pour revenir encore. Ben se replonge dans Libé. Il relève la tête. Maintenant, elle le fixe. Quelques minutes passent. Il n'ose plus la regarder. Tout ça est trop con. Il n'osera plus l'aborder
Il se lève et se dirige vers la porte. Il trouve mille excuses pour fuir. Il enverra quelqu'un l'interroger.
Il se lève et se dirige vers sa table. Il lui propose une balade dans Paris livré aux footeux.
Il se lève et exhibe sa carte de police. Il lui passe les menottes et l'emmène au poste pour un interrogatoire musclé.
Elle se lève et s'en va.
Elle se lève et vient s'asseoir à sa table.
Il se lève et se dirige vers sa table.
Le crème est maintenant bien froid, trop sucré. Tout le sucre est resté au fond. Le destin hésite. Il part. Elle part. Il lui parle. Elle lui parle. Ils se rencontrent. Ils se ratent
Un grand blond, baraqué, aux cheveux rasés s'approche d'elle. Ils se disputent à voix basse. Il semble lui reprocher quelque chose. Elle ne le regarde pas. Elle finit par changer de place et s'asseoir à la table juste à coté de celle de Ben. La baraque la suit et murmure d'une voix excédée :
- Sally. Tu rentres avec moi maintenant ?
- Rêve !
- Rentre avec moi. J'ai récupéré de la maille.
- Casse-toi !
La terreur des faubourgs attrape la jeune femme par le bras. Elle le repousse. Pour clore la discussion, elle attrape le sac de sport qu'elle a posé près d'elle et vient s'asseoir à ma table. La grande baraque évite avec soin mon regard. Il attend quelques minutes, gêné, et finit par quitter le café en haussant les épaules.
Je me suis plongé dans l'étude du fond de ma tasse, attendant que Sally veuille bien rompre la glace. Long silence. Je perds :
- Bonjour, je finis par dire.
Elle ne répond pas. Re-silence. Je dis :
- Vous vous installez à ma table et ensuite vous m'ignorez.
- Tu aimes mon piercing ? Me répond-elle.
J'ai dû le regarder fixement sans m'en rendre compte. Je ne sais pas quoi répondre. Nous sommes en train de rater notre première rencontre.
- Je m'appelle Ben. Tu prends quelque chose ?
- Un Beaujolais nouveau ?
Un ballon, puis un autre, et un autre, avec des tartines. Le temps passe lentement. J'oublie mon envie de dormir. Je picole rarement, de loin en loin, avec des amis, dans des parties diarrhéiques, quand j'ai besoin d'accroître mon coefficient de sociabilité.
Quand ai-je commencé à lui raconter ma vie ? Je ne sais plus. Probablement quand j'ai perdu le compte du nombre de ballons. Pas facile de me raconter sans lui dire que j'étais un flic et qu'elle faisait partie de mon enquête. Je suis allé commander des cigarettes :
- Patron. Un paquet de Malboro.
Des Malboros. Je fume des Camel Ultra légères depuis une éternité. Mais quand on se descend au rouge, de bon matin, ça fait un peu mesquin de radiner sur le taux de nicotine.
Oui. C'est à peu près à ce moment là que j'ai commencé à lui raconter ma vie. Ça n'a pas eu l'air de l'intéresser. Elle semble à peine écouter. Je me raconte et en même temps, je m'observe. Pourquoi elle ? Peut-être parce qu'elle sait se taire. Pour l'impressionner ? Pas vraiment. J'ai plutôt tendance à noircir le tableau. Pourquoi cacher la vérité à quelqu'un qui ne semble pas vraiment intéressée parce qu'on lui raconte ? J'essaie aussi de la faire un peu parler sans trop de succès.
- Et toi ? Amoureuse ?
- Oui.
- Raconte.
- Il n'y a pas grand chose à raconter. Il aime bien me sauter. On fait ça très bien ensemble. Il n'est pas souvent là.
- Tu n'es pas une grande romantique quand tu racontes tes amours.
Elle sourit :
- Il n'est pas romantique non plus.
Pas mal de ballons plus tard, je n'en sais pas beaucoup plus sur elle que la note de police qu'ils ont rédigée :
Sally V. née le 25 janvier 1975 à Montevideo de mère espagnole et de père inconnu. Naturalisée canadienne puis française. Quand elle avait une quinzaine d'années, liaison régulière avec Emilio Sanchez, militant gauchiste espagnol, considéré comme dangereux, de quinze ans son aîné. Semble rester à l'écart de toute activité politique. D'après un voisin, elle passait moins de temps avec son amant qu'avec le père, un vieil anar, vétéran de la guerre d'Espagne. Sanchez vit maintenant au Brésil, enseignant dans une favela et marié à une des plus grandes cinéastes brésiliennes. Sally voit régulièrement le vieil anar.
A longtemps vécu et continue à vivre de petits boulots. Elle a vendu des jeans dans le sentier, de la merde chez Burger King, posé nue pour une classe des beaux-arts, tenu une caisse à Auchan, découpé des portraits à Montmartre.
Fichée aux stups mais pas de condamnation.
A passé plusieurs mois à Barcelone comme serveuse dans une boite fermée depuis pour prostitution. Sur la fiche des policiers espagnols qui l'ont reconduite à la frontière : "Sally V. vivait en concubinage avec Fernando B., patron de plusieurs boites surveillées de près par nos services. Elle travaillait comme serveuse au Blue Bayou, le quartier général de Fernando. Elle affirme que dans ce nid de prostitution, drogue et racket, elle se contentait de servir du champagne et du whisky. C'est confirmé par les autres serveuses même si c'est difficile à croire."
Etudiante brillante. Elle a commencé une thèse en physique des particules qu'elle semble avoir interrompu.
La jeune femme plaît décidément énormément à Ben. Heureusement, il n'y a encore aucune loi qui empêche d'avoir été la nana d'un gaucho et d'un truand, d'avoir approché des dealeurs, des putes et des maquereaux, et d'être branchée avec un môme recherché par les polices de France et de Navarre.
Ils ont trop bu. Ben commence à avoir du mal à parler. Elle a quelques tâches rouges sur le cou qu'il ne peut quitter des yeux. Mais à part ça, elle fonctionne au millimètre. Ils décident de bouger.
Quand ils sont dehors, Ben retrouve sa timidité. Mais la jeune femme ne le laisse pas s'enfuir :
- On n'a qu'à baiser et tu te sentiras peut-être mieux.
- Qui te dit que j'ai envie de toi ?
- La bosse.
- Dans le genre conversation con. On va chez moi ?
- C'est moi qui invite. J'ai un ami qui tient un bar. On peut aller là bas, propose-t-elle.
- OK.
Comme il a beaucoup bu, elle montre la moto et suggère :
- Je peux la conduire ?
- Tu me prends pour un blaireau ?
- C'est ta moto. Si tu veux te toler...
Alors ils prennent le métro. Pendant le voyage, ils ne se disent presque rien. Il ne sait pas quoi raconter et elle se satisfait du silence.
Le copain de Sally tient une boite minable, pas très loin de Pigale. Néon bleu, couleur sinistre. Ils traversent une piste de danse vide et s'installent près d'un vieux juke box. Vont-ils faire l'amour sur ce coin de canapé ? Le barman débarque. Elle les présente :
- Ben, que je viens de rencontrer. Max, un vieil ami qui bosse ici.
- Vous prenez quelque chose ?
Dans une boite comme celle-ci, les consommes doivent être facturée la peau des couilles. Ça sent l'arnaque à plein nez, le piège à touriste super bidon. Ben hésite. Elle intervient :
- Je lui offre une bière. Ben est mon invité.
- J'ai accepté par erreur ton invitation, murmure Ben.
- Tu as dû te gourer sur l'heure. T'as dû te planter sur la saison.
Le jeune flic se sent minable. Il ne comprend plus rien. Est-il un gogo qu'elle a levé dans les beaux quartiers ? Max revient avec une bière pour Ben et une demi-champagne pour elle.
- Vous allez bien offrir un verre à la dame ?
Ne pas paraître couillon. On ne vous apprend pas ça à l'école. Et puis tant pis. Mieux vaut se faire escroquer de deux cents balles plutôt que passer pour un radin. Alors, Ben murmure quelques mots qui peuvent être pris pour un acquiescement. Il veut sauter Sally. Il voudrait disparaître sous terre.
Il se fait entreprenant. Est-ce parce qu'il va payer ? Il a honte. Qu'attend-on de lui ? Il essaie de lui caresser un sein. Elle le repousse fermement mais gentiment.
- Nous avons tout notre temps.
Sa voix a pris un ton un peu mécanique qu'il déteste. Ils meublent le temps et Ben sent son désir fuir. Max revient.
- Un autre verre ? Une autre bouteille pour la dame ?
- Non. Ça suffit. On part.
Ben maladroitement essaie de reprendre le contrôle de la situation. Quand Max lui donne l'addition, Ben ne peut que répondre :
- Vous rigolez ?
Il se découvre pigeon. Il essaie pèle mêle : les menaces, les marchandages, les appels misérables à la pitié. Max est intraitable. Il apporte la "carte", un bout de carton pourri avec des prix. Il montre sa machine à carte de crédit quand Ben prétexte ne pas avoir assez de cash. Max menace à son tour : les avocats, la vidéo qui a tout filmé. La menace devient presque physique. Ben s'aperçoit que le serveur a des allures de videurs, un profil de boxeur. L'arnaque est bien rodée. Il suffirait sans doute qu'il sorte sa carte de flic. Pas sûr. Ben s'est fait avoir et voudrait en finir au plus vite quand il faudrait temporiser, discuter. Max le presse. Le flic crache tout le cash dont il dispose - un passage récent chez Monsieur Carte Bleue. Tout sauf avoir à s'expliquer. Le sourire narquois de Max et le silence de la jeune femme sont déjà plus qu'il ne peut supporter. Il est prêt à tout pour éviter la marque infamante sur sa carte de crédit. Les choses se tassent. Max se satisfait visiblement des billets que Ben a pu réunir et fait semblant d'oublier une dernière offensive du flic pour sauver la face en exigeant un reçu. Tout ça pour une demi de champagne qui ne devait contenir que de la Badoit teintée. Ça ne doit pas être vraiment légal. Mais Ben veut oublier au plus vite.
Elle le prend par la main. Il ne comprend plus. Vont-ils vraiment faire l'amour ? Elle l'installe dans un petit cagibi. Tout est sinistre, l'éclairage blafard, le papier peint usé jusqu'à la trame, le fauteuil défoncé, la grande vitre un peu sale.
- On se la joue domination ?
Elle se déshabille lentement, retrouve ses poses suggestives. Ben est vite hypnotisé par les mouvements du petit anneau qui perce la pointe d'un de ses seins. Il ne sait pas ce qu'elle attend de lui. Mais son désir est vraiment parti. Des images : le sourire qu'elle a eu pour ce clochard qui faisait la manche dans le métro, le bras qu'elle a glissé sous le sien en entrant dans la boite, cette lèvre qui frémissait et ces yeux soudés aux siens.
Sally aligne d'une voix monotone quelques clichés sexuels éculés. Ben ose à peine la regarder.
- Tu vas me faire payer pour ce cinoche ?
- Mais non mon chou. C'est gratis. Je t'invite. Ne t'inquiète pas ! Nous allons bientôt aller dans mon petit chez moi plus confortable. Prends ton temps !
Puis insensiblement, son ton change. Son regard capture celui du jeune flic. Elle ne dit plus rien. Son corps presque nu bouge doucement en rythme. Le regard de Ben se colle à son visage. Le rouge à lèvres est marron, le tour des lèvres plus foncé. Le galbe a presque retrouvé sa couleur originelle. Les lignes sont marquées comme dans un tableau de Modigliani. Le corps de Sally est pris comme d'un frémissement. Ben ne sait plus ce qu'elle dit. Il se perd dans cette lèvre qui vibre, dans ce regard qui le brûle. Le désir l'envahit sournois, brutal.
- Alors mon petit chou. Tu aimes ?
Elle a rompu le charme.
Il sort et s'éloigne. Elle se rhabille en quelques secondes. Elle le rattrape et demande :
- Je ne comprends pas ce que tu veux.
Ben la regarde et répète :
- J'ai accepté par erreur ton invitation.
Elle sourit et répond :
- Un autre lieu ? Une autre heure ?
Il s'éloigne. Elle le rattrape et lui dépose doucement une bise sur la joue. Les lèvres de la jeune femme sont fraîches. Ben caresse les cheveux très courts. Ensuite ils s'embrassent longtemps, maladroitement. Ils se dégagent, Ben hésite. Puis il se décide et se dirige vers la boite.
Max est surpris de le voir revenir et surtout très surpris de se ramasser un solide coup de boule dans la tronche. La cartilage craque un peu. Ça n'est pas ça qui va remettre droit son nez. Malgré ce très bon départ, Ben comprend vite qu'il ne fait pas le poids. Il arrive bien à porter quelques coups sérieux au videur mais le jeune homme se fait vite déborder par le poids de l'autre, la force des énormes poings, une technique de combat de rue bien rodée. C'est d'abord un gauche dans la poitrine qui coupe le souffle de Ben, suivi d'une série rapide de droites dans le ventre. Quand Ben est à terre, le videur le roue de coups de pied, sans haine, presque gentiment. Le jeune flic se retrouve sur le trottoir, le visage en sang. Chaque muscle de son corps a décidé de se plaindre. Il a besoin de Sally pour se relever. Mais, au moins, son envie de dégueuler a une bonne excuse. Il se sent mieux.
- Bravo ! Dit-elle.
- Dans un meilleurs jour, j'aurais pu tenir plus longtemps. Il cogne dur ce con !
- Tu as fais ça pour quoi ?
- Pour t'impressionner ? Un deuxième round ?
- Laisse. Je suis très impressionnée. Maso ?
- Pas vraiment. Pas d'habitude.
Il hésite et ajoute :
- Je suis flic. Je recherche Axel.
- Je sais.
- Tu sais ? Tu sais aussi où il est ?
- Je sens entre nous comme le début d'une longue amitié.
Elle regarde sa montre. Ben demande :
- Tu as rendez-vous quelque part ?
- J'avais rendez-vous avec Axel. Mais je l'ai fait prévenir par une copine quand j'ai compris que tu étais flic.
- Quand ?
- Quand j'ai compris ? Un des habitués du quartier était là quand tu as cuisiné Tony, the serveur. Il m'a prévenu. Quand j'ai téléphoné ? Quand tu es allé chercher des cloppes ! J'ai utilisé ton cellulaire.
Ben a ouvert son cellulaire pour regarder le dernier numéro d'appel. Elle lui dit en souriant :
- Cette copine passe quelques jours chez moi. Tu ne trouveras sur le cellulaire que mon numéro de téléphone. Et ça tu l'as sans doute déjà. Non ?
- Salope !
- Meskine ! Tu ne voudrais pas que je te poukave Axel. Tu me raccompagnes ?
Ça ne sera pas facile de retrouver Axel. Mais il s'en moque. Lorsqu'il rencontrera le jeune homme, un pan de rêve s'écroulera. Pressentiment :
Ben escalade une montagne immense. Le sommet semble toujours, toujours plus loin. Il marche vers Axel. Nous devons être en Asie, dans l'Himalaya peut-être. Est-ce la calligraphie des plantes ? L'odeur d'épices ? La mamie en sari qui porte une lourde marmite ? Le groupe de jeunes tisseuses ? Il s'approche. Il aperçoit une silhouette très floue dans le lointain. Axel a disparu dans un bosquet d'arbres magiques, blancs. Odeurs de Chine. Musique étrange, d'ailleurs.
Tu t'approches pour te glisser au milieu du groupe qui l'entoure. Ils chantent en silence. Elle est là au milieu d'hommes au regard sévère, aux habits sombres. Elle a mis ses plus beaux atours et ses colliers d'or brillent dans le soleil. Ta main glisse sur le cambré de ses reins. Tu effleures la boucle qui perce un de ses seins nus. Elle sourit à l'épilogue d'une souffrance que plus rien ne soulageait. Tu baisses les yeux. Le corps d'Axel allongé sur un lit de fleurs blanches est une plaie.
Les images s'estompent remplacées par ces mots que tu comprends. Ils sont dits dans la langue disparue. Axel a changé son désir pour rejoindre la lumière. Regarde-le ! De sa mort, il te tend un livre.
Ben gère mal la mort. Images de cette pute, encore presque une gosse, sur la table de la morgue. Ben avait été chargé de rechercher l'enfant de salaud qui l'avait violée, torturée, égorgée. Elle n'était qu'un numéro sur un dossier. Mais elle était si jeune, si vulnérable. Ben avait retrouvé l'assassin. Il sent encore au bout des doigts le regret de n'avoir pas eu de flingue quand, avec deux collègues, ils avaient coincé ce pourri dans un bar, dans le 19 ème, pas loin des Buttes Chaumont. S'il avait eu une arme, Ben aurait jouit comme un dingue de sa première bavure. Il a dû se contenter d'un violent coup de tatane non réglementaire dans les couilles du salaud. Et il l'a vite oubliée, la jeune fille trop belle sur la table de la morgue.
Il répète silencieusement sa promesse :
- Le jour où poursuivre les salauds deviendra pour moi juste un boulot, je démissionne.
Ben raccompagne Sally chez elle. Elle habite dans le 13 ème, rue Barrault. Tout à coup, la jeune femme s'interrompt au milieu d'une phrase et se met à courir. Elle se précipite vers un attroupement : une ambulance, les pompiers, police secours, des badauds devant un vieil immeuble de quatre étages. Une partie du dernier étage a été soufflé par une explosion. C'est l'appartement de Sally.
Un corps vient d'être chargé dans l'ambulance. Sally écarte l'interne qui est prêt à tourner de l'oeil et soulève le drap. Une pauvre blondasse. Le corps est déchiqueté, disloqué, en sang. Un bras et une jambe ont été arrachés, on ne distingue qu'une masse informe là où un coeur battait, des seins pointaient. Le visage a été épargné, comme protégé pour un dernier adieu secret à Sally. La gorge de Ben se noue. Sally crie :
- Les enculés.
Il a envie de crier comme elle. Il finit par dire à la jeune femme :
- Axel et toi avez besoin de moi. Ces mecs ne jouent pas.
- Axel n'a besoin de personne. Et pour elle, tu es un peu en retard. C'est la copine que j'ai appelée. Elle a eu le temps de prévenir Axel. Pourquoi est-elle allée chez moi après ? C'est trop con.
- Qui a fait ça ?
- Axel n'a pas que des amis.
Ben confie Sally à l'interne qui récupère doucement et visite rapidement ce qui reste de l'appartement, un deux-pièces qui a dû être très chic si on peut en juger par ses ruines. Ben enregistre la salle de bains avec le jacouzi de marbre noir, la cuisine hyper moderne avec les vitrocéramiques, le salon dévasté avec des meubles qui ont été design. Qui a payé tout ça ?
Sally n'a perdu que quelques instants de sa belle assurance. Ben lui évite discrètement des formalités trop longues et la ramène chez lui.
C'est elle qui prépare à dîner, un repas indien improvisé. Il a la flemme. Elle oublie la mort de son amie dans la routine de la cuisine. Elle inonde l'appartement d'odeurs d'épices et trouve encore le temps de déguster un whisky avec lui, en fumant une cigarette. Un Glenlivet, des olives grecques et des papadams, un avant-goût de paradis.
Ben affalé dans le divan du salon feuillette son unique lecture de ces derniers jours, les mèls d'Axel que Roxane et sa bande ont pu retrouver.
Il débouche une bouteille du Bourgogne qu'il ne sert que dans les grandes occasions. Aux questions qu'il pose sur Axel, elle répond par des sourires. Quand Ben a répété pour la troisième fois :
- Que devient Axel ?
Elle daigne répondre.
- Saquaoufé.
- Saquaoufé ?
- Ça veut dire "ça va", en créole.
Il est recherché dans le monde entier par les agents de la Guilde et saquaoufé. Des truands de la pire espèce veulent sa peau et saquaoufé.
En prenant une cigarette dans son sac, Sally laisse tomber une carte postale postée des Etats-Unis. Juste un dessin de Dilbert avec comme bulle : "Happy Birthday" Le texte, écrit à la main, est des plus laconiques : "Bises de la Baie, Poupée. A." Le cachet de la poste est illisible. Ben demande :
- C'est d'Axel ?
- D'après toi ?
- Tu fais chier avec tes mystères.
Elle ne lui a pratiquement rien dit d'Axel et il n'a pas insisté. A-t-elle fait exprès de lui montrer cette carte ?
Après le dîner, il lui a préparé le divan et après quelques instants de gêne, il s'est réfugié dans sa chambre. Il s'est couché. Il n'arrive pas à s'endormir.
Elle entre silencieusement dans la chambre, se faufile sous les draps, se glisse contre lui. Il n'ose bouger. Le corps de la jeune fille est si frais. Ils font l'amour silencieusement. Ils font l'amour longtemps, très longtemps. Ben, les yeux toujours fermés, entend la porte se refermer. Est-elle seulement venue envahir son lit ? Longtemps, son parfum hante la chambre.
Il se lève tard, elle n'est plus là. Sally sait disparaître, pour quelques heures ou pour très longtemps. Un instant, elle est présente, gaie, vivante. L'instant d'après, on se retrouve à rechercher l'empreinte de son corps, les traces de son parfum, l'écho de son rire. Elle est partie sans un mot, sans une excuse, se moquant des conventions, sûre de ses amitiés. Il faut accepter son choix de ne pas téléphoner, de ne pas écrire, savoir se passer de ces signes extérieures d'amitié. Il faut apprendre à vivre ses absences, ignorant où elle est, ce qu'elle fait, qui elle aime. C'est à l'improviste qu'elle saura réapparaître et reprendre une conversation là où elle l'avait interrompue. Il est inutile de lui demander d'où elle vient et comment elle a bien pu vivre cette longue parenthèse sans vous. Cela fait partie d'un autre monde où vous n'existez pas.
Ben devra apprendre à accepter, à attendre ses retours. Il regrette de ne pas avoir subtilisé la carte postale pour comparer l'écriture à celle d'Axel.
Il est en train de se raser. Premier coup de téléphone : La BMW de Fibo a été repéré près de Valence. Un peu plus tard, il prend son petit déjeuner, deuxième : la BMW s'est explosée en pleine ligne droite sur l'autoroute. On a retrouvé un corps bien carbonisé. La police locale pense qu'il s'agit de celui de Fibo.
Les jours, les semaines passent. L'enquête piétine. On ne parle plus du Troy Program dans les journaux. Pour tous, le Program est détruit et Dingrob probablement mort. Quelques rares mèls d'Axel relayés et amplifiés sur le réseau viennent tempérer ce bel optimisme.
On a affecté Ben à d'autres enquêtes sans grand intérêt. Il continue à rechercher Axel. Son seul lien avec le jeune homme reste le courrier électronique, le mèl, et Ben passe des heures devant son écran.
Les messages arrivent et résonnent à l'écran. Il faut répondre, ne pas lire, juste répondre. Le mèl, ne se déguste pas. Il est là pour être dévoré, craché, dégueulé.
Ben se rappelle ses premiers pas dans l'univers du courrier électronique. Au début, les messages arrivent au compte goutte. Ils surprennent et on répond à tous. On hésite entre le ton trop formel d'une lettre, celui trop amical d'une conversation. Prose, théâtre, poésie, causerie ? La gêne du clavier fait adopter un style télégraphique. Les accents disparaissent, puis la ponctuation, les majuscules, jusqu'aux articles et autres inutilités de cette langue que l'on assassine. Les fautes d'orthographes se multiplient. Est-ce mépris de l'autre ? On veut y voir plutôt spontanéité et sincérité. Perdre du temps pour ajouter un accent, vérifier le nombre de p d'apercevoir. Cela vous désigne comme novice, vous classe parmi les prétentieux ou les hypocrites. Plus tard, quand vous êtes admis, un message soigné, sans faute, indique que vous souhaitiez pour une fois sortir de l'éphémère, peut-être prendre date. Peu à peu, on arrête de se contempler les mains au risque d'introduire d'innombrables typos. On gagne en vitesse. On ne pense plus. On émaille son discours de plus en plus d'anglicismes. On adopte tous ces codes qui s'efforcent de remplacer les intonations de la voix mais contribuent surtout à bâtir des rituels, des connivences, à construire le clan. Ces codes libèrent. Quand on a la haine, il est tellement agréable de passer en lettres capitales comme pour suggérer ce genre de peine. On peut aussi ajouter à son message, en attachement, une image, une musique, demain de la texture, des odeurs. On espère ainsi tristement remédier à la simplicité de la lettre. Les smileys sont vraiment symptomatiques de cet univers que l'on veut enrichir. Il n'y a pas plus irritant que ces émoticônes. Ce sont les signes comme :-) pour remplacer le rire, un peu comme de ponctuer une plaisanterie d'un "elle est bien bonne, hein ? " ou de conclure l'amour d'un "génial, heu ! ". Il faut les accepter pour éviter des risques plus grand, comme celui de transformer sans le vouloir une plaisanterie en insulte. Le bonheur reste à un caractère près de la détresse. Changez le sens de la parenthèse et du :-) surgit le :-( et la tristesse.
Absence du corps de l'autre. On parle sans qu'il soit présent physiquement entre confessionnal et téléphone. La vraie référence est le rêve. On peut parler à l'autre sans qu'il existe vraiment dans un espace commun, un lieu qui compense cette absence.
Un petit matin, on se découvre accro. On maîtrise la typographie, les usages particuliers, les formules et les jeux de mots du réseau, son humour et son manque d'humour. On passe chaque jour quinze minutes, une heure, puis plus... pour le mèl, surfer la toile, causer dans des forums. L'outil envahit, submerge, dévore. On se prend à le haïr mais on ne sait déjà plus s'en passer.
On s'engueule beaucoup par mèl. Malgré ses dizaines d'années, l'outil reste jeune et peu savent vraiment l'utiliser. On devient vite agressif. Une phrase tapée en toute hâte, jetée sur le réseau, est lue, relue, décortiquée et devient hors contexte, sournoise, infamante, violente. La distance et le temps créent un décalage entre auteur et lecteur. Ce décalage, c'est aussi quelqu'un qui croit dire quelques mots à un ami dans l'intimité et qui retrouve son message affiché un peu partout. Il faut savoir terminer des ping-pongs électroniques qui ne peuvent finir qu'en conflits. Il faut savoir désamorcer en prenant son téléphone ou sa plus belle plume. Il faut surtout prendre le mèl pour ce qu'il est, avant tout, un instantané de dialogue entre deux personnes. Et, c'est ce qu'il doit savoir rester, informel, personnel, confidentiel. Même si un coup de baguette magique peut le faire devenir autre. Il ne faut pas confondre, il y a mèl et Mél.
Ben se rappelle ce message de Jean. Le ton montait et Jean le traitait de ripoux, d'escroc, de salaud. Quand on connaît Jean... Jamais, un mot plus haut que l'autre, poli jusqu'à la maladie. Un des rares policiers de l'hexagone a vouvoyer les truands comme c'est écrit dans le manuel. Ben a décroché son téléphone et tout était réglé en quelques minutes. Les insultes sur le mèl peuvent paraître abstraites, irréelles. Pourtant, pour celui qui les lit, elles savent atteindre. On se dispute, on s'engueule, on se sépare, et il ne reste plus qu'un merveilleux outil qui a perdu un peu de son mystère.
Ben s'insinue dans les messages des autres, violant leur intimité, découvrant ces jardins secrets qu'ils ne partagent qu'avec de rares intimes. Sous le prétexte d'en apprendre plus sur Axel, il s'introduit en voyeur dans leurs mèls comme pour espionner leur âme. Le plus souvent, les messages sont vides de sens. Pourtant, parfois au coin d'un disque, il découvre une perle, un texte beau, mystérieux, l'écume des jours, une histoire simple perdue dans le désordre de la toile.
Au début, les messages qu'on envoie sont courts. On respecte l'autre. Peu à peu, on redécouvre le plaisir d'écrire, le plaisir du texte que la radio, le cinéma, et la télévision avaient détruit. Les messages deviennent longs, très longs.
Le message de Ben occupe maintenant tout l'écran.
- J'élague, je peaufine. Tout est important, les mots, leur position. Il me faut convaincre en quelques phrases qui ne seront peut-être jamais lues. En jouant sur les marges, le style, je peux transformer mon message de mille façons, inventer un nouveau mode de communication. Mon message se fait beau pour toi qui ne le liras sans doute pas. Nu et beau sur son écran froid. Nu et beau pour vivre sa vie sur les écrans du monde entier.
Le mèl, ne se déguste pas. Il se crache. Il se dégueule. Il se dessine. Il se sculpte. Il se chante et se crie.
Le point de vue de Ben :
- Le traitement de textes qui me corrige, le tableur qui compte pour moi. Des outils moins magiques qu'un boulier, moins utiles qu'une machine à laver. Consulter son compte en banque, la météo, des banques de données, faire des réservations, faire ses courses sur Internet ? Ça rend service mais il n'y a pas de quoi en faire un plat. Le oueb ? Un tableau, un film géant, mais rien qu'un film incohérent et nébuleux. Les jeux électroniques, la réalité virtuelle, les images de synthèse ? Ils inventent de nouvelles formes d'art. Peut-être. Mais, les gosses deviennent des zombies. Les chat lines ne valent pas une bonne conversation les pieds dans l'eau sur une plage de Lipari.
- Le mèl ? J'ai reçu un jour un message avec comme sujet : "A Princeton Computer Science Professor Feared Killed in Airline Crash". On craint la mort d'un professeur d'informatique de l'Université de Princeton dans un accident d'avion. Un de mes amis était prof au département d'informatique de Princeton. Quand je suis arrivé à lire le texte du message, j'ai appris qu'il s'agissait bien de lui. Il était avec sa femme et ses gosses dans un avion qui s'était écrasé dans les Andes. J'ai passé des heures sur le oueb des agences de presse dans l'attente d'informations sur l'accident, de la liste des noms des victimes. La confirmation m'est parvenue par le mèl. On devrait interdire des trucs qui peuvent annoncer aussi brutalement la mort de personnes que vous aimez. J'aurais préféré que l'on me téléphone. D'ailleurs quelqu'un l'a fait, mais trop tard. Après.
- Je déteste et j'adore la messagerie électronique. De toute façon, elle existe. Même si on raffole des vieux microsillons, on est obligé d'admettre que la musique est maintenant autre. Les mèls ont changé le monde, mon monde. Je ne suis pas sûr de tout aimer mais je suis certain que personne ne me laissera le choix.
Les images défilent. Les écrans se mélangent. Les textes défilent jusqu'à la nausée. Comme dans un kaléidoscope, mille détresses, mille solitudes se croisent.
Ben écrit pour Axel. Au milieu de ces milliers de cris, il se met à nu pour le jeune homme. Il envoie son mèl. Il ne sait pas si Axel le lira. Il reçoit une réponse, ce message étrange.
From Axel to Ben : Connais-tu Miss Dick ? C'est un pastiche que tu trouveras sur le Oueb à http ://...
Ben se rappelle vaguement le personnage de Dick :
Un dessinateur crée un nouveau personnage de bande dessiné. Comme mon premier (le dessinateur) est américain, appelons le John, et comme le second (le personnage) est aussi américain que porté sur le sexe, appelons le Dick. John sketche quelques histoires de Dick et les porte à son éditeur. L'éditeur adore le personnage de Dick, moderne, provocant, remuant. Pourtant quelque chose le gêne. Il finit par trouver quoi. Dick a des cotés un peu trop féminin. John propose d'en faire un homo. L'éditeur refuse. John tente alors de retoucher Dick et d'en faire un macho. Mais ses essais tournent à la catastrophe. Enfin, John a une idée géniale : pourquoi ne pas faire de Dick une nana ? Cette idée n'a rien de saugrenue. Si Dick veut dire "bite" en anglais, le mot bite est bien féminin en français. Dick deviendra en nana un personnage célèbre de bandes dessinées.
Cette histoire est presque vraie, à peine retouchée.
Pourquoi change-t-on de sexe ? Je connaissais un camionneur qui aimait s'habiller en nana, vivre en nana, et qui préférait baiser des mecs. Il est devenu femme malgré ses grosses épaules et sa voix grave, et il vit bien. Mais c'est hors sujet. Dans le cas de Dick, la raison était simple : c'était pour mieux coller au dessin, mieux fixer le personnage.
Il était une fois Axel, personnage masculin, ambigu, d'un roman politiquement incorrect. Dans ce livre, les nanas sont plutôt sympas, vivantes, bandantes, parfois un peu salopes. Mais les hommes construisent l'histoire quand elles la subissent. Comment corriger cette dérive ? Castrer Axel ? Laisser pousser une queue à Sally ? Le récit hésite. Il est temps de se transporter de l'autre coté de l'Atlantique.
Où es-tu Axel ? Peu à peu la réponse s'impose Sally lui a montré une carte postale postée des Etats-Unis. Etait-ce San Francisco ? Ben se rappelle aussi cette phrase insolite d'un mèl d'Axel : "Je suis au pays des hommes sans nom". Le pays des hommes sans nom, les Etats-Unis dont les habitants ne s'appellent pas états-uniens mais américains. Ben a déjà entendu cette expression. Etait-ce par Godard ? Mais, les Etats-Unis, c'est grand. Un film de Godard qui se passe aux Etats-Unis ? Le nom d'une ville américaine dans un titre de film de Godard ? Improbable.
Pourtant, il sait. Une intuition, une conviction. Axel est à San Francisco. Le môme de la ville ne pouvait choisir qu'une de ces grandes métropoles qui permettent de s'abîmer dans la foule. La Californie sans doute. Il manque à Los Angeles un coté humain, une esthétique, de la douceur. Axel doit être à San Francisco, la Mecque de la high-tech, la beauté de la baie et des ponts, le charme des collines. Il ne peut être que là bas. Ben écarte une à une les autres possibilités : Chicago trop froid, New York trop dure, Boston British. J'oubliais San Diego trop surf. Il est à San Francisco !
San Francisco. Halloween. Axel se promène dans Castro Street déguisé en vampire. Non, cliché ! Flash-back. Axel habite Russian Hill chez ce fou qui développe des logiciels comme d'autres écrivent des lettres d'amour, obstinément, passionnément. Le type est plusieurs fois millionnaire. Avec quelques copains, ils créent une start-up après l'autre et s'en débarrassent quand la taille exige de l'organisation, de la bureaucratie. Régulièrement, Axel va au Pier 39 discuter avec un ami photographe hawaïen qui propose ses photos aux touristes. Axel lui achète un peu de cette herbe qui sent les îles. Puis il prend le Bart et va faire un tour à Berkeley, pour un café avec d'autres copains aussi allumés que lui, et lire Le Monde à la bibliothèque du département de français. Ses nuits, il les passe à écrire des programmes de rêve.
Axel ne peut être qu'à San Francisco et Ben est bien décidé à le rejoindre. Le jeune flic ne croit que très peu aux probabilités. Qu'importe s'il y a peu de chance pour qu'Axel soit effectivement là-bas ! Il doit impérativement partir le retrouver.
Il appelle U.U. Namru, le vieux génie de l'inférence floue. Ben l'a rencontré à l'INRIA pendant son stage d'ingénieur et ils sont devenus amis. Namru l'invite immédiatement à Stanford. Avec son style réac, trop limpide, trop consacré, Stanford a peu de chance d'attirer Axel. Mais, c'est raisonnablement près de San Francisco. Et puis, Ben adore Namru et pourra joindre la recherche d'Axel au plaisir de revoir le vieux maître. Celui-ci va pouvoir lui expliquer la vie avec son accent à couper au couteau, son thé à répétition et ses vieilles histoires hindoues rococo. Le flic adore les contes pleins de guimauves que Namru passe son temps à raconter, des histoires de princesses, de paysans, de trains fantômes et de soldats, des histoires d'amour, de dieux et de mort, et d'amour encore.
Ben n'a même pas essayé de convaincre son patron de la nécessité de poursuivre l'enquête aux Etats-Unis. Il a simplement posé quelques jours de congé et se retrouve à Palo Alto sans trop savoir par où commencer. Il raconte toute l'enquête à Namru qui se passionne immédiatement pour le personnage d'Axel.
Ben lui montre des mèls du jeune homme. Le vieux prof a aussitôt sa théorie. Il a une théorie sur tout. Il rebaptise Axel, Bourbaxel, et insiste qu'il ne peut s'agir d'une seule personne.
- Tous ces messages que tu m'as montrés, ne sont pas de la même personne. Trop de variations dans le profil d'écriture.
Ben y a déjà pensé. Il a demandé à un psy si les messages pouvaient provenir de plusieurs auteurs. Lambert a eu le courage de lire les dix pages du rapport. Résumé :
From Lambert to Ben : Je n'ai pas tout compris. En première approximation, le psy pense que les messages sont tous du même individu, un jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, se traînant un oedipe assez sérieux et une bonne dose de mégalomanie. En première approximation, je dirais que ce psy a probablement pissé au lit jusqu'à treize ans et a découvert et abusé de la masturbation plutôt tardivement. A+, Lambert
Ben explique :
- Axel est un caméléon. Il vit plusieurs vies en parallèle, cloisonnées. Mais, c'est bien une personne unique.
Mais Namru a un hobby, la graphologie électronique. Alors il s'entête :
- Les messages ne sont pas tous de la même main. Ça n'est pas toujours la même écriture.
Une des dingueries de Namru. Il a développé des mesures basées sur les fréquences : des retours à la ligne, des majuscules, de certaines lettres, des longueurs des mots, des blancs, etc. Tout cela donne une signature inimitable selon lui. Seule ombre au tableau, Namru a testé sa méthode à Stanford sur une cinquantaine d'étudiants. Résultats médiocres. Les génies aussi se trompent. Mais, Namru est têtu. Il croit encore en sa théorie et travaille à l'améliorer. Utilisée sur les mèls en anglais d'Axel, son programme détecte des variations de profil dans le temps assez éloignées de la normale. Il propose un regroupement des mèls en deux grappes. La plupart des vieux messages d'Axel viennent de l'une et les récents surtout de l'autre. La distance entre les deux grappes n'est pas vraiment décisive. Selon le professeur, elle est trop importante pour qu'il s'agisse d'une seule personne mais un peu trop faible si les grappes correspondent à deux individus. Que conclure ?
Le vieil homme a aussi été intrigué par une phrase un peu biscornue au détour d'un mèl d'Axel. Il avait déjà lu quelque chose comme ça dans une vieille thèse de linguistique. Il retrouve le manuscrit. Mais le texte n'est pas exactement le même. Namru trouve la nuance fascinante (alors qu'elle échappe tout à fait à Ben). Le vieil hindou contacte l'auteur devenu entre temps prof dans le Nord de la Finlande. Ben suit la conversation au haut-parleur. Pour des raisons obscures de pages imprimées dans le désordre et de pages manquantes, seules les copies des membres du jury et l'exemplaire originel conservé dans une bibliothèque de Stanford, contiennent la phrase exacte qu'a citée Axel. C'est la preuve qui manquait encore de sa présence dans la baie. Ben n'est pas mécontent de pouvoir trouver une excuse concrète à son séjour.
Le jeune flic se rend à la bibliothèque des langues occidentales de la Hoover Tower. Le document se trouve dans un sous-sol de la tour, un de ces endroits magiques et secrets de Stanford. Ben traverse de petites salles en enfilades tapissées des journaux du monde entier, peuplées d'étudiants plongés dans la lecture. Certains profitent de l'air conditionné, du silence très particulier, de l'odeur des livres et des journaux, pour faire une petite sieste.
Apparemment, une seule personne a consulté récemment cette thèse. Il ne s'agit pas d'Axel mais d'une étudiante. La documentaliste refuse de livrer son nom. Ben contacte un policier de San Francisco rencontré à un congrès de police. Ça risque de prendre un peu de temps.
Il se balade sur le campus. Tressider Union, les statues de Nouvelle Guinée, le Main Quad. Il pourrait rencontrer Axel à chaque instant. Il dévisage les étudiants qu'il croise. Le jardin de sculptures. Ben rêve au milieu des Rodins. Le soleil permanent, les écureuils qui grignotent les pommes de pin juste à coté. Et Axel ?
Californie. Fantômes des indiens qui peuplaient ces lieux avec l'eau pour seul trésor. Héritage espagnol des noms. Fantômes de ces générations de fermiers repoussés plus loin dans les collines, toujours plus loin vers cette Californie du centre conquise à force de barrages pharaoniques. Misère des chicanos venus ici faire fortune. Sur un forum de la toile dédié à d'Exu :
On raconte qu'un ange appelé Exu ou était-ce un génie, un diable, un simple lutin ? On raconte qu'Exu s'ennuyait sur une colline désolée du coté de San José. Exu s'ennuyait car personne ne croyait plus en elle. Sa grande spécialité, la chasse, n'intéressait plus et les coyotes se faisaient rares. Un jour, Exu se prit de passion pour l'informatique, et décida de se muer en ange de la programmation. Le prince des génies de la vallée essaya bien de l'en dissuader car la tradition disait qu'il ne fallait pas se perdre dans la science. Exu argumenta que l'informatique n'avait rien de scientifique. Surtout, elle obtint le soutien de toute cette nouvelle génération de génies qui par l'holistique, l'homéopathie ou la génétique avaient juré de réintroduire la magie dans la vallée.
On dit qu'elle s'attacha d'abord aux pas d'un certain Steven qui la ramena d'une balade au clair de lune jusqu'au centre de recherche où il développait avec quelques copains des logiciels qui allaient changer le monde. Le gosse capricieux et un peu détraqué passait le plus clair de son temps devant son écran, se nourrissant de pizzas et de coca, oubliant de se laver. Cela n'étonna personne quand il décida d'utiliser pour désigner ses fichiers, des noms de divinités hopis ou berbères. Personne ne s'inquiéta non plus quand il prit l'habitude d'ouvrir les fenêtres en grand les soirs de pleines lunes pour hurler aux étoiles.
Quand Steven eut pris un peu de bedaine et quelques millions (il portait toujours les mêmes t-shirts sales, délavés), Exu se lassa et vola sur les ailes d'un courrier électronique jusqu'à ce Joint Lou Krapper dont nous avons déjà parlé. Exu adora la balade et décida ce jour là de ne plus avoir d'hôte unique mais de passer de l'un à l'autre au gré des mèls. On murmure qu'elle inspira certains codes d'Axel.
On raconte tout ça et beaucoup de choses sur la toile.
Quelques minutes de vélo et Ben se retrouve downtown Palo Alto pour un café serré chez Printer, sur California. Il allume une cigarette et reste planté les yeux dans de gros nuages. Les gens du coin parlent de "saison des pluies" avec des tremblements dans la voix comme s'il s'agissait de la mousson. Un policier musclé, arrogant, l'interrompt. Ben sait qu'il n'a pas le droit de fumer ici ; il est trop prêt d'un lieu public. Mais le jeune français est têtu et il déteste les flics. Alors, il refuse de s'excuser, de s'aplatir. Il évoque en vrac des amendements de la constitution américaine, les luttes contre le fascisme. Il refuse de montrer ses papiers.
C'est sans ménagement qu'il se retrouve allongé sur l'asphalte, brutalement fouillé par deux policiers arrivés en renfort. Aux Etats-Unis, la police ne rigole pas.
Petite défaite de Ben, Namru qui vient le récupérer au poste ne prend pas son histoire au sérieux et se moque du jeune homme. Petite victoire, un article du Stanford Daily, un journal des étudiants, prendra sa défense.
Dès son retour chez Namru, Ben se scotche à un ordinateur pour se plonger dans les forums. Il n'est pas vraiment fana de ces échanges virtuels. Trop d'ordure ! Trop impersonnel ! Trop de bruit ! Ces causeries plus café du commerce que cercles philosophiques forment une vitrine fantastique, déformée, sur les passions, les rêves, l'inconscient collectif, pour qui sait fouiller et touiller. Il est facile de se perdre dans les forums. Le style est un peu celui des mèls avec ce même décalage entre mots griffonnés, criés et textes mûris, soignés, écrits. Comme dans les mèls, on y décortique les styles, on y décline l'orthographe, la ponctuation, la typographie jusqu'aux limites, dépassant l'horizon pour détruire les conventions, jusqu'à nier la parole. Les internautes y écrivent pour parler ou hurler plus souvent que pour être lus. Pourtant, ils ne le feraient sans doute pas si quelqu'un n'était là pour les entendre, comme au café du commerce.
Qui est l'autre ? Précis, rarement. Abstrait, le plus souvent. Il fait partie de l'entité informe, le forum. Il est en même temps le groupe, et l'individu. Voyeurisme ! Qui est l'autre ? Il est collectif. Qui est l'autre ? Il a des tripes. Il est un qui se découvre au fil du forum.
Discussion du café du commerce, le vrai, devant des Kro qui moussent :
- Ça fait des jours que tu ne nous parles plus de Umma Thurman.
- J'en avais marre de me faire mettre en boite. J'ai découvert un forum du oueb qui ne fait que causer d'elle. Les gens qui publient dedans sont tous des fans. Alors je cause avec eux.
- Drôle de conception du dialogue. Tu ne causes plus qu'avec des gens qui sont de ton avis.
- Il y a un peu de ça. Mais nous avons un nombre d'infos extraordinaire à nous échanger sur Umma. Je viens de lancer un site en français sur elle.
- Ça doit être passionnant !
- Tu vois. Pourquoi voulez-vous que je parle de Umma ? Pour qu'on se moque de moi ?
L'instit, qui ne faisait jusque là que siroter silencieusement sa bière, se réveille pour affirmer :
- En favorisant des contacts avec des personnes physiquement absentes, les forums détruisent les vrais liens avec les présents. A terme, ils font exploser la notion de groupe réel à la base de notre vie sociale.
- Arrêtes tes conneries, rétorque le fan d'Umma. Tu peux passer une heure par jour sur les forums et continuer à avoir des copains, parler avec eux de tous les trucs habituels.
- Non. Tu ne peux avoir les deux. La réalité ne peut pas concurrencer les forums. Tu peux passer d'un forum à un autre en cliquant. Si tu t'ennuies, tu bouges. Tu peux choisir des gens qui partagent son point de vue comme ton groupe de malades de Umma.
- Je vis très bien avec les deux.
L'instit ne lâche pas son os :
- Les forums conduisent à la désintégration de la communauté des présents au profit des absents, à la dissolution de l'espèce.
- Poils aux fesses, rétorque le fan d'Umma.
Son copain flic a retrouvé la jeune femme de la Hoover Tower, celle qui a emprunté la thèse aux pages manquantes. Il a passé à Ben deux adresses d'elle à Hayward, juste de l'autre coté du Dunbarton Bridge et quelques notes brèves de la police de San Francisco.
La prose de la police ne lui pas appris grand chose. Il lui a suffi de jeter un coup d'oeil à la photo qu'ils ont jointe à leur dossier. Ben essaie mentalement de traduire la taille et le poids comme si cela pouvait avoir une quelconque importance. Cent dix kilos. J'ai dû me tromper quelque part. Il recommence. Petite et boulotte, décide-t-il. Il sait que c'est faux.
L'une des deux adresses est l'adresse d'un salon de massage, drôle de lieu pour une étudiante de Stanford, pour la femme qu'il est impatient de retrouver.
Le salon se trouve dans une banlieue triste et sale, un peu en retrait de ce boulevard dont quelques rajouts de goudron récents n'arrivent à cacher la misère. Le long de ses trottoirs trop larges pour l'absence de piétons s'alignent quelques stations services peuplées surtout d'épaves, des laveries couvertes de graffitis et de rares magasins pour beaucoup aux vitrines murées. Bienvenue en Amérique des perdants, au royaume de la pauvreté, du chômage, de l'alcool, de la drogue, de la violence et des gangs.
Ben ne se décide pas à franchir la porte du salon. Il préfère téléphoner et arrive à la convaincre de le rejoindre pour déjeuner dans un des chinois médiocres du quartier. Elle n'a pas l'air plus heureuse que ça de le voir :
- Salut Ben. Tu as fait tout ce voyage pour moi ? Je n'ai rien à te raconter.
- Je ne sais pas où est Fibo.
Il l'interroge sur la fameuse thèse. Réponses de Kim :
- J'ai le droit de lire les thèses que je veux. Cela ne te regarde pas. Si tu as de la maille, viens au salon pour un massage complet. Si je ne t'excite pas assez, on a un mexicain bien monté qui te fera oublier tes petites putes françaises.
- Je ne voulais pas te choquer. Tu es un flic. Nous ne vivons pas dans le même monde.
- Non. Je n'ai pas fait ces recherches pour Fibo.
Elle parle et il pense à tout ce qu'il a appris sur elle pendant cette enquête. Voyeurisme de son boulot de flic.
Elle continue :
- Désolée de te décevoir mais je n'ai pas de nouvelle d'Axel, depuis longtemps. Je n'ai pas fait ces recherches pour lui, mais pour une copine française que j'ai rencontrée sur le réseau.
- Elle s'appelle Sally. Je ne connais pas son nom de famille. Nous sommes amies.
- Je venais de partir de France. J'avais tout quitté. Je surfais le oueb pour Fibo. Sally m'a repérée et m'a contactée par mèl pour savoir ce que je cherchais. C'est comme cela que je l'ai rencontrée. Sally et moi nous sommes beaucoup écrit. Elle sait tout de moi. Il a fallu que je lui demande dix fois si elle avait un "most significant other". Elle m'a finalement parlé d'un mec qu'elle a adoré mais qui allait bientôt mourir.
- Non. Elle ne m'a pas dit son nom.
Elle continue :
- Elle m'a passé tout un paquet d'informations qui ont beaucoup plu à Fibo. Ça m'a rapporté un max de blé. Je n'avais pas le droit de dire que ça venait d'elle. Elle me demandait des infos sur Fibo en échange. Lui et Sally aiment tellement le secret. Ils me rendent malade.
- Je n'ai pas vu Fibo depuis des semaines. Récemment, ses mèls viennent le plus souvent d'Allemagne. La semaine dernière, je lui ai demandé : "où es-tu ?" Ce con m'a répondu : "dans le cyber-espace".
Elle semble ignorer que la police française croit Fibo mort. Elle a reçu un mèl de Fibo la semaine dernière. Le corps de la BMW n'est pas celui de Fibo. Tout ce montage pour faire croire à sa mort et Fibo aurait oublié de prévenir Kim qu'il était sensé être mort.
Ben est sous le charme de la belle Américaine, un peu trop grande, peut-être un peu forte, à la fois très sûre d'elle et pourtant brisée. Par contre, il ne comprend plus trop. Il s'attendait à tomber sur Axel et il rencontre Kim et Sally. Sally ?
Ben s'est enfoui dans ses songes. Pourquoi Sally ? Kim l'interrompt : "I need a beer". Cette phrase est presque plus belle en anglais qu'en français.
Ils déjeunent ensuite et par une alchimie inattendue, peut-être par la présence silencieuse de Sally entre eux, Kim se raconte :
- Je suis née à coté d'ici dans un quartier d'Hayward qui sentait la campagne. Et puis, mon père est parti, ma mère s'est mise à boire. J'étais dans l'ambulance qui a conduit ma soeur à l'hôpital du comté. J'avais douze ans. Dans un bon hôpital, ils auraient pu la sauver. Mais un bon hôpital ne l'aurait pas acceptée sans assurance médicale. Les urgences arrivaient à la pelle et ils étaient si peu nombreux. Ils n'ont pas vraiment essayé. A quoi bon ? Pourquoi auraient-ils dû se battre ? Pour qu'elle survive jusqu'à sa prochaine overdose ? Pour qu'elle se fasse massacrer par un des salauds qui la sautaient contre un peu d'héroïne ? Elle était très belle.
- J'aurais pu faire le même parcours. Je serais sans doute aujourd'hui morte d'overdose ou je me prostituerais refilant mon SIDA pour quelques dollars. A la mort de Beth, je me suis promise de m'en tirer, de ne pas crever comme une chienne, dans un hôpital de merde. Le collège de mon quartier est l'antichambre du chômage et de la tôle. J'ai bossé comme une dingue, à la bibliothèque, chez un prof d'anglais qui me faisait travailler après les cours et qui en profitait pour me peloter tant qu'il pouvait. J'ai obtenu une bourse pour un collège de Palo Alto. Je me suis accrochée. Et je suis entrée dans les statistiques : le petit pourcentage qui s'en sort. J'ai un diplôme d'informatique.
- J'ai commencé par bosser pour une boite de jeux logiciels. Ça a duré six mois. Ils étaient contents de mon boulot mais la boite s'est mise à dégraisser. Downsizing, ils disent ici. Un dimanche soir, un copain est passé. Les rumeurs de licenciement avaient pourri le week-end. Nous avons essayé de nous connecter à l'ordinateur de la compagnie. Impossible ! Nos mots de passe avaient changé. Si ton mot de passe était encore bon, ça voulait dire que tu étais épargné. Les nôtres n'étaient plus valides. Nous faisions partie de la fournée.
- Je n'ai même pas pu revoir mon bureau ou dire adieu aux copains. Le lundi matin, un vigile m'attendait à la grille. Ils avaient peur qu'on bousille quelque chose. Je ne sais pas. Il m'a conduit chez un directeur qui m'a filé un chèque de deux semaines de salaire et une boite avec mes affaires personnelles. Fin de mon premier vrai boulot.
- Je suis rentrée chez moi. J'ai téléphoné à ma mère. Elle m'a dit : "Pourquoi ces études ? Tu es d'ici comme nous. Tu finiras ici. Le reste est de la frime." J'ai pleuré pendant des heures. J'étais au bord du gouffre. Ma maison n'est pas un palais. Elle est à Hayward. Mais il fallait quand même payer les traites. Je venais juste de planter de la coriandre, des jalapenos, de la menthe. Je ne voulais pas recommencer à zoner. Et j'en avais marre de pisser du code. Il n'était pas question de lâcher ma baraque. Je suis parti pour l'Europe.
- Comment me suis-je retrouvée dans une boite de massage ? Je n'y suis que pour quelques temps. J'ai eu envie de revenir au pays. C'est un copain qui possède le salon. J'y ai bossé pendant mes études. J'ai repris les cours à la fac. Il faut bien vivre. Ici, je peux bosser quand je n'ai pas de cours et je me fais assez de blé pour vivre. Je veux passer un master.
- C'est mon quartier. Mes amis y habitent. Les blancs sont remplacés peu à peu par des chicanos et des blacks. C'est plutôt risqué de se balader après la tombée de la nuit. Je me suis déjà faite agresser deux fois devant le super marché, en plein jour. Mais, c'est mon quartier et j'aime y revenir. La black d'à coté me fait goûter sa cuisine. J'apprends l'espagnol avec une autre voisine. Des gosses viennent jouer dans mon jardin, manger mes pommes. Avec les copains, on regarde la télé chez l'un ou chez l'autre. Parfois, on va en bande au centre commercial ou assister à un match des 49ers. Quand il fait beau, on sort les chaises dans la rue, le ghetto blaster, des six-packs et on passe des soirées géniales. Chez nous, les gens sentent la sueur. Ils gueulent quand ils sont en colère. Ils rient et ils chantent fort quand ils sont heureux. Leurs quartiers propres et riches me font gerber.
Ben a senti comme une fracture dans la voix de la jeune femme. Il a compris quelques intonations, quelques silences. Il a remarqué les manches tirées jusqu'aux poignets et la détresse du regard.
- J'ai rencontré Fibo un soir à Chinatown. Il sortait avec une jeune pute coréenne, un super canon. Il l'a larguée pour moi. Il m'aime.
Je se promenais avec une copine coréenne dans une petite rue zonarde de Chinatown, un soir de printemps bien froid. Pas moyen de me rappeler ce que nous faisions dans ce coupe-gorge. Une bande de voyous nous a attaquées avec cette violence que l'on rencontre de plus en plus dans la baie. Ils étaient armés de cutters, de battes de base-ball, de chaînes. Je nous voyais démolies, violées, mortes. Fibo est soudain apparu, de nulle part. Il s'est approché sans dire un mot. Il avait des allures de prince, un calme hallucinant. Les loubards ont presque failli décamper tant il était impressionnant. Mais, ils étaient si nombreux, six, sept, plus ? Ils ont commencé à l'insulter. Il semblait ne pas même les entendre. Son regard fixait le sol. Soudain, ils se sont jetés brutalement sur lui. Ils se sont jetés brutalement sur lui et j'ai cru assister au tournage d'un film karaté. Quelques secondes plus tard, trois voyous étaient allongés sur le sol pissant le sang et Fibo avait à peine bougé. Son costume n'était même pas froissé. Un des loubards a sorti un couteau et s'apprêtait à le lancer. Je n'ai même pas eu le temps de crier, Fibo avait un revolver en main et le bras qui tenait le couteau était touché par une balle. Western ! Les jeunes voyous ont disparu très vite, emportant leurs blessés. Nous nous sommes retrouvés à trois dans cette petite rue où j'avais presque l'impression que le coup de feu résonnait encore. Fibo nous a conduit ensuite vers sa Jaguar garée un peu plus loin. Nous sommes allés prendre un verre dans un bar branché de Little Italy où il semblait connaître tout le monde. Je ne pouvais que tomber amoureuse.
- S'il est un peu dérangé, il a de bonnes excuses. Il raconte facilement son enfance pauvre, sa mère constamment malade, son père au chômage. Mais il passe sous silence le sadisme de ce père qui le battait, cherchait à le terroriser. Il ne raconte pas que les maladies de sa mère étaient surtout mentales. Elle était folle. A treize ans, son père voulait l'amener aux putes. Sa mère a préféré choisir elle-même la première expérience sexuelle de son fils. Elle l'a branché sur une copine à elle de quarante balais. C'était déjà l'amante de la mère. Je ne te raconte pas l'expérience.
- Comment ça s'est fini ? La copine a largué la mère qui a porté plainte pour détournement de mineur. La copine s'est suicidée.
- Il était séropo et ne me l'a jamais dit. J'ai fini par m'en douter. Il avait une attitude trop bizarre. Parfois, il prenait des précautions complètement dingues. J'ai fini par comprendre.
- Non. Je n'ai pas fait le test. Ça servirait à quoi ? S'il m'avait seulement baisée, j'aurais eu une chance de m'en tirer. Mais, tu comprends, nous avons partagé des seringues.
- Il me fait peur. Il est violent. Un copain qui m'a raccompagnée un soir très tard et qui est resté dormir à la maison s'est retrouvé à l'hôpital le lendemain, un passage à tabac qui l'a laissé quasi mort. Les keufles ont conclu à un règlement de compte entre gangs parce que mon ami avait un sweat d'une couleur qu'il vaut mieux ne pas porter dans le quartier. Je crois que c'est Fibo qui l'a fait massacrer. Il me fait surveiller. Parfois, je me demande si je ne deviens pas parano. Certains de ses amis me font froid dans le dos. Des tueurs.
- Pourquoi je reste avec lui ? Sally m'a posé souvent cette question. Je ne sais pas. Parce que j'ai peur de lui dire que c'est fini. Peut-être pour les trucs qu'il a osé me demander. Parce que je n'ai jamais rencontré un dingue avec un charme aussi fou. Parce que peut-être je l'aime. Parce qu'il m'aime comme personne ne m'a jamais aimée. Parce que c'est bientôt fini de toute façon.
- Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça ? Tu seras très loin et que tu auras vite oublié mes problèmes.
Bientôt, Ben sera loin, mais il n'oubliera pas Kim.
Il la suit chez elle.
Elle l'attire contre elle et la tête entre les seins de la jeune femme, Ben découvre le parfum de la baie. Il la déshabille écoutant monter le désir. Il caresse les cicatrices de ses bras. Les lumières de la ville dessinent à travers les volets qu'ils ont poussés des moirés sur leurs corps, sur le corps pâle de Ben, sur celui bronzé de Kim. Il promène sa bouche sur le cou, sur les seins de la jeune femme. Il la caresse. Elle se serre de toutes ses forces contre lui. Il embrasse les cicatrices sur le bras de Kim. Il caresse le piercing d'un sein de la jeune femme. Ils font l'amour dans le bruit de l'autoroute voisin, dans la lumière des enseignes lumineuses du fast food, dans les précautions contre la mort qu'elle héberge. Les précautions effritent, détruisent un peu le plaisir, prolongent le désir, l'amour. Ils font l'amour dans l'oubli de cette mort qui rôde.
Après, elle se réfugie dans une tache sur le mur et dans le silence. Il veut lui crier qu'elle s'en sortira. Il se tait.
En sortant de chez elle, Ben repère une Mustang classique rouge décapotable, la voiture de ses rêves. Elle est comme neuve et détonne dans ce quartier pourri. Plus tard, sur la one-O-one, il aperçoit encore la même Mustang. Danger ! Peut-être aurait-il mieux valu rester à l'écart de Kim. Ben a fait des rallyes. Il ne lui faut pas longtemps avec sa caisse pourrie de chez Rent-a-Wreck pour larguer la belle rouge.
En rentrant chez Namru, Ben appelle un copain d'Interpol et lui demande de réactiver l'enquête sur Robert Fibo. Fibo vivant devient terriblement suspect. Le personnage pourrait presque coller avec ce que l'on sait de Dingrob. Que sait-on de Dingrob ? De Dingo Robert ? Robert le dingue ? Fibo est dingue. Et Sally ?
L'administration surtout internationale fonctionne lentement. Quand Interpol se décidera à réagir, on saura déjà tout de Robert Fibo alias Dingrob.
Peut-être à cause du décalage horaire, Ben n'arrive pas à dormir. Certains détails lui reviennent à l'esprit. Sally une fois, Sally deux fois, Sally trois fois ; un peu comme dans ce vieux film. Sally. Il se relève et envoie un mèl à son adjoint :
From Ben to Lambert : Fais surveiller étroitement Sally. Je veux tout savoir de ce qu'elle fait, quand elle va manger, baiser ou même pisser. Je veux tout savoir sur elle. Je veux surtout que l'on intercepte tous les mèls qu'elle envoie de chez elle ou de son portable. Surveillance constante de ses connexions Internet. Débrouille-toi comme tu veux. A+ & Merci d'avance. Ben
Vieux réflexe de flic, il inspecte la rue. La Mustang rouge est garée à une cinquantaine de mètres. Il était repéré avant même qu'il ne rencontre la jeune femme. Et si c'est la bande de Dingrob, sa vie ne vaut plus bien chère. Il n'a même pas d'arme. Il emprunte un kriss malais de Namru et se glisse dehors en passant par le jardin. On entend le bruit de l'autoroute et le sifflement des lampadaires. La nuit est noire. Le quartier est mal éclairé, économie. Il fait le tour du pâté de maison et s'approche en silence de la Mustang. Longue expérience vécue dans des films. Il rampe. Le bruit et l'odeur de la jungle. Odeur de pelouse fraîchement coupée. Il reste longtemps accroupi derrière un gigantesque suburban se forçant à se calmer, à reprendre sa respiration. Il progresse de nouveau. Eviter cette feuille qui pourrait crisser. Il approchera ses ennemis dans un silence absolu.
Un pauvre con est assis au volant de la décapotable et écoute de la techno à fond le ballon sur un diskman. Il est seul. Ben aurait pu arriver en chantant sans que ce mec ne l'entende. Il pose la lame du kriss sur la poitrine du chicano. L'inconnu roule sur le coté et essaie de sortir une arme glissée dans sa ceinture. Ben panique, essaie de sa main gauche de bloquer le bras de l'autre. Le type se jette alors sur Ben et s'embroche le cou sur la lame du kriss. Il s'agite quelques secondes puis... Immobilité. Silence. Mort. Tout s'est passé si vite.
Travail macabre : fourrer le cadavre dans le coffre trop petit de la Mustang. Il faudra à Ben deux heures pour se débarrasser discrètement de la voiture du coté de Bayshore, et du kriss dans la baie. Il a la chance de conduire sa voiture de rêve. Déception ! Elle tient mal la route. Il devient raisonnable de disparaître très vite. Ben ne s'inquiète pas trop pour les flics. Il ne pense pas que quelqu'un l'ait vu ou que l'on puisse remonter jusqu'à lui. Par contre, il préfère ne pas être dans le coin quand les copains du chicano apprendront la nouvelle. Un petit mot pour Namru qui dort encore, un taxi collectif pour l'aéroport de San Francisco, United Airlines pour New York, un peu d'attente et une connexion pour Paris. Les économies de Ben à la Caisse d'Epargne viennent d'exploser. Fin de la balade américaine.
La confirmation que Dingrob est bien Robert Fibo, le mari de Maya, l'amant de Kim, arrivera par mèl. Fibo aurait peut-être pu s'en sortir en oubliant l'informatique, en sacrifiant ses machines. Il aurait pu sauver des bouts de son empire en retournant peut-être à des méthodes plus traditionnelles, en utilisant des colombes plutôt que du mèl. Mais jusqu'au bout, il a cru que son dernier carré, son réseau le plus interne, les as des as de l'informatique, n'utilisant que des machines très sophistiquées, ne communiquant que par des réseaux hyper protégés, utilisant des codes hyper puissants, que la perle de son empire au moins saurait résister.
Rien n'a résisté.
Que doit penser Fibo quand sur son ordinateur personnel dans son château près de Darmstadt, s'affiche le message suivant :
From Axel to Fibo : Les flics arrivent chez toi dans quelques instants pense à Amram. Ciao connard ! Axel.
Fibo doit avoir à cet instant le regard que j'ai vu dans les yeux de James Peercy à son procès. James regardait Joint Lou Krapper qui témoignait contre lui. Le pirate génial avait trouvé son maître. Et il ne comprenait pas. Il ne voyait pas quelle faute il avait pu commettre. James était sûr de lui au point de s'infiltrer dans le poste de travail de Joint et d'y laisser sa trace. Joint allait en faire une affaire d'honneur. Fibo aussi doit sa fin à une erreur, il a sous-estimé Amram et Axel. A l'instant même où Fibo lit le message d'Axel, les rédactions de plusieurs grands journaux reçoivent le mèl suivant :
La police allemande vient d'arrêter Dingrob. Il ne pourra plus nuire. Personne ne le regrettera.
Robert Fibo, aussi connu sous le nom de Dingrob, est le fils d'un ouvrier français et d'une autrichienne. À vingt ans, il est recruté par les services secrets d'Allemagne de l'Est. Versé dans l'espionnage informatique, il est l'un des fondateurs du Troy Program. À la première occasion, dans le plus pure style capitaliste, il réalise un spin-off de son réseau et le transforme en une entreprise mafieuse. Fibo a voulu faire de la toile un outil au service de quelques fous avides de puissance. La toile doit être libre et ouverte. Il faut se battre pour qu'elle ne sombre pas entre les forces du mal des mafias et les forces de l'ordre de la Guilde. Le Troy Program a été la cause de dégradations majeures de notre planète. Nous sommes un petit nombre à ne pas l'avoir accepté. L'un d'entre nous y a sacrifié sa vie : Amram.
Ce mèl sera attribué à Axel. C'est d'ailleurs bien son style, ridicule parfois dans son idéalisme naïf. La biographie de Fibo, bien que très incomplète, est correcte. Pour l'époque, c'est exceptionnel car Fibo était encore alors un total inconnu. Il aurait aussi fallu dire que Fibo n'a pas rejoint les services d'Allemagne de l'Est par idéologie ou même nationalisme : Il n'a jamais cru en rien. Il aimait l'argent et le sexe qu'il permettait d'acheter.
Des réseaux nazis avaient aidé sa mère à fuir l'Autriche après la guerre. Elle était resté en contact. Ces mêmes réseaux allaient demander au jeune banlieusard timide de travailler pour les services secrets d'Allemagne de l'Est. Qu'est-ce qui l'a fait accepter ? Pourquoi le jeune homme a-t-il quitté sans hésitation sa petite vie tranquille, sa petite amie, son boulot, quelques copains ? Qui saura ce qui habitait ce garçon que l'on disait un peu timide, effacé ? Quel feu couvait pour que quelques mots de sa mère et d'inconnus ne le jettent sur la route de l'ombre.
Axel s'est aussi trompé deux fois : Fibo a eu le temps de se suicider avant que la police n'arrive et quelqu'un l'a pleuré.
Kim, la gosse de Hayward, la jolie Américaine de Bagneux, la directrice de Zieutela.com, aimait vraiment Fibo. En le rencontrant, elle retrouvait la drogue. Elle qui vivait dans un quartier où c'était le seul commerce rentable, avait su l'éviter pendant toute son adolescence. Le souvenir de sa soeur sur un lit d'hôpital était assez fort pour lui faire refuser les cigarettes de rêves sur le parking du seven-eleven ou les drogues plus dures dans une voiture pourrie sur un terrain vague avant de faire l'amour. Cela ne la préparait pas aux avances de Fibo dans le confort luxueux de grands hôtels. Cette drogue là avait un autre goût, une autre odeur. Elle détruisait autant.
Kim, la jolie fille de Hayward, celle qui disait faire les meilleurs massages de la baie, Kim, l'étudiante douée de Stanford, est enfin délivrée de Fibo.
From Ben to Sally : Salut poupée. Je ne suis pas très rapide mais j'ai enfin compris. Tu t'es bien moquée de moi. Ton Fils.
From Sally to Ben : Salut Fils. Si tu cherches encore Axel, tu peux le trouver chez les Van Lieng, dans le 13ème. Sally.
Il ne faut à Ben que quelques minutes pour obtenir l'adresse. Quand on sait quelle question poser.
Cette cage d'escalier, c'est toutes les odeurs de l'Orient, un orient accroché quelque part au coeur de Paris dans ce 13ème arrondissement qui ensorcelle. Entre la porte d'Italie et la Porte de Choisy, China Town à la française s'est installée. Ici, le canard laqué et le chop suey ont remplacé le camembert et les jambons beurres. Ben connaît bien le quartier. Il mange régulièrement dans un des restaurants de la dalle, juste à coté, le New China Town. Il adore faire ses courses chez Tang Frères, y découvrir de nouveaux fruits ou légumes, de nouvelles épices.
Ben escalade une montagne immense. Odeur de Chine. Musique d'ailleurs. Il grimpe péniblement les 13 étages. Un copain lui a passé cette habitude : "On ne prend pas l'ascenseur. C'est excellent pour le coeur". Il ferait pas mal aussi d'arrêter de fumer. Mais c'est plus difficile. Il lui faut bien 13 étages pour s'apprêter à rencontrer enfin Axel, 13 étages pour repousser ce moment si attendu, redouté.
Van Lieng vient ouvrir. Il est immense, deux mètres au moins, squelettique. Des cheveux longs tirés en arrière, une grande queue de cheval et une perle en or à l'oreille. Des chants étranges et monotones viennent du fond de l'appartement.
Ben sort sa carte et demande à voir Axel. Van Lieng a un petit sourire et le conduit au bout d'un long couloir dans une petite pièce. Il lui tend une kipa pour que Ben se couvre la tête.
Axel est cette forme par terre. Il n'est plus que ce corps étendu à même le sol dans un drap blanc, bien repassé. On ne peut qu'essayer de deviner sa taille, sa maigreur, d'imaginer sa position. Le grand miroir de l'armoire est recouvert d'un drap, suivant la loi. Les bougies dessinent sur les rideaux, sur le papier peint à fleurs, des ombres qui se répondent.
L'entrée de Ben a redonné du punch aux barbus qui psalmodient de plus belle. Sally est assise les larmes aux yeux dans un coin de la chambre près d'un loubaviche un peu plus jeune, un peu plus sombre que les autres, un ami d'Axel sans doute.
Bien sûr, la mère d'Axel est juive. Ben le savait. Mais, cela n'avait pas semblé jouer un grand rôle dans la vie du jeune homme. C'est important dans sa mort.
Son corps est allongé sur le sol, les genoux légèrement pliés. On peut essayer d'imaginer la maladie, son avance, la souffrance, les angoisses.
La prière s'est tue. Sally raconte. Délirant, s'étouffant, Axel a voulu croire jusqu'au bout. Drogué jusqu'aux os, il suivait encore les progrès de la science sur les forums électroniques américains. Il essayait encore des drogues miracles qu'on lui envoyait du bout du monde. Pas des gris-gris de sorciers vaudous mais les dernières molécules des labos californiens que ses amis lui procuraient. Il voulait tout savoir de sa maladie et dévorait les revues médicales. Il suivait la progression du mal pas à pas et croyait pouvoir le vaincre. Mais si son âme se battait, son corps s'est résigné, et la science a perdu.
Un jour, Axel est entré dans une synagogue. Il ignorait tout de la loi et des rituels que l'on y a greffé. Il a rencontré Eli, et ses amis loubavitchs. Il a commencé à apprendre l'hébreu et la religion. Il se plongeait de plus et plus dans le Talmud et y puisait des forces pour continuer à se battre. Les dernières semaines, il ne vivait plus que pour ça. Il se traînait au téléphone pour appeler un rabbin et lui poser des questions de plus en plus obscures. Ses amis religieux finissaient par trouver ses curiosités dérangeantes, ses découvertes inquiétantes.
Le goï des banlieues a continué à étudier jusqu'au bout. Il s'est battu avec son esprit autant qu'avec son corps. Il s'est battu avec son âme jusqu'à ce que tout éclate et se confonde dans le miracle des médicaments qui ne pouvaient plus gommer la douleur, mais seulement estomper la conscience.
La chambre est banale : un mobilier nul, sur une étagère les quelques biens d'Axel, quelques photos de copains, quelques bibelots ringards, un vieux Bouddha de terre cuite, un pauvre bouc.
Les hommes en noir continuent leurs prières. Les bougies dessinent des courbes sans cesse changeantes sur le drap.
Ben et Sally veillent Axel toute la nuit. Au matin, Ben sent sa barbe qui a poussé. Deuil. La famille d'Axel s'est formée. Sally, Eli et deux loubavitchs, Van Lieng et ses vieux parents étaient là avant Ben. Après, la mère et la soeur d'Axel sont arrivées, abattues par cette mort qu'elles attendaient si peu. Le père est absent comme toujours. Le petit appartement s'est rempli avec Michel, un copain de la rue Ülm, Luc, un des judokas de la photo, un vieil oncle tout ridé, et deux jolies nanas que personne n'a l'air de connaître et qui après avoir murmuré des prénoms que personne n'a entendus, se sont réfugiées dans un coin de la salle à manger, pour pleurer.
On nettoie le corps. Ben a dû le porter avec le vieil oncle. Il sait qu'il gardera longtemps l'impression de cette légèreté, de la fragilité de ces os dévorés par la maladie. L'oncle a eu ce merveilleux sourire énigmatique en disant :
- Il nous accompagnera dans notre mort.
Ben retrouve Sally dans la cuisine minuscule. Quand enfin ils sont seuls, il prend la main de la jeune femme, la porte à sa bouche, s'imprègne de son odeur.
- Depuis combien de temps étais-tu Axel sur le réseau ?
- Il s'est mis à fuir les ordinateurs l'année dernière à peu près à cette époque, un ou deux mois avant la mort d'Amram. Alors, j'ai pris sa place. Mais je signais parfois Axel déjà depuis pas mal de temps. Ça a commencé par jeu, parce que ces machos d'informaticiens ne me prenaient pas au sérieux. Qu'est-ce qu'une nana pouvait connaître à leur monde ? Et comme Axel décrochait, je prenais sa place. Ça l'amusait d'introduire une nana dans ce bastion machiste.
- Amram ?
- C'est Axel qui les a conduit sans le vouloir à Amram. Une connerie. J'ai essayé de le tirer de là. Mais il était trop tard. Entre les troyens et les agent de la Guilde, il n'y avait rien à faire.
- Tu dis Axel a décroché. Pourquoi ?
- La maladie. Sa fuite des ordinateurs était liée à sa maladie. Je ne sais pas. Il se peut que la maladie soit venue après. Il était déjà séropo depuis longtemps. La maladie, son angoisse devant le réseau, tout est lié. Sa fuite des ordinateurs. Ça a l'air complètement déconnant pour celui que l'on surnomme le French hacker ou le Petit Prince du réseau. Axel s'est comme gaspillé dans les réseaux. Il était connecté en permanence, passant d'une fenêtre à une autre. Le monde réel n'était plus pour lui qu'une fenêtre parmi tant d'autres, un peu plus lente que les autres, peut-être moins bandante. Un jour, quand nous nous disputions, il m'a dit sérieusement : "Je vais iconifier ma vraie vie et je ne vivrais plus que sur le réseau." Nos parents pouvaient savourer d'autres existences par les livres. Mais les livres sont exigeants, il faut vivre à leur vitesse. Par le réseau, il devient possible de multiplier les existences, d'effacer le temps.
Silence de Sally. Ben se tait. Peut-il vraiment comprendre ? Elle explique :
- Il ne pouvait pas se passer des mèls et du oueb. Et en même temps, ça le faisait dégueuler, délirer. La masse d'information formait comme un gouffre qui l'appelait et l'engloutissait. Tous ces gens qu'il rencontrait sur le réseau se transformaient en cancer qui le consumait. Je pense aussi que le SIDA le confrontait à la mort. Alors tout s'est mêlé à un certain moment. Quand il se connectait à l'Internet, il ressentait le réseau comme un prolongement de son corps. Et il aspirait toute la beauté de l'humanité, toute sa misère aussi. Il s'est plongé dans la religion. Il a commencé à écrire son livre. Chacune des nouvelles étapes de son initiation l'éloignait de moi. Il ne détestait pas les ordinateurs. Il ne pouvait plus les supporter.
- J'aurais voulu l'amener voir un psychiatre. Van Lieng aussi. Mais, pour Eli, pour les loubes, pour d'autres sur le réseau, il devenait un saint.
- Pour moi, il est mort depuis longtemps. Axel que j'aimais a cessé d'exister depuis longtemps. Cet Axel mystique, exalté, fou ou saint, n'était rien pour moi. Je pouvais le soigner, l'aider à survivre. Mais je ne ressentais plus rien pour lui.
A la sortie du cimetière, il neige doucement. Ben demande à Sally :
- Que vas-tu faire maintenant ?
- Je pars très loin.
- J'aurais voulu écrire ton histoire, Sally, pas celle d'Axel. Axel est un mythe. Tu étais Axel.
- Je ne suis personne. Je n'ai pas d'histoire. Axel oui. Nous avons besoin de héros. Axel est le héros.
Silence.
- Je t'aime Ben. Je ne veux pas vivre seule ma dernière journée à Paris. Je veux la passer dans tes bras. Viens.
Il aurait voulu lui entendre dire ça. Il l'a laissé partir. Elle ne s'est pas retournée.
Palo Alto et Sèvres, 1997-2000.