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Remerciements
À Françoise et Jacques Henry pour leurs premières recherches sur Alphonse Loubat et à toutes les amies et tous les amis qui au fil des années permettent de reconstituer la vie de ce personnage.
À Sophie, pour ses lectures des premières versions.
Merci à nos relecteurs qui ont démontré leur lecture attentive de notre texte en relevant certaines de ses fautes, notamment Sophie, Yves, Micheline et mention spéciale pour Viviane. Nous sommes évidemment seuls responsables de celles qui persistent.
Table des matières
Le chantier Brady
La blonde suit scrupuleusement les indications de son passager. Les immeubles ont cédé la place à des entrepôts, des terrains vagues, des chantiers. Elle pense qu'ils ne sont pas loin du Bois de Boulogne.
Lui :
— Arrête-toi, à droite !
Un parking, des allées vaguement dessinées, du bitume bosselé, des traces de gravier. Ils sont là pour ne pas être dérangés. Pourtant, elle vient à peine d'immobiliser la voiture, qu'un type en survêtement vert, avec un énorme chien loup, surgit de nulle part. Un vigile ? Un SDF ?
Lui :
— Bouge de là !
Ils roulent quelques minutes et il choisit cette fois un passage étroit, entre deux hangars.
Elle verrouille les portières, éteint les phares. Un coup d'il dans le rétro lui confirme qu'ils sont seuls. Elle n'a pas envie de prolonger la rencontre. Quand elle l'interroge pour savoir s'ils seront tranquilles, il balaie de la main toute inquiétude. Pourtant, il s'est déjà trompé. Il n'avait pas prévu le survêtement vert.
La conduite dans la petite voiture a fait remonter la jupe, découvrant le haut des cuisses. Il déboutonne son jeans, le regard fixé sur les jambes de sa partenaire. D'une main, il se caresse. De l'autre, il agrippe la nuque de la jeune femme et attire sans ménagement son visage vers une verge toute molle. Bonjour, les préliminaires !
S'il se doutait, pourrait-il encore interrompre le cours de l'histoire ? Il suffirait peut-être qu'il dise : Je ne te fais plus mouiller, Bimbo ! » Elle répondrait : « Tu bandes mou, Rocco ! On laisse tomber, » et dans la minute, ils seraient loin. S'il se doutait...
Il engage une main sous la jupe pour vérifier l'excitation, retrouver confiance en une variante qu'il ne maîtrise pas. Elle n'était pas obligée d'accepter l'amour furtif dans la voiture. Il voudrait baiser et en finir. Il presse violemment le visage de la jeune femme contre son ventre. Il lui fait mal et doit aimer cela car le ver gonfle, se durcit.
A ce moment précis, il ne peut plus changer son destin et il ne le sait pas.
Une main se referme sur le manche d'un couteau. Elle se dégage, relève la tête et du regard fouille le rétroviseur. Pourquoi ébauche-t il un geste qu'elle prend pour une menace ? Elle bascule contre lui. Il sent quelque chose de définitif s'enfoncer, comme un éblouissement, dans sa gorge. Elle recule pour éviter d'être éclaboussée, pense à replacer une mèche de cheveux qui la gêne, bloque son mouvement ; ses gants sont pleins de sang. Elle panique. Si seulement elle avait choisi le poison.
Elle remarque seulement l'odeur acre de l'after-shave qui se mêle à celle du sang.
Il meurt.
C'est aussi facile de devenir assassin ?
Un regard dans le rétro. Panique ! Le type au survêtement vert, le promeneur au chien est au bout de l'allée. Elle démarre le moteur, embraie, cale. Le type se rapproche. Il n'est plus qu'à une trentaine de mètres. Le moteur redémarre et elle peut s'éloigner. Elle lui tournait le dos. Qu'a-t-il vu ? Un couple recherchant la solitude nocturne d'un chantier désert.
Nouvelle panique. Et si ce chemin ne menait nulle part ? S'il lui fallait faire demi-tour ? Le survêtement vert et son chien, au milieu de la rue, pourraient l'empêcher de passer ? Aurait-elle le courage de leur passer dessus ?
Mais le chemin n'est pas une impasse, qui conduit à travers le chantier, à une entrée interdite de l'autoroute. Elle immobilise sa voiture sur une aire de stationnement, masquée du trafic par un bosquet sali par les travaux, malade des échappements de voitures. Elle fait glisser le corps du mort sur le sol et le traîne sur plusieurs mètres. Il est lourd. Il fait chaud. Elle est en sueur.
Hésitation. Ne serait-il pas mieux plus haut, de l'autre côté du chemin ? Oui mais elle n'en a pas la force et ne veut pas s'attarder. Elle aimerait être à l'autre bout du monde, loin de la compagnie encombrante du cadavre.
Des voitures passent à quelques dizaines de mètres. Elle fait un minimum de ménage dans la voiture avec des Kleenex et arriverait à lui redonner un aspect à peu prêt convenable sans une énorme tâche rouge qui macule le siège du passager. Elle s'acharne mais n'y arrive pas. Il lui manque du temps, de l'eau, du détergent. Les derniers mouchoirs ressortent vaguement rosés. Elle emmaillote soigneusement le couteau dans un journal, se débarrasse de ses gants qui ont pris une sale couleur, les range dans le sac de sport avec les Kleenex sales. Elle enfile une autre paire.
Elle remonte en voiture et s'apprête à redémarrer. Elle allait oublier... Retour vers le cadavre pour le fouiller.
Le contact du corps lui donne la nausée.
Elle prend ses clés, son portefeuille. Il faut retarder l'enquête de police ; le mort doit rester anonyme, quelques heures, quelques jours, le plus longtemps possible. Du temps gagné, c'est des témoins qui se rappellent moins bien, des indices qui disparaissent.
Voilà. Elle peut y aller.
Elle murmure en guise d'oraison funèbre : « Ciao connard ! Finalement, c'est moi qui t'ai niqué », quelques mots en guise de transition, sa manière de prendre le deuil.
Entrée sur l'autoroute. A la barbare ? Les voitures roulent vite. Elle ne peut pas se permettre un accident ! Elle attend donc sagement. Démarrage en côte ! Elle fait ronfler le moteur, lâche le frein à main, s'insère avec confiance. Malgré la pression. Bravo ! Enfin ! Elle n'est plus l'anomalie qui assassine, éponge le sang, s'engage sur l'autoroute par une voie interdite. Elle est la conductrice banale de la nuit, canalisée par le maigre trafic, perdue dans l'immensité de la banlieue.
Où peut-elle bien être ? Un long tunnel. Une petite pancarte. Elle découvre un petit nom sur un panneau : A13. L'autoroute de Normandie, l'autoroute de l'ouest. La prochaine sortie ne devrait pas être loin. Pourtant elle roule, elle roule et ne voit rien venir. Une grande forêt, sombre, inquiétante. Enfin, une sortie annoncée : Versailles centre. Rien avant ?
Elle vérifie le niveau de carburant. Pas de soucis. Il faut tenir, ne pas craquer. Elle voudrait s'écrouler, décompresser, oublier. Mais elle ne peut pas ; pas encore ! Il lui faut continuer jusqu'à Versailles. Ensuite il lui faudra revenir jusqu'à la capitale. Elle doit tenir.
Elle profite de la route pour réfléchir. Qu'a-t-elle pu oublier ?
C'est par courriel qu'elle a contacté Antoine :
De : bkc75@aol.com
A : arune.gare@free.fr
Sujet : coucou
Une soirée avec toi. Choisis le lieu et l'heure. Bises.
La femme en rouge.
Elle hésitait entre Antoine, son vrai prénom, et Arune, celui qu'il utilise maintenant. Elle a évité le prénom. Elle s'est créé un compte de messagerie électronique, juste pour l'occasion, et n'a pas signé de son nom. Si les flics découvrent ses courriels, ils n'iront pas plus loin que bkc75@aol.com, c'est-à-dire personne. Peut-être remonteront-ils jusqu'au cyber-troquet d'où elle lui a écrit, suffisamment loin de chez elle pour éviter le risque d'être reconnue. Elle n'a laissé aucune trace. Elle aurait pu être espionne.
Même si Arune ne tenait pas à faire revivre le passé, il n'a pas pu refuser une baise rapide. Officiellement, en souvenir du bon vieux temps ; en réalité parce qu'il ne sait pas dire non. Tout s'est réglé par courriel.
Elle est supposée passer un long week-end chez une copine, en Bourgogne. Lucie n'a pas hésité une seconde à la couvrir. Comme au bon vieux temps. « A charge de revanche. » La solidarité d'ado. La curiosité aussi : « Tu raconteras ? »
Quand elle arrive à Paris, elle est décidée à profiter de la belle journée d'été. Check in dans un motel anonyme près d'une porte du nord de la capitale, un motel assez grand pour passer inaperçue. Pourtant quand elle a pris sa chambre en payant cash, le jeune réceptionniste a levé les yeux de son écran et l'a fixée quelques secondes de son regard gris. Qu'a-t-il retenu d'elle ? Les longs cheveux blonds ? Les lunettes de soleil ? Le tailleur discret ? Trop chic ? Ensuite, une journée de touriste. Exposition, lunch, grands magasins. Des achats ordinaires : deux paires de gants, une grande boîte de Kleenex, un couteau japonais aiguisé comme un rasoir, plus tout ce dont on a besoin pour fabriquer un cocktail Molotov. Elle s'est choisi une voiture dans une petite rue tranquille près d'Odéon, une Twingo parce qu'elle aime le look. L'ouvrir et la démarrer sans clé a été un peu plus difficile que prévu. Elle n'a pas fait ça depuis des années. Elle a peiné un peu car le modernisme a compliqué les choses. Elle a retrouvé le même frisson. Le même plaisir. Les gants en permanence pour ne pas laisser d'empreinte.
Aura-t-elle le courage de passer à l'acte ?
Ils ont rendez-vous dans un bar du quartier latin, la rhumerie Martiniquaise, une usine à vendre des punchs. Des milliers de clients, du passage, des touristes. Personne ne se souviendra de leur couple anonyme. Le lieu n'a pas changé. Il s'est juste ringardisé au fil du temps. La clientèle jeune et branchée a cédé la place à des quadras, des quinquas, les mêmes qui se mélangent aux touristes de plus en plus nombreux ; la rhumerie doit être sur les guides.
Comme prévu, il n'a pas fait dans la dentelle et lui a proposé le plat principal en direct ! Chez lui, ce n'était bien sûr pas possible. On passe rapidement. Gêne. Son hôtel à elle ? Elle écarte la possibilité : elle s'y rend régulièrement pour son travail. C'est l'excuse qu'elle a trouvée. Il aurait dû demander « qu'est-ce que tu fais comme travail ? » Il n'a pas relevé. Il n'est pas intéressé. Elle n'existe pas hors de ce passé qu'il veut oublier. Il a accepté de la revoir parce qu'il n'a jamais su refuser une séance de jambes en l'air. Elle aurait aimé lire dans ses yeux le plaisir de la revoir, des ombres de leur amour oublié, la curiosité de savoir ce qu'elle était devenue. Au lieu de ça, elle n'y a trouvé qu'un peu de gêne, le regret d'avoir accepté cette rencontre, de l'impatience. Il est pressé d'en finir.
Il aurait pu banalement suggérer un hôtel. Au lieu de ça, il a proposé un club échangiste. Pour ajouter le piment de la débauche ? Parce que ce n'est pas simple de trouver une chambre d'hôtel à Paris ? Pour s'éviter les négociations du temps perdu après l'amour ? Elle a refusé. Alors il a proposé la voiture, dans un lieu solitaire. Cela rappelle à la jeune femme une blague entendue récemment : « Comment une blonde fait-elle pour allumer la lumière après l'amour ? Elle ouvre la portière. » Le souvenir du regard du jeune réceptionniste l'a encouragée à accepter. Ce sera plus discret. La part de l'improvisation.
La répétition du plan, à haute voix, des dizaines de fois, a fini par rendre le geste inéluctable ; il était inévitable que cela se passe ainsi. Le couteau a fait un petit bruit en pénétrant dans la gorge d'Arune. Un bruit ridicule, comme une petite valve qui s'ouvre. Elle a rêvé ce bruit ? Et le regard doux qu'il lui a lancé. Il venait de comprendre qu'il allait mourir. Un sans faute ? Le crime parfait ?
Elle ne sait pas que la dernière pensée d'Arune n'a été ni pour elle ni pour Myriam. Il a souri à Zyllah.
Sortie Versailles. Il suffit de quitter l'A13, passer sur le pont, et reprendre l'autoroute dans l'autre sens, direction Paris. Sur la bretelle d'entrée, plongeon dans l'angoisse ! Deux voitures de police. L'arrestation. La condamnation. La prison. Non ! Pour leur contrôle de routine, ils ont choisi la voiture qui la précédait, des jeunes sortis de boîte. Le policier l'a à peine regardée ; il n'a pas vu les tâches de sang sur le siège, celles sur sa jupe, ni l'ombre de la mort sur le visage de la jeune femme. Il n'a pas entendu l'écho de la petite valve qui s'ouvre et le râle d'Arune qui expire.
Elle conduit maintenant vers Paris, soulagée. La montre du tableau de bord indique le changement de jour. Plus rien ne peut l'atteindre.
Paris. Elle gare la voiture avec soin. Pas besoin de payer le parcmètre. Elle prend le sac, enfile son manteau et le boutonne pour cacher les tâches de sang sur sa jupe. Le moment ludique de la nuit est arrivé. Elle dépose le cocktail Molotov sur le siège avant, craque une allumette et l'enflamme. Elle claque la porte et s'éloigne sans se presser, ravie de participer aux statistiques.
Avant de tourner le coin de la rue, elle jette un dernier coup d'il. La voiture est en train de flamber. Elle se demande combien d'autres brûleront cette nuit, cinq ou six, peut-être une dizaine. C'est trop facile, comme dirait sa petite voisine. Brûler une voiture : vous l'avez rêvé ; elle l'a fait ! Ce serait encore plus drôle si elle pouvait rester la contempler flamber. La prochaine fois, elle choisira un hôtel avec vue sur le spectacle. Un camion de pompier passe, sirène hurlante.
Avant de regagner son motel, elle s'arrête à un téléphone public. Un appel et juste deux syllabes, sans se présenter : « c'est fait ! ». De l'autre côté de la ligne, un souffle, une angoisse. Malgré l'heure tardive, la sonnerie n'a retenti qu'une fois. On attendait son coup de fil. L'autre raccroche. Elle se dit qu'elle aurait aimé parler, qu'elle aurait eu besoin de quelques mots, d'un peu de chaleur.
La suite, elle la réalise comme dans un rêve. La douche brûlante, interminable. La nuit dans l'absence de sommeil. Les papiers de la voiture volée et ceux d'Arune brûlés dans le lavabo. Les Kleenex et une vague teinte rouge qui peinent à disparaître dans des toilettes poussives. Elle partage entre deux sacs FNAC, ses vêtements tâchés, les gants, le couteau, les portefeuilles, les clés de la Twingo.
Elle quitte le motel discrètement.
Une promeneuse matinale. Un premier sac dans une poubelle transparente, le second dans une autre, au hasard d'une balade dans un quartier périphérique qui se réveille. Une promeneuse blonde qui profite du calme d'un chaud matin d'été.
Une journée à Paris. Quelques heures de liberté. Elle drague un jeune touriste italien dans un café près de l'Opéra. Chaque fois qu'il se fait entreprenant elle le repousse. Quand il croit comprendre qu'elle ne veut que l'allumer, elle pousse le flirt. Ils ont du mal à trouver un hôtel. La ville des amoureux ne facilite pas l'amour. Amour bâclé, décevant, presque solitaire. Il se rhabille rapidement sans la regarder. Il s'enfuit presque et l'abandonne seule, qui pleure Antoine, le visage dans l'oreiller.
Elle devrait venir plus souvent à Paris, mais pas seulement pour commettre des meurtres ou coucher avec de beaux inconnus.
Le matin du deuxième jour, un joggeur découvre le corps et le gardien raconte aux enquêteurs la visite nocturne d'un couple d'inconnus.
Le meurtre du chantier Brady ne fait encore qu'une toute petite colonne dans Le Parisien. Ailleurs rien, jusqu'à ce qu'un conseiller municipal vert de Boulogne-Billancourt rappelle sur son blog que le chantier cristallisait la haine des associations écolos du coin, en empiétant sur une coulée verte. Sous une parure politique, le meurtre peut muer en cirque médiatique.
Valentine feuillette le dossier. Elle va craquer, péter un plomb, décharger sa hargne sur le premier ahuri venu, ou tomber amoureuse d'une erreur de parcours ; elle hésite entre se défouler sur une bouteille de Laphroaig et plonger corps et âme dans une nouvelle enquête ; dans les deux cas, oublier que celui qui encombre son esprit respire. Le meurtre du chantier Brady : Un crime passionnel ? Un règlement de compte autour d'une des opérations immobilières pourries du 92 ? Une banale affaire de cul ou un truc bien compliqué de derrière les fagots, bien nauséabond, avec dessous de table et ramifications sordides, un machin glauque, bien dense, aux héros plus médiocres que détestables. Elle pourrait se fondre dans cette histoire pour oublier l'autre dont elle refuse de penser le prénom.
Un meurtre en attente de repreneur. Un écolo local tué par la mafia de l'immobilier ? Un patron de la pègre du béton assassiné par un anar vert et rouge ? Des bétonneurs qui ont déjanté et décidé de ne plus accepter de compromis avec ces idéalistes de merde qui bloquent leurs chantiers ? Des verts qui ont basculé dans l'action directe, résolus à arrêter pour de bon les flots de bétons ? Au bout de sa logique, un des deux groupes a choisi de transposer l'affrontement sur le terrain de la violence. Règlement de compte en Val de Seine. Ca va le faire. L'affaire de l'été avec révélations en cascade et rebondissements au JT de 20 heures, la totale, l'amour impossible entre le Bouygues du 92 et la Jeanne d'Arc des troènes. Les photos en exclusivité de leur dernière escapade à Knokke-Le-Zout. La conclusion en bain de sang de l'amour impossible.
Stop ! En arrière toute. Elle ferait mieux de coller à la réalité. On a juste découvert un cadavre dans un terrain vague, près du Bois de Boulogne, pas loin des parterres tarifés de travelos, et des points de ralliements pour partouzes branchées. Comment tirer le début d'un reportage un peu bandant de ce meurtre minable ? Une rencontre d'exhibitionnistes qui tourne au fait divers ? Un bourge à la libido déchaînée qui se fait dessouder par une partenaire récalcitrante ? Une histoire de branque !
Elle aimerait appeler Ben, lui proposer une toile ou une balade dans Paris livré aux touristes. Mais pour solde d'amour mal placé, elle se retrouve à griller sa soirée sur les détails macabres d'un plan louche qui a dérapé.
Elle décide qu'il n'y a rien à tirer de ce meurtre. Même les meilleures journalistes peuvent se tromper. Elle ne sait pas encore que ce corps de Brady la conduit à une de ses plus belles enquêtes.
Dans l'absence d'idée plus excitante, elle feuillette la « littérature » écolo sur Brady, des tracts distribués dans les boîtes aux lettres du quartier :
« Le chantier Brady ne passera pas ! Il met en péril la coulée verte. Tous les moyens doivent être utilisés pour y mettre fin. Rendez-vous le 25 août à 18 heures devant le chantier. L'association pour l'arrêt du chantier Brady. »
« Arrêtez le chantier Brady ! Rendez-vous, 16 septembre à 9 heures, devant le chantier. Le collectif du Non au chantier Brady. »
« Signez la pétition pour l'arrêt du chantier Brady ! »
« Faisons reculer les bétonneurs de Brady. Résistance ! »
Elle feuillette le dossier réuni par l'archiviste du Parisien : des photos collectées sur plusieurs mois, un barbu soudant une serrure, une vieille dame démolissant une balustrade à coup de pioche, une blonde très enceinte enchaînée à un bulldozer. A chaque fois, un public parsemé. Le journaliste a bien fait son boulot. Il a noté les noms et des biographies courtes des plus dangereux des activistes. Dans le désordre, un instituteur, un cheminot, un élu vert (le barbu), des mères de famille, des retraités. La responsable du collectif anti-Brady est une vieille dame, Wendy Grivette, une ancienne cheminote, membre des « panthères grises ». Késako ?
Google-me-le !
Le moteur de recherche conduit Valentine vers le site d'une association de révolutionnaires du troisième âge.
On ne peut être révolutionnaire qu'à vingt ans ! Ensuite, on se laisse porter vers les rivages du conservatisme, poil au gâtisme, en conjuguant les clichés réacs qu'on dégueulait à vingt ans. Promis juré, quand elle sera à la retraite, Valentine braillera contre tout ce qu'elle a mis des années à accepter ! Elle s'imagine en pasionaria, à la pointe de toutes les luttes. Le féminisme, un soupçon ringardisé au fil de combats à demi remportés. Le DAL et les trucs antimondialisation, un mélange de yakas communistes resucés et d'idées vraiment révolutionnaires. L'écologie exaspérante d'avoir raison avec ses lendemains qui déchantent. Elle n'aura pas besoin d'espérer pour entreprendre, juste de croire, avec l'esthétique pour seule dialectique. Elle se vengera de ce salaud de temps qui passe en devenant une vieille à tout déraisonner. Après des années de compromis et de résignation, elle fermera la parenthèse et retrouvera les erreurs délicieuses de ses vingt ans, merveilleusement révoltée contre toute logique.
Elle se recentre sur l'enquête.
Dans le dossier, elle découvre la copie d'un courriel d'un opposant au chantier qui prône la violence :
De : f2s@yahoo.fr
Brady est une catastrophe pour la faune et la flore. Les recours en justice ont échoué. Il faut en finir avec les compromis. Action populaire ! Action violente ! Action salutaire ! Brady dans les flammes ! Fils 2 Spam, apotropaïque héros de ce drame.
Fils de Spam ? Un djinn de la toile.
Retour sur l'enquête du Parisien. Les dangereux meneurs ont été identifiés à l'exception de la jeune femme blonde très enceinte. Le journaliste a jugé qu'elle était moins menaçante que les autres ? Il n'a pas voulu ficher l'embryon ? Et si c'était elle la mystérieuse blonde ? Non ! Trop petite. Trop jeune aussi. La madone du chantier est annoncée dans une solide quarantaine quand la blonde au bulldozer affiche la trentaine estompée.
Valentine referme le dossier du chantier Brady. Les opposants sont des rêveurs sans la moindre chance de changer le cours des choses. Cette impuissance totale les aurait rendus dangereux ? L'un d'entre eux n'aurait pas supporté qu'une fois de plus les entrepreneurs, appuyés par la loi, soutenus par l'administration, bousillent l'écosystème d'un petit coin de paradis ?
Le chantier n'était même pas surveillé par la police !
Qui est le mort ? Un entrepreneur ou un écolo ? Quel est le lien entre le meurtre et le chantier ?
Cette enquête la gave. Combien de temps va-t-il falloir pour qu'ils se rendent compte qu'elle est aux abonnés absents ? Deux ou trois articles foireux et ils la remplaceront. Putain de chaleur ! Et il n'est que neuf heures du matin. Valentine n'ose imaginer l'après-midi de canicule et de pollution maximale à venir. Le rédac chef l'aime bien mais il ne fait pas dans le sentiment. Il n'hésitera pas à la gommer à la première baisse de régime, avec une pointe de regret, qui ne résistera pas devant une blanche bien fraîche au bistro du coin.
Dans Le Parisien :
Dans la nuit de jeudi à vendredi, le gardien du chantier Brady aperçoit une Twingo bleue qui traverse le chantier désert, fermé au public. La conductrice est grande, blonde, cheveux longs, plutôt en chair, la quarantaine, bronzée. Près d'elle, un passager brun, mince, peut-être du même âge. Un corps d'homme est découvert samedi matin, par un joggeur, près de l'A13, à quelques centaines de mètres. C'est sans doute celui du passager. Il aurait été engagé dans des rapports sexuels quand il a été poignardé. La police recherche la blonde inconnue.
Le gardien du chantier a surtout imprimé la femme. Normal pour un homme seul, la nuit, dans un chantier désert.
Le matin du troisième jour, un inspecteur de base, plus consciencieux que la moyenne, fait le lien entre la Twingo bleue carbonisée découverte près de la porte de Pantin avec des traces qui pourraient être du sang et la Twingo bleue dont parlait un article du Parisien de la veille.
Dans Le Parisien :
L'analyse d'ADN a montré que le sang découvert dans la Twingo bleue de la porte de Pantin, était bien celui de la victime de Brady. On n'a pas retrouvé le couteau du meurtre, ni les papiers de la voiture, ni ceux du mort. Ce qu'on sait de lui : 1m80, 80 kilos, cheveux bruns très courts, blanchissant, fumeur, sportif, entre 40 et 45 ans, ADN et empreintes inconnus. La police demande l'aide de la population pour reconnaître le mort. Voir sa photo ci-contre.
S'il habite la région, il sera reconnu, par son voisin, son boulanger, un copain, sa femme, son patron. Quelqu'un va bien finir par réclamer ce corps qui encombre.
Valentine lit, relit, retient, note, annote, trie, classe. La religion des faits, des détails, des hypothèses, des théories, des erreurs et des doutes. Elle se souvient d'autres enquêtes, d'interviews, de milliers de visages, de millions de détails. Elle hésite une pensée sur sa quête de l'enquête qui sera si belle qu'elle justifiera toutes les autres, qui sera si vraie qu'elle changera le monde juste en le racontant. Elle pense de moins en moins souvent à la gloire qui l'attend. Avec les années, sa passion s'est noyée, ses enquêtes se mélangent pour ne plus former qu'une masse sombre et informe. Rien ne change rien à rien.
On reprend :
Interroger (i) le gardien du chantier, (ii) un opposant au chantier, pourquoi pas Wendy Grivette, (iii) un promoteur.
Une liste bien courte. Une enquête au point mort, dont les journaux ne parleront plus demain. Et s'ils n'en parlent plus, elle n'existe plus. Sauf si la piste écolo tient la route. Une blonde écolo assassinant pour défendre sa coulée verte. Ça peut plaire ?
C'est juste un meurtre sordide. Valentine est descendue bien bas. Cela n'a rien à voir avec les écolos, rien à voir avec le chantier, rien à voir avec la politique. C'est juste une femme qui en a eu marre de céder aux fantasmes d'un bellâtre de banlieue. Elle l'a saigné et il le méritait. Elle aurait dû lui trancher la queue et la lui fourrer dans le cul.
L'après-midi du quatrième jour. Le silence d'une morgue. Myriam Sanchez, une belle blonde plantureuse, reconnaît officiellement au centre médico-légal, le corps d'Arune Gare, le corps de celui qu'elle a aimé. Le cadavre de Brady a une identité.
Myriam et Arune.
Leur rencontre sur le fil de la toile.
Par un tôt matin de canicule, elle choisit de rejoindre la gare à pied. Trente minutes de marche par jour, comme ils prêchent dans la radio. Le sac pèse. Elle renaît délicieusement dans la presque fraîcheur matinale et le plaisir des muscles déliés. Le train. Elle savoure la vue sublime sur l'ouest parisien.
Lui a pris son train comme chaque matin.
Myriam : grande, un soupçon ronde. Le regard bleu, pâle comme le ciel. Les cheveux longs sont blonds. Le bronzage un peu poussé explique sans doute les rides sympathiques qui trahissent le temps qui passe. Quarante ans peut-être, belle sûrement. Absence de parfum. Si la minijupe bien courte s'imposait pour découvrir ses jambes, fallait-il oser le t-shirt vert pomme qui découvre le nombril ? On l'imagine responsable marketing, chargée de communication peut-être.
Arune : grand, mince. Les cheveux courts grisonnent. Le jeans élimé, le t-shirt délavé, les baskets et l'Ipod n'arrivent pas pleinement à rajeunir. Autour de la bouche, quelques sillons finement creusés éclairent un visage qu'il a oublié de raser. Un sourire décalé. Des verres épais cachent un regard noir, intense. Il est sombre comme son cuir noir et fatigué. Il a à peu près le même âge qu'elle. Il pourrait être journaliste, instituteur.
Elle n'a jamais su accoster les hommes. Hésitation, timidité, elle ne se décide pas. Chaque fois, elle attend jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Encore une rencontre qui va avorter, quelques regrets qu'elle aura vite oubliés.
Seulement aujourd'hui est différent car elle ose l'abordage :
— Vous lisez quoi ?
— Des notes sur Alphonse Loubat, un français qui a presque inventé le tramway.
— Moi j'ai presque baisé Hugh Grant. C'est quoi « presque » inventer le tramway ?
— C'est rien inventer du tout. On lui attribue l'invention du tramway, par erreur, par étourderie.
Dessin et texte parus dans L'illustration du 20 novembre 1853. « (...) Tel est l'objet que s'est proposé M. Loubat par le système de railway dont il vient de faire un premier et très-heureux succès. L'inauguration du petit chemin de fer omnibus du Cours-la-Reine a eu lieu lundi à deux heures. M. Magne, ministre des travaux publics, assistait à cette inauguration. Deux voitures, l'une à deux chevaux pouvant contenir tant au dehors qu'à l'intérieur soixante personnes ; l'autre à un cheval, et disposée pour une trentaine de voyageurs, attendaient les invités à l'entrée du Cours-la-Reine. Le convoi a fait le parcours de la place Louis XV jusqu'à la barrière de Passy en huit minutes ; le retour a été exécuté dans le même temps ».
— Alors pourquoi vous vous intéressez à ce tocard ?
Il éclate de rire :
— C'est pas un tocard ! C'est un ancien maire de Sèvres et c'est là que j'habite.
Il réalise que cela fait un peu court comme explication, alors il essaie :
— Imaginez un petit capitaliste franchouillard qui construit une fortune un peu louche aux Amériques. C'est Loubat. Mais Alphonse essaie aussi d'importer la démocratie à l'américaine en France. Il est vigneron et lance la vigne dans l'est des Etats-Unis. Il est ingénieur et installe le premier tramway en France, le premier d'Europe. Tout ça, c'est trop pour un seul homme et c'est ça qui me plaît.
Un silence. Il décide qu'ils ont assez parlé de Loubat :
— Vous avez des soucis ? Vous êtes inquiète ?
Elle n'a pas répondu alors il essaie de deviner :
— Une maladie dans votre famille ? Votre compagnon ?
Elle ne répond pas. Pas de malade à sa connaissance et pour son dernier compagnon, sa seule crainte serait de le voir débarquer. L'inconnu ne s'avoue pas vaincu. Il réfléchit quelques instants et, actualité oblige, propose une piste :
— Un vieux que vous connaissez qui risque de ne pas supporter la canicule ?
— J'ai un oncle de 89 ans qui flirte avec la camarde, admet-elle. Il habite un trou sans douche, près des Buttes Chaumont. Comme remerciement d'une vie de boulot, il a droit à un taudis. A son âge, il faudrait qu'il aille en maison de retraite mais il n'aurait pas les moyens de payer un endroit décent. De toute façon, il ne voudrait pas.
Ils ont pris la pente triste. Après un court silence, elle l'interroge :
— Ces milliers de morts de la canicule qu'ils nous racontent depuis quelques jours. Tu y crois ?
Il éclate de rire :
— Bien sûr et il en meurt encore plus qu'ils ne disent. Ils se camouflent derrière des chiffres, des explications pourries, des larmes de crocodile. Ça pue la guimauve. C'est la faute à la canicule. Non ! C'est leur faute à eux. La faute de ceux qui ont réduit les crédits des maisons de retraite, les aides à domiciles, les subventions aux assoces qui s'occupent des vieux. C'est notre faute parce qu'on n'a pas su se battre pour protéger nos vieux.
— Leur faute. Notre faute. Et la mort ! Elle a bon dos la mort. On fait semblant de la découvrir, la mort. Faut pas se la jouer. Un jour, tu tombes pour ne plus te relever. Tout ce que les autres peuvent faire, c'est t'accompagner jusqu'à ton dernier trou. Ça sert à que dalle. De toute façon ces vieux allaient crever.
— Alors on les laisse crever car de toute façon, ils finiront par mourir ? Interroge-t il. Va mourir ! Et en silence, car ça dérange, le bruit d'un vieux qui casse sa pipe.
Elle ne répond pas. Après quelques secondes de silence, il reprend :
— La télé avec leurs tronches de premier de la classe découvrant que la vieillesse des pauvres ne rentre pas dans le CAC40, ça me fait gerber ! Madame machin est morte avant-hier, abandonnée de tous, dans son trou à rat. Pauvre petite dame. Lille a battu Marseille 2-0 et sort de la zone des relégables. On respire ! Le ministre de la santé va maintenant nous expliquer comment on va vous arranger vite fait un plan anti-canicule pour que nos vieux ne meurent plus de chaud. Rien ne va plus au PSG. On angoisse ! Des millions d'euros que pour les petits vieux, ma bonne dame. Plus deux millions et j'en retiens un. Il fallait faire ça avant ducon !
La catastrophe sanitaire est annoncée et va rejoindre les autres monstruosités dont Myriam n'arrive pas à prendre la mesure. Elle ne s'est jamais habituée à la Shoah. Le « World Trade Center », trop de feu, trop Hollywood. Le Rwanda, elle a honte mais elle n'arrive pas à se motiver ; trop loin, trop différent. Elle ne s'est pas habituée mais elle a fini par oublier. Mais, nos vieux à nous qui meurent de chaud, ici et maintenant ? Comment accepter ?
Sa conclusion à elle :
— Je ne comprends pas comment on a pu en arriver là.
La sienne à lui :
— Il faut les faire payer !
Le train s'arrête au milieu de nulle part. Il l'interroge :
— Et quand tu ne te fais pas du souci pour les vieux, tu fais quoi dans la vie ?
Elle réfléchit quelques instants, détourne les yeux, puis parle d'une voix un peu lasse :
— Rien d'intéressant. Un CDD de merde en attendant de trouver mieux. Je repars à zéro. Le mois dernier, j'habitais Londres. Je vivais avec un type romantique et rugueux qui sentait les Highlands. Mais les hommes finissent toujours par quitter les femmes de ma famille. Ma grand-mère, ma mère, d'autres. J'ai préféré mettre fin à la série. Je ne lui ai pas laissé le temps de me larguer. Je me suis tirée. Je ne veux pas être celle qu'on abandonne ! Et toi ?
— Je repars à zéro. J'aime ça. Régulièrement, j'oublie tout et je recommence ailleurs. A chaque fois, une nouvelle vie, un tableau blanc.
— Plusieurs vies, c'est aucune vraiment, aucune totalement.
Il est celui qui quitte pour ne pas s'ennuyer. Elle est celle qui quitte pour ne pas qu'on la quitte. Ils ne sont pas faits l'un pour l'autre.
Un haut-parleur les interrompt dans leurs pensées pour annoncer dans un grésillement hurlé le départ imminent de leur train. Quand le niveau sonore est revenu à un niveau acceptable, elle raconte :
— Une amie m'a lu les cartes hier et m'a prédit une rencontre pour aujourd'hui.
— Et ?
— Et elle a vu un homme et la mort.
— Ta mort ou la sienne ?
— Elle n'a pas dit. Une mort violente.
Il hésite puis lui murmure :
— J'aimerais que cet homme, ce soit moi.
— Même si la fin est écrite et que c'est la mort de l'homme ?
— La fin n'est qu'une illusion !
Quand elle l'a rencontré, elle a pensé que le désordre de la grève pouvait lui faire le cadeau d'une romance. Ils ont suivi une autre pente. Elle ne dit plus rien. Le train s'ébranle. Ils restent silencieux à se regarder, à meubler l'hésitation du destin, les balbutiements des désirs.
Gare Saint-Lazare, la foule, l'odeur du rail, la moiteur de l'air. Des millions d'inconnus pressés qui se croisent, se frôlent, s'ignorent.
Elle veut rester avec lui, même si elle est déjà en retard. Dans cette chaleur, tout le monde se moque des plannings ! Leur rencontre est plus importante.
Myriam s'est écartée quelques instants pour appeler l'oncle. Le vieux raconte. Une voisine hospitalisée, pas encore de mort dans l'immeuble.
Les hauts parleurs hurlent l'alerte à la bombe. La foule s'agite, flux et reflux. Myriam se colle contre un mur, effrayée par la cohue.
Le vieux poursuit son récit : un peu de difficulté à manger par manque d'appétit. À part ça, il tient. Fierté. Elle entend son plaisir de parler, de ne pas être seul. Bonheur de ces instants gagnés sur la mort. Elle a juste le temps de s'excuser avant l'interruption :
— Désolé tonton, mais une copine m'a fumé tout mon forfait. Il va falloir que je te quitte. Prends soin de toi !
— A bientôt beauté. Protège-toi !
Une foule s'est agglutinée. Aucun train n'est parti depuis longtemps. Elle se retourne.
Il a disparu, sans doute emporté par le flot de passagers. Ils se sont perdus.
Elle ne sait rien de lui. Elle aimerait que l'homme qui bouleversera sa vie, ce soit lui.
Myriam griffonne quelques mots sur un papier, ce qui pourrait l'aider à le retrouver : Sèvres (où il a dit habiter), Alphonse Loubat, la canicule. Un prénom qu'elle a mal entendu : Haroun, Arlene, Arusse, ...
Elle commence par rechercher sur Google les pages du Web contenant le mot « sèvres ». Un aller-retour Internet jusqu'à un serveur quelque part dans le monde, et la réponse arrive désespérante :
→ Résultats 1 - 10 sur un total d'environ 386 000 pour Sèvres. (0.24 secondes)
Mince ! Elle n'en attendait pas tant. Pour préciser sa recherche, Elle demande à Google d'éliminer les pages qui parlent des « Deux-Sèvres » ou de « porcelaine ». Il en reste trop et elle se lasse vite. Avec 118 000 réponses, « canicule » est inatteignable. Elle essaie « Alphonse Loubat » :
→ Résultats 1 - 10 sur un total d'environ 124 pour alphonse loubat. (0.67 secondes)
Enfin du raisonnable, un point de départ acceptable :
« ...Alphonse Loubat né le 27 Prairial an VII (15 juin 1799) dans le Lot-et-Garonne. Il part assez jeune pour la Nouvelle-Orléans. Il tient commerce à New York de 1827 à 1857. Marié à Suzanne Gaillard, une américaine d'origine française, il participe à la création du premier tramway à New York... »
« ...tramway, de l'anglais « tram » (brancard, rail) et « way » (chemin, route)... »
Elle surfe au gré d'impressions gardées de l'inconnu.
Un article d'un conservateur du musée des transports urbains :
« ... Le tramway a ce côté un peu vétuste, le vieux truc que l'on ressort d'un tiroir, une manière propre et désuète de se déplacer en ville, un petit goût de développement durable... »
Un courriel sur un site dédié aux transports en commun :
« Arune : Une biographie d'Alphonse Loubat est donnée dans la Section 5 de la maîtrise de Vincent Roué sur le tramway en France. Musée des transports urbains. »
Arune ? Est-ce le nom de celui qu'elle cherche ? Le musée des transports urbains. Elle pourrait passer voir si quelqu'un y connaît Arune :
« ... Le Musée des transports urbains de Saint-Mandé est fermé depuis novembre 1998 avant une réinstallation sur un autre site, à Colombes dans les Hauts-de-Seine. Les collections ont fini de déménager en 2001. Elles ne sont pas visitables pendant la période d'élaboration du nouveau musée. Le dernier véhicule, la motrice 63 de Genève, a quitté Saint-Mandé le 28 mars... »
Elle découvre plusieurs autres courriels d'Arune sur Alphonse Loubat.
Ayant épuisé les sites sur l' « inventeur du tramway », elle décide de se lancer à l'assaut des pages sur la canicule. C'est moins facile. Il y en a tant, de tout et n'importe quoi, un maximum de déchets, des tas de pages sans contenu.
Aux hasards de la toile, elle s'arrête sur un pamphlet qui fustige l'incurie du gouvernement, s'émerveille du graphisme d'un site gaucho, les « panthères grises du 92 », découvre un article signé Fils de Spam qui dresse le hit-parade macabre du nombre de morts, chaque semaine, pour chaque commune du département. Il faudra plusieurs mois de commissions d'enquêtes pour arriver à un résultat officiel moins détaillé.
Est-ce que l'inconnu s'appelle Arune ?
Est-ce que Fils de Spam connaît Arune ?
Sa fouille la conduit à un long article sur la canicule signé de cet Arune. Sur cette page, un lien vers une bande titrée « causerie avec Dany Cohn-Bendit ». Elle va peut-être entendre la voix de son inconnu. Un clic ; le son est médiocre :
— Des mecs comme toi qui ont des couilles et qui pensent avec leur tête, il en faudrait plus.
C'est une voix d'homme âgé ; ce n'est pas celui qu'elle cherche...
L'autre voix, elle la reconnaît, c'est celle de Dany, Dany le Rouge comme on l'appelait :
— J'aime bien les mecs qui ont la voix chevrotante mais parlent avec leur cur.
Un Arune qui signe des articles sur la canicule et sur Loubat. Une coïncidence ? Elle ne sait pas ; elle ne sait plus. Elle laisse des courriels à tout hasard aux webmestres et oriente sa recherche vers Arune :
→ Résultats 1 - 10 sur un total d'environ 9,690 pour arune. (0.34 secondes)
Près de dix mille réponses pour un mot qu'elle ne connaissait même pas ! Une peintre Lituanienne, l'animatrice d'un forum sur l'autogynéphilie, un compositeur de musiques carnatiques et d'autres. Les télescopages inattendus de la toile. Peut-être le mot « rune » inscrit dans le prénom et ses mystères orientaux. Trop de pages, elle abandonne. Une ado se lancerait sans hésiter dans une exploration systématique. Myriam n'a plus le temps.
Elle lance d'autres recherches, d'autres questions ; elle scanne d'interminables listes de réponses.
Des heures à flirter avec les moteurs de recherche, à surfer la toile jusqu'à se saouler de mauvaises pages, prisonnière de la toile, prise dans les fils innombrables d'une araignée géante, des fils qui se resserrent sur elle, l'emprisonnent, l'étouffent.
Sur une macule d'écran, il réunit leurs deux noms :
« Myriam, Dans le train Versailles - Saint-Lazare, nous avons parlé de Loubat, des morts de la canicule. Nos regards se sont perdus dans la panique d'une alerte à la bombe. Contacte-moi à arune@gmail.com. »
Il a dit l'essentiel et déposé ces quelques mots sur la toile.
Il se nourrit d'une certitude : elle va surfer et trouver son texte.
Aujourd'hui, demain, dans un an, elle le trouvera.
Peut-être ne tient-elle pas à le revoir ? Peut-être n'a-t-elle pas vécu avec la même intensité leur rencontre ? Peut-être l'a-t-elle déjà oublié ?
Il fait à son tour la désagréable découverte des près de dix mille pages retournées par Google pour la simple question « Arune ». C'est trop ! Et sa page est loin, très loin, inatteignable, quand il la voudrait parmi les premières pour que Myriam ait une chance de la trouver.
Il faut que sa page grimpe en tête du peloton. C'est important. C'est vital.
Google trie les pages suivant leur popularité.
Imaginez un promeneur de la toile. Il choisit au hasard une page, inspecte les liens de cette page et au hasard, de manière équiprobable, il en suit un. Il passe comme cela d'une page à une autre, à une autre... Ah oui : si la page n'a pas de lien ou s'il se retrouve piégé dans un cul de sac, il zappe et choisit comme au début, une page au hasard pour relancer son odyssée. Il continue comme cela encore et encore, toujours pour toujours, à perpétuité - il faut bien répondre à la démesure de la toile par une autre démesure.
Définition : La popularité d'une page est la probabilité pour que le promeneur aléatoire se retrouve sur cette page particulière.
Nous voilà bien dans les mathématiques. Une définition de rêveur sans utilité évidente. D'accord, la probabilité de se retrouver sur la page d'accueil de la Fnac est bien plus forte que celle d'arriver à la page personnelle de madame Michu, institutrice à Romorantin. Des tas de pages dirigent vers le site de la Fnac et l'internaute s'y trouve comme aspiré alors qu'il faut de la chance pour tomber sur la page personnelle de Josiane. Il faut accepter cette définition comme une hypothèse un peu trouble. La théorie des invariants d'Einstein n'était-elle pas elle aussi une hypothèse un peu trouble avant de s'imposer sous le nom qu'il désapprouvait de théorie de la relativité ? Je résiste à l'envie de vous flasher l'équation qui explique l'importance des pages de la toile - c'est beau comme des mathématiques, presque aussi beau que E = mc2 et tout aussi incompréhensible sans le baratin qui va avec. L'équation qui gouverne votre importance sur la toile.
Cette définition serait restée au fond des tiroirs si deux jeunes de la Silicon Valley n'avaient pensé à l'utiliser dans leur moteur de recherche, à s'en servir pour classer les réponses aux questions des internautes. Sergey et Larry, les deux fondateurs de Google. Du bel algorithme et l'hypothèse un peu trouble devient convaincante quand les utilisateurs en redemandent, abandonnant les Yahoo, Alta Vista et autres dinosaures, pour le moteur poids plume des deux gosses. Il se trouve que les pages que nous cherchons sont en général les pages les plus populaires. C'est décourageant, décevant : nous cherchons tous la même chose, la banalité. Plus une page est populaire, plus les moteurs de recherche vont la proposer, et donc plus on mettra de liens vers elle et plus elle sera populaire. La simplification et l'uniformisation par la masse. C'est inquiétant mais c'est une autre histoire qu'il nous faut éluder pour raconter celle de Myriam et Arune.
Le classement des pages par popularité n'arrange pas Arune. Sa page pour Myriam, pour lui la plus importante de la toile, ne représente rien pour les autres et Google l'a classée très bas dans sa liste.
Si seulement cette page devenait populaire...
Arune essaie de « tricher ». Il construit un site Web fantôme, un monde virtuel dont elle est l'héroïne, qui attire vers sa lettre à Myriam. En une dizaine de jours, il a réussi à traîner sa page jusqu'à la millième place mais c'est encore loin, trop loin et plus il avance, plus les places sont chères. La toile est immense et lui est tout petit. Parfois, ses efforts échouent et repoussent la page vers les bas-fonds. L'anonymat est plus proche que la gloire.
L'anonymat à portée de clics ? Le début d'une idée. Il n'est pas indispensable d'être le premier. Il suffit de sortir de la masse. S'il arrivait à créer la page la moins populaire de la toile, peut-être Myriam aurait-elle l'idée d'aller le chercher tout en bas, au fond. Si seulement elle pensait à chercher à la fin de la liste...
La page la moins populaire ? Un fil ténu. Une première page qui dirige vers une autre, vers une autre, vers une autre... Un long fil de toile que personne n'aurait la constance de suivre, qui saurait lasser le marcheur aléatoire le plus têtu. A chaque page, le choix entre retourner vers le vrai Web, celui d'Amazon ou de la FNAC ou continuer plus loin dans les profondeurs de l'incognito. Une chance sur deux, la page suivante est deux fois moins populaire. Encore une chance sur deux. Progression géométrique qui défie les probabilités, enfile des pages à force de couper la popularité en quatre. Un fil de toile de plus en plus ténu, invisible.
Il corrige une petite erreur d'expérimentation pour forcer Google à connaître ses nouvelles pages et il entraperçoit le succès au bout du chemin : il va devenir l'heureux éditeur de la page contenant le mot « Arune » la moins populaire du Web, le dernier lien de la dernière page pour les réponses à la requête « Arune » à Google.
Il n'a plus qu'à attendre. Il ferme les yeux : Elle trouve la page, ils se marient et ils ont beaucoup d'enfants.
Mais sur la toile, rien ne se passe jamais comme prévu. Myriam trouve bien la page d'Arune, mais pas comme il l'a voulu, plus simplement. Elle n'a pas l'amorce du début de l'idée de ce que pourrait être la page la moins populaire du Web. Comme la requête « Arune » donne trop de réponses, elle finit par essayer : « Myriam et Arune ».
→ Résultats 1 - 10 sur un total d'environ 13 pour myriam arune. (0.20 secondes)
Heureusement qu'ils ne s'appellent pas Roméo et Juliette, Bill et Monica, ou encore Eve et Adam, le couple le plus populaire du Web. Treize réponses seulement pour « Myriam et Arune » ; c'est à sa mesure. Et elle trouve le texte qu'il a laissé pour elle.
Aurait-il mieux valu qu'elle ne le trouve pas ? La fin de l'histoire donnera une note au hasard, une note noire dans une morgue encombrée.
Le silence de la morgue. Le corps de celui qu'elle a aimé. Myriam reste silencieuse sous la lumière blanche et froide ; une larme coule sur sa joue.
Quand Myriam reconnaît le corps d'Arune Gare au centre médico-légal, le mort du chantier Brady s'enrichit d'une identité. Une identité, c'est en prime, un passé, une famille, un travail, des amis, des ennemis, une vie. Avec une identité, les affaires de la police reprennent. Pour un mort de banlieue, un petit mort de rien du tout, pas de zèle. On verra à mettre le paquet si une piste politique se dessine ou si on peut faire de l'audience avec du serial killer ou du pédophile ; tout de suite, la routine, le minimum syndical ; ça ne vaut pas tripette un bourge assassiné bêtement par une pute, au coin du Bois de Boulogne.
La routine.
Mais avec Arune Gare, la routine dérape. On découvre vite que tout est faux chez lui. Son numéro de sécurité sociale, bidon. Il dit être né en 1960 à Paris vingtième : pas la moindre trace d'un Arune Gare à l'état civil ou dans les écoles parisiennes. MBA à Berkeley : inconnu là-bas comme dans toutes les universités de Californie. Rien ! Pas d'Arune Gare dans les fichiers de la police, ni dans ceux des consulats de France aux Etats-Unis, ni sur les listes électorales. Jusqu'à ce qu'il arrive à Sèvres en 2001 avec de l'argent provenant officiellement de la vente d'une société américaine qui n'a jamais existé, aucune trace de lui. Le 15 septembre 2001, il ouvre un compte à la BNP et quelques jours plus tard, une banque d'investissements avec un siège social aux îles Caïmans, transfère plusieurs millions d'euros sur son compte. L'enquête diligentée par un service des douanes peu motivé ne donne rien malgré les quelques courriers échangés mollement entre des administrations qui n'espèrent plus et des banques qui renâclent à coopérer.
Fin 2001, Arune Gare se décide à exister. Il s'installe à Sèvres et crée une entreprise, les « Vignes du Val de Seine ».
Et avant ? Rien. Le vide. Le néant. Nada.
En 2001, il rachète aussi, pour une bouchée de pain, des crayères du 19ème siècle. Dans des vies antérieures, ces carrières ont été utilisées pour la construction des demeures royales de cette banlieue de Versailles, pour fabriquer une fine poudre blanche, le fameux blanc de Meudon, comme champignonnière, puis comme entrepôt par les célèbres Brasseries de la Meuse. Arune Gare va les transformer en caves et se lancer dans le négoce de vin. Il plante sa propre vigne, du côté de Chaville. Un vignoble au cur de la petite couronne, ce n'est pas unique, Suresnes puis Issy-les-Moulineaux avec son Chemin des Vignes l'ont précédé, mais cela reste exceptionnel.
Le vieillissement est un processus trop lent pour Arune qui n'aime pas attendre et c'est plus comme caviste que comme vigneron qu'il se fait connaître.
Il bouleverse les lieux pour créer des salons de réception étonnants, un restaurant gastronomique, démarre un musée du vin, lance des ateliers de dégustation, des cours d'nologie et de cuisine. Il fait revivre un quartier assoupi dans une torpeur confortable. Son « pôle du goût » devient lieu de vie.
Il a le soutien des municipalités voisines. Les rares à s'opposer à lui sont quelques gauchos qui trouvent le prix de vente des crayères bien trop bas, s'étonnent des passe-droits et subventions dont il bénéficie, condamnent les liens opaques entre Les Vignes du Val de Seine et des élus. Par contre, les mêmes applaudissent son combat pour les produits bio.
A la mort d'Arune, les éloges sont embarrassés. On lui reconnaît son militantisme pour le goût et l'écologie, mais les élus sont prudents. Ses liens avec les milieux politiques de tous bords n'étaient pas désintéressés. Dans un communiqué, les Verts sont les premiers à réagir :
« Nous regrettons la disparition d'un fervent défenseur de l'écologie. Même s'il n'était pas des nôtres, Arune Gare défendait nos valeurs. Nous désapprouvions pourtant certains projets compliqués et opaques avec des municipalités du Val de Seine. Quels secrets emporte-t-il dans sa tombe ? »
On l'a assassiné pour l'empêcher de parler ?
Les Vignes du Val de Seine se sont développées trop vite. Arune n'a pas su gérer cette croissance et le poids des dettes est vite devenu trop lourd pour l'entreprise, quand les bénéfices se tassaient. La situation financière catastrophique a entraîné le licenciement de plusieurs employés et l'interruption de certaines activités.
La caviste répond aux questions de Valentine :
— Arune arrivait tard le matin, parfois juste pour le déjeuner. Il s'absentait souvent. La gestion de l'entreprise au jour le jour ne le passionnait pas. Il adorait mettre en chantier de nouveaux projets, mais pas les faire mûrir ; cela prenait trop longtemps pour lui. Il aurait dû se bouger le cul pour serrer les boulons. Mais que dalle !
... On n'arrivait pas à lui en vouloir. Le management le saoulait. C'était pas son truc.
... Il nous invitait de loin en loin au restaurant, pour un bowling ou un karting, une connerie sensée construire l'esprit d'équipe, et qui gavait tout le monde.
... Les Vignes, c'est d'abord un plan de bourges. On a beau faire de la pub dans les cités et draguer les comités d'entreprise, ça coûte du blé le bon pinard, même si on met le paquet sur les moins de 10 euros.
... Des profs viennent ici, donner des cours d'écologie à leurs classes. Des retraités se battent pour venir à nos causeries sur le réchauffement climatique ou la fin du pétrole. Mais une grosse partie de notre clientèle, c'est les « bobo-locaux ». Ils adorent le côté écolo des Vignes, le PQ recyclé, les lampadaires solaires, les produits bio et le commerce équitable.
Arune Gare voulait-il devenir le héros de la coulée verte ?
... Il ne m'a jamais parlé du chantier Brady. Mais il ne me faisait pas toutes ses confidences.
Suite du récit de la caviste :
... Avec les cours de dégustation et les fêtes du vin, on s'est construit une clientèle solide, des habitués arrivés chez nous par curiosité, qui reviennent parce qu'ils apprécient le style, l'ambiance, notre approche pas frime de l'nologie, ni prise de tête, ni élitiste.
... L'an dernier, j'ai publié un article avec Arune, sur les vignobles de la région parisienne. Il en était fier comme un bar tabac. Il en filait des copies à tout le monde : « De la culture de la vigne dans le Val de Seine au cours des siècles. »
... Son idole c'était Loubat, un ancien maire de Sèvres qui a écrit un livre sur les vignobles américains. Quelque part, Arune rêvait de lui ressembler. Mais il ne s'y connaissait pas tant que ça en vin. Il pouvait faire illusion, mais pas avec de vrais spécialistes...
Valentine l'interroge sur les rapports d'Arune avec Myriam :
— Je n'aime pas trop balancer mais de toute façon, vous allez vite être mise au parfum. C'était une belle histoire d'amour. Une rencontre un jour de grève. Des retrouvailles sur Internet. Et puis ça a tourné en eau de boudin. Il courrait trop le jupon.
Sa réponse ouvre des pistes, pointe vers Myriam, l'amante délaissée, vers d'autres amantes abandonnées, vers des maris trompés. Valentine insiste et la caviste explique avec un sourire :
... Arune était toujours attentionné avec les dames. Toujours un mot gentil, un compliment, dans un style ringard-romantique, lourdingue, dragueur de super marché, à déclarer son amour dix fois par jour, à dix femmes différentes. Il m'a draguée comme toutes les porteuses de chagatte dans le périmètre. Je l'ai tôlé et il n'a pas insisté. Avec beaucoup d'autres, il avait plus de succès.
... Une espèce de charme kitch qui attirait la bimbo. Il apportait de la courtoisie et pas de prise de tête.
... Myriam était au courant.
On passe à Myriam :
... La vraie patronne, c'était elle. Le pacs du boss. Première arrivée, dernière partie. Un peu autiste mais pêchue ! Avec elle au restau et moi à la cave, s'il nous avait laissé faire, on lui sauvait sa boîte.
... Elle le poussait à se concentrer sur les activités rentables. Il se laissait convaincre, puis il nous pondait une nouvelle lubie et dépensait sans compter pour l'abandonner plus tard.
... Le côté commerce équitable des Vignes, c'est Myriam. Les meubles, la déco, le café, les jus. Il la laissait faire mais il s'en foutait. Pareil pour la réinsertion. Au départ, c'était son idée à lui de récupérer des mecs en galère. Mais c'est elle qui faisait tout, qui ramait pour les remettre à flot. Elle se débrouillait. Et quand il a fallu dégraisser, c'est pas ceux-là qu'elle a choisi. Elle a viré deux ou trois mecs qui n'avaient pas de mal à se recaser.
... Bon j'arrête. C'est pas Mère Teresa. Elle a un sale caractère. Elle est radine. Mais c'est une nana bien.
Une dernière remarque de la caviste :
... Je ne sais pas ce que Les Vignes vont devenir maintenant. Vous croyez que Myriam hérite ? Sinon, je peux aller direct chez Pôle emploi. Caviste en région parisienne. C'est pas gagné !
... Si c'est elle qui hérite... C'est ce qui est arrivé de mieux aux Vignes depuis longtemps.
Myriam aurait assassiné Arune Gare pour hériter ?
Fin de l'interview. Valentine repart avec un carton de Chinon ? 10% de remise.
Un représentant de commerce, client des Vignes du Val de Seine, l'aide à le ranger dans le coffre de la C3. Il répond avec plaisir à ses questions :
— Arune était sympa. Carré au boulot. Dragueur compulsif. Une jupe lui faisait un sourire et il ne rêvait plus que de la fesse promise. Avec son charme et son bagout, ça marchait d'enfer pour lui, surtout avec les nanas à problème, les divorcées juste relancées sur le marché de la viande.
Le VRP porte son machisme et sa libido en bandoulière. Il faudrait lui retirer ses cartes pour l'empêcher de contaminer une image de la profession déjà mal en point. Valentine abrège l'interview.
On ne sait toujours pas d'où vient Arune, mais la piste de l'époux jaloux ou de l'amante dépitée se concrétise.
Un serveur du restaurant des Vignes du Val de Seine dessine un peu le même personnage :
— Certaines clientes ne voulaient se faire servir que par lui. Pas forcément pour coucher avec. Elles aimaient ses attentions, les regards insistants, le flirt léger.
... Un soir, un mari a débarqué en plein service et Arune s'est fait casser la gueule. Deux côtes fêlées, un mois d'arrêt de travail. Les risques du métier. Il n'a pas porté plainte.
Le mari irascible a un alibi en béton : décédé au début de l'année d'un accident de moto.
Un vague copain d'Arune confie à la journaliste :
— Arune était mou, fade, rien de remarquable, trop sûr de lui.
... C'était le genre de type qui suit ostensiblement des yeux les jolies filles, qui ne peut pas voir une femme sans sortir une plaisanterie un peu grasse. Des succès oui, des tas, dont il se vantait un peu trop. Une aventure avec Arune, j'imagine que c'était le truc léger qui laisse un petit arrière goût. Il se faisait vite larguer Arune et il retournait à son pacs.
Les notes rassemblées par Valentine sur le pacs d'Arune :
« Myriam Sanchez née dans un quartier difficile de Bordeaux. Son vrai prénom est « Alice ». Sa mère abandonne le domicile conjugal et ses trois enfants, quand elle n'a que deux ans. Un père alcoolique. Elevée par sa grand-mère. Plusieurs fugues. A seize ans, on la retrouve dans un squat et elle est mêlée à une histoire de drogue. Elle échoue dans un foyer de la DDASS où elle achève médiocrement ses études par un bac littéraire. »
Finalement, ils ne sont peut-être pas si nombreux à arriver au bac dans des conditions pareilles, se dit Valentine. Suite :
« Selon une éducatrice qui l'a suivie pendant plusieurs années : « un cur en or et un sale caractère ». Quelques petits boulots. Long séjour à Londres. Embauche aux Vignes. Pacsée à Arune Gare. Elle devient numéro deux de l'entreprise. Selon les voisins, elle est sauvage et ne se lie pas facilement. Selon des employés des Vignes, elle est bosseuse, efficace, exigeante. »
Myriam accepte de recevoir Valentine.
Condoléances gênées ; la journaliste n'est pas à l'aise avec la mort. Qui l'est ? Myriam l'interrompt : « laissez tomber, je ne porte pas le deuil ». Elle installe son « invitée » dans le divan trop moelleux du salon moderne et froid, sert un thé brûlant, s'installe par terre sur un épais tapis persan et allume une cigarette.
Les réponses sont courtes, le ton neutre ; elle est comme absente. Dépression et calmants ? Les deux ? La voix s'anime un peu quand Valentine insiste pour qu'elle raconte son enfance. La journaliste adore ces occasions de saisir des bribes de vie d'inconnus, de plonger dans des histoires qu'ils ne racontent qu'à leurs amis les plus intimes. Myriam se livre sans hésiter :
... J'avais un peu plus de quinze ans quand mon père a réalisé que j'existais. Il a décidé que le petit village des Pyrénées où j'habitais depuis toujours avec ma grand-mère ne me suffisait plus. Il m'a faite venir chez lui à Bordeaux. Plusieurs mois étranges. Il buvait moins. Il était bizarrement gentil. Quand il a cherché à me rejoindre dans mon lit, je me suis enfuie.
... Quelques squats, des foyers de jeunes filles, dont celui du Moulin Vert, Grande rue à Sèvres, à l'époque il s'appelait L'uvre libératrice. Tout un programme ! Non ? L'ennui. Mes contacts humains se limitaient à une copine qui a fini par se jeter du cinquième et à des garçons boutonneux qui me sautaient dans des parkings.
... A dix-huit ans, je suis partie pour l'Angleterre. Ma vie a vraiment commencé.
... L'an dernier, mon père a voulu me revoir. Il était atteint d'un cancer terminal. J'ai accepté mais je n'avais rien à lui dire. Cela n'avait plus vraiment d'importance. Finalement rien n'avait jamais eu la moindre importance. Tout l'alcool qu'il a ingurgité a au moins servi à lui raccourcir sa vie de merde.
... Quel pardon ? Il n'en avait plus rien à foutre de mon pardon. Il voulait juste me revoir, une dernière fois. Je n'ai pas compris pourquoi.
Quand Valentine, un peu gênée, s'excuse de lui faire revivre ce passé sordide, elle sourit et commente :
— On ne va pas pleurer. Je ne suis pas Cosette.
Un beau jour, ton pacs meurt et tu te retrouves au cur d'une enquête policière, soupçonnée de t'en être débarrassée. Une journalise débarque avec ses questions. Tu réponds ? Peau de balle tu réponds ! Tu l'envoies brouter la journaleuse. Tu ne veux pas tes secrets étalés en place publique. Et bien, Myriam si ! Elle répond. Elle se livre. Quel exhibitionnisme la pousse à se donner en pâture au voyeurisme du public, elle qui a l'air plutôt réservée, renfermée même ? Valentine lui demande pourquoi elle accepte de se livrer. Sa réponse :
— Ma vie, c'est peut-être pas glamour mais j'ai honte de rien. Et je préfère la dire comme elle est plutôt que de laisser des journalistes délirer dessus. De toute façon, vous écrirez ce que vous voudrez.
Suite de l'interview.
Alice a dix-huit ans. Elle devient Myriam et part pour Londres se reconstruire. Juste de penser à Londres, son visage s'éclaire. Valentine questionne :
— Pourquoi n'êtes vous pas restée à Londres ?
— That is the question ! Parce que d'être toujours l'étrangère, ça tue. Parce que le ciel de Londres à la longue ça donne envie de gerber.
— Vous détestez Londres ?
— Non. Je plaisante. C'est une ville géniale et je voudrais y retourner. Mais un Ecossais m'a fait détester South Kensington. J'avais besoin d'une pause.
En revenant en France, elle trouve du travail aux Vignes du Val de Seine et, peu après, pacse le patron. Elle raconte à Valentine sa rencontre avec Arune dans le train de Paris, puis sur Internet.
On peut vivre avec les mensonges d'un compagnon mytho qui invente pour se faire plaisir. Peut-on vivre avec un homme sans passé ? Il n'a rien raconté ; elle n'a rien demandé.
Myriam :
— Je ne sais pas où il est né. Il ne m'a rien dit de sa famille, de son enfance, de sa vie avant Sèvres.
... Son anniversaire ? Je ne sais pas. Je ne suis pas anniversaire.
... Il ne m'a fait rencontrer aucun ami d'avant Sèvres.
... Il parlait anglais, avec l'accent américain. Il disait avoir fait un MBA de Berkeley. C'est le genre de machins que les gens aiment entendre, le banquier qui vous prête de la tune, la grosse boîte d'import-export qui vous passe un contrat. Alors si ça leur fait plaisir...
Valentine s'étonne qu'elle ait pu vivre avec un homme sans s'interroger sur son passé. Explication de Myriam :
— Les gens adorent décliner leurs souvenirs du temps jadis, parler avec tendresse, des gens, des lieux, des histoires qui leur font chaud au cur. Moi je n'en ai rien à cirer de la nostalgie. Pour éviter de croiser quelqu'un qui m'a connue quand j'étais jeune, je change de trottoir. Je n'ai aucun souvenir qui mérite d'être célébré.
... J'aimerais oublier mon passé. Je ne pouvais pas lui en vouloir de taire le sien.
Myriam semble se consoler assez vite de la mort d'Arune :
— Nous allions nous quitter. Trois ans de vie commune. Je voulais passer à autre chose et il ne se battait pas pour que je reste.
Elle le détestait ? Assez pour se débarrasser de lui ? Elle hérite. Elle désirait suffisamment cet argent pour commettre un meurtre ? Pour Les Vignes du Val de Seine. Un beau patrimoine qu'Arune était en train de céder. Suite de l'interview :
— On m'a dit qu'Arune s'apprêtait à vendre Les Vignes. Etiez-vous au courant ? Interroge Valentine.
— Oui. Je l'aidais à préparer les dossiers pour les acheteurs potentiels. Il espérait engranger dans les sept ou huit millions d'euros.
— Après les dettes, les impôts, il lui serait encore resté beaucoup ?
— Rembourser ses dettes ? Payer ses impôts ? Répond Myriam en éclatant de rire. Vous rêvez ? Prend l'oseille et tire-toi ! Je ne comprenais pas tout du montage compliqué qu'il préparait. Mais je suis certaine qu'il comptait toucher le fric de la vente puis se zapper au bout du monde, le père Arune, sans même laisser de quoi payer une journée de salaire. Les nouveaux propriétaires risquaient des surprises.
Elle est sûre d'elle et comme Valentine insiste sur la difficulté de toucher le prix d'une grosse vente quand on est couvert de dettes, elle finit par raconter ce qu'Arune lui a avoué de son passé aux Etats-Unis :
— Un soir qu'il avait bu, il m'a raconté une histoire de société aux Etats-Unis. Sur le moment, je n'y ai pas cru, mais depuis, j'ai appris à le connaître.
... Il aurait lancé un projet de tramway à air comprimé entre San Francisco et San José. Il voulait imposer les transports en commun en Californie, dans la Mecque de la voiture individuelle, changer le monde, le rendre plus propre. La situation était idéale : deux métropoles avec une enfilade de petites villes entre les deux. Mais voilà il n'avait pas prévu l'individualisme du Californien moyen pour qui les transports en commun sont des plans de pauvres. Surtout, il n'avait pas mesuré la puissance des lobbies automobile et pétrolier qui ont tout verrouillé, étouffé ses brevets, soudoyé les élus. Malgré les financements obtenus, les premières expériences réussies, les études de rentabilité, son projet s'est terminé en enterrement de première classe.
... Il a compris que cela ne se ferait pas. Il a vidé les caisses et disparu sans laisser d'adresse. C'est de là que venait l'argent pour créer Les Vignes. Ce qui restait d'un gros paquet de capital risque, du blé qui ne lui appartenait pas.
Valentine passera des heures à rechercher la trace de cette entreprise. Sa conclusion : « Mytho ! Du pipeau de première cette histoire de tramway à air comprimé en Californie. Arune n'a jamais monté de truc comme ça ni aux Etats-Unis ni ailleurs. »
L'interview s'épuise. Les deux heures de tête à tête s'achèvent plus chaleureusement que ne le laissait prévoir l'accueil réservé.
Myriam correspond à la description de la conductrice de la Twingo. Elle voulait quitter Arune Gare. Elle hérite. Elle ne pleure même pas sa mort. C'est une meurtrière possible. Le gardien du chantier l'a reconnue sans une hésitation. C'est la coupable idéale, en tout cas, la plus probable. Mais Valentine ne croit pas dans ces probabilités. Myriam n'aimait plus assez Arune pour l'assassiner. Elle ne le détestait pas assez non plus. Si elle ne voulait plus de lui, il lui suffisait de le quitter. Elle allait le quitter. Alors pour l'argent ? Peut-être. Mais, malgré le mobile, malgré le témoin, Valentine doute. Les bons et les méchants. Dans un film ou un roman, Myriam serait dans la bonne colonne. Donc elle est innocente.
Et dans la vie ?
Un mort qui vient de nulle part. Une blonde identifiée par un seul témoin, de nuit, de loin. Avec un bon avocat, Myriam ne risque pas grand-chose.
New York présente quatre régions viticoles qui vont de l'est vers l'ouest à travers tout l'état, et dont le développement a suivi le mouvement vers l'ouest de la population. La première est autour de la ville de New York, en particulier sur Long Island, la seconde dans l'Hudson Valley ; la suivante est près des lacs Finger au centre de l'état, et enfin la dernière dans la région Chautauqua, une extension dans l'ouest de l'état de New York, du littoral du Lac Erié.
Les jardiniers de Long Island, avec un grand marché concentré juste à leur porte, étaient naturellement intéressés à essayer de réussir dans la culture du vin. Il n'est pas surprenant que l'un des premiers fût un Français, un marchand nommé Alphonse Loubat, originaire du sud de la France. Probablement dans les années 1820, on ne sait pas précisément la date, il planta un vignoble de quelques quarante arpents, un effort ambitieux, à New Utrecht, comme on l'appelait alors ; ce lieu fait partie maintenant du quartier des quais de Brooklyn, et l'idée même d'y récolter quelque chose est inconcevable. Les vignes de Loubat étaient du Vitis vinifera [1], ce qu'on pouvait attendre d'un Français. Il dut lutter contre le black-rot et l'oïdium qui s'abattirent sur sa vigne. Ce faisant, on dit qu'il inventa l'ensachage des grappes pour éviter leurs déprédations. Mais il fut finalement obligé de reconnaitre que ces épreuves étaient insurmontables.
Loubat a laissé un mémorial permanent sous la forme d'un petit livre curieux avec le même titre que celui de Dufour, Le Guide du Vigneron Américain, et publié à New York à peine un an après Dufour, en 1827. Le livre, en français et en anglais sur les pages se faisant face, s'ouvre sur une charmante dédicace « à l'ombre de Franklin ». Le fantôme du grand homme est invoqué pour « protéger mes faibles écrits » et « protéger ma vigne, la faire si bien prospérer que je puisse bientôt faire des libations sur ta tombe en y pressant le doux Muscat et le suave Malvoisie ». À l'époque où il publie son guide, Loubat semble ne pas se douter que son Vitis vinifera est condamné ou que l'échec de la viticulture aux États-Unis ne sera dû à rien d'autre qu'à une négligence inexplicable d'une superbe opportunité. La méthode expliquée dans le guide ne fait aucune référence aux conditions américaines particulières, et propose de reprendre les pratiques françaises sans en rien changer. Très vite, la réalité lui a montré cette erreur et, en 1835, l'entreprise qu'il s'efforçait de mettre en place le long des berges de l'East Rive a été brutalement arrêtée et la propriété vendue en terrains à bâtir.
Pourtant, son travail avait commencé à attirer l'attention. Les premiers essais de Vitis vinifera de Longworth ont été réalisés avec des plants de vignes obtenus de Loubat. Un autre habitant de Long Island, Alden Spooner, le rédacteur en chef du Brooklyn Long Island City Star et l'un des citoyens les plus connus de cette communauté pastorale, avait observé les efforts de Loubat avec sympathie. Il commença vers 1827 à les imiter en plantant du Vitis vinifera dans son vignoble de Brooklyn, qui fait maintenant partie de Prospect Park.
1799 Naissance à Sainte-Livrade, Lot-et-Garonne
1826-1827 Vigneron dans le New Jersey et à New York
1827 Installation comme commerçant à New York
1827 Première édition de "The American vine dresser's guide"
1829 Mariage à New York avec Suzanne-Elisabeth Gaillard
1832 Ouverture du tramway New York - Harlem
1831 Naissance de son fils Joseph-Florimond
1833 Naissance de sa fille Thérèse Aimée (décédée en 1854)
1846 La famille Loubat s'installe à Paris 350 rue Saint-Honoré (8ème arrondissement)
1848 Candidat à la députation en Gironde avec l'étiquette de républicain démocrate. Publication de « De la constitution à donner à la France républicaine » et « De l'organisation cantonale, départementale et judiciaire »
1852 ou 53 Ouverture d'une ligne à gorge à Harlem
1853 Premiers essais de tramway à Paris par Loubat
1853-54 Achat de terrains à Sèvres et construction du château des Bruyères à Sèvres (vendu en 1863 à Michel-François Girod (1800 - 1867), membre d'une grande famille de banquiers suisses et protestants, qui le cèdera à son fils Gustave Girod)
1854 à 1858 Nommé maire de Sèvres par décret impérial
1854 Fondateur avec les frères Pereire de la Société anonyme du Grand hôtel du Louvre, premier grand hôtel de voyageurs de France construit en 1854-1855, rue de Rivoli, à la demande de Napoléon II.
1855 Ouverture de la première ligne française de tramway à Rueil
1856 Administrateur de la Compagnie générale des omnibus
1857 Ouverture de la ligne de Loubat entre Sèvres et Versailles
1866 Il publie « Construction économique des chemins de fer d'intérêt local »
1866 Mort à Ville-d'Avray, enterrement à Chaville aux côtés de sa fille.
Hommage dans le New York Times
1872 Réédition posthume de "The American vine dresser's guide"
1885 Mort de Suzanne-Elisabeth Gaillard. Transfert de la sépulture d'A. Loubat de Chaville au caveau familial Loubat acheté en 1883 au cimetière de Passy
1927 Mort de Joseph-Florimond Loubat
Portrait et signature d'Alphonse Loubat publiés en ouverture de la quatrième édition de "The american vine dresser's guide", le guide du vigneron américain, édité à New York en 1827, 1829 et 1832 puis réédité en 1872 par son fils. Toujours recherchée, on peut trouver l'édition de 1872 en vente sur de nombreux sites internet auprès de libraires américains de 180 à 300 $.
Valentine reçoit un SMS de Ben : « salut Poupée ! Point mort sur Brady. Tu couvres pour Le Parisien ? Dîner et plus si affinité ? Zoubis. B. »
Réponse : « Ciao Cow-boy ! Même lieu, même heure, mêmes suspects. V. »
La journaliste en vue du Parisien et une étoile montante de la PJ se retrouvent donc dans leur troquet favori, au cur du Marais, à deux pas de chez elle. On peut prédire sans trop de risque que c'est un préambule à une nuit torride, tendre et frustrante. Ils se sont installés dans des rencontres furtives, irrégulières, qui ne les satisfont pas. L'affaire Hirondelles sur le Web [3] avait été si intense. L'amour s'est vautré sur leurs deux curs comme une grosse sangsue, une bête honteuse sans cervelle sinon ils auraient depuis longtemps cessé de se voir, ou ils partageraient leur salle de bain.
Echanges délicats entre le flic et la journaliste. En principe, ils se disent presque tout, mais « tout » est dans le « presque ».
Ben raconte l'étrange dossier qu'ils ont réuni sur Arune :
— Ce type est le roi de l'embrouille. Suivant les cas, il se fait passer pour un universitaire, pour le directeur d'une ONG ou un fonctionnaire de la Commission Européenne. Il lui arrive même de laisser planer un doute sur son appartenance à des services secrets, anglais ou américains. C'est un escroc brillant, doublé d'un mythomane et doué d'une force de persuasion étonnante. Ses Vignes du Val de Seine ont reçu des subventions d'une dizaine d'organismes, au-delà du raisonnable, du vraisemblable même.
... On le retrouve dans plusieurs structures qu'il a montées. Il est directeur d'une Société Européenne de Conseil en Gestion des Déchets et Transports Alternatifs qui s'est surtout signalée pour sa production à grands frais de rapports creux, réalisés par des étudiants en master. Il est le trésorier d'une association Vineyard Without Frontiers, dont je n'ai pas compris la raison d'être. Le site Web annonce plusieurs centaines de membres dans une vingtaine de pays. Selon les RG, il faut comprendre quelques dizaines en France, et inconnue ailleurs. Il est aussi le fondateur et président d'une ONG, Droit Environnemental Sans Frontière, une coquille vide spécialisée dans l'obtention de crédits européens, de l'OTAN ou d'agences des Nations unies. DESF a organisé l'an dernier à Courchevel ses troisièmes Journées internationales. Les deux premières n'ont jamais eu lieu ! On pouvait y rencontrer des députés européens, un secrétaire d'état français, et de nombreux dirigeants d'ONG importantes invités... sur budget de l'Union européenne.
... Sa technique est parfaitement rodée et il improvise autour de variantes hallucinantes. Il arrive quelque part avec un titre ronflant, par exemple, comme le patron d'une ONG. Il a au préalable fait téléphoner quelques copains et peut exhiber des références, fabriquées de toute pièce, totalement invérifiables. Il utilise des appuis hauts placés, des contacts qui le crédibilisent et lui font obtenir un premier rendez-vous. Il se contente de demander dans un premier temps une coquille vide, un truc genre accord cadre, qui ne mange pas de pain et que son interlocuteur s'empresse d'accepter parce que cela ne coûte rien. Ensuite, il se sert de cela comme levier pour appuyer des demandes concrètes.
... Son réseau est impressionnant. Il est particulièrement dense dans l'administration territoriale des Hauts-de-Seine. En France, il touche des centres universitaires, plusieurs ministères, des commissions parlementaires. Il est représenté à Bruxelles.
Au matin, Ben quitte Valentine de bonne heure pour replonger dans son enquête. Mélancolie du temps qui passe, une nuit après d'autres, répétition qui fait que cette nuit ne mérite pas même d'être racontée.
Valentine allume son PC. Encore une fois, sa connexion Internet ne fonctionne pas. Elle ne peut pourtant pas vivre sans. Quel diagnostic docteur ? Le modem, le réseau sans fil, le proxy ? Mille éléments incongrus d'un puzzle nécessaire pour se connecter avec le reste du monde. Serait-il plus légitime de s'émerveiller quand cela fonctionne que de se désespérer quand la panne est là ? Il faudrait savoir accepter le comportement incertain, irrationnel d'un avatar pas du tout au point de la high-tech.
Pas le moindre bit ne semble arriver. Elle vérifie compulsivement. A tout hasard, elle désactive le réseau sans fil, éteint son PC, la borne wifi et reprend à zéro, une fois, deux fois. Elle appelle la « hot line », la ligne brûlante des désespoirs de ceux qui vont craquer, se fait balader de service en service, « traiter » par des incompétents condescendants, et pire du pire, il lui faut dialoguer avec des machines débiles : « pour faciliter la tâche de nos agents, merci de taper votre numéro de téléphone suivi de la touche « # ». Si vous appelez parce que tout marche bien, appuyez sur la touche 1 ; si le mot « Internet » vous donne des boutons, faites le 2 ; si vous êtes assez con pour n'avoir trouvé aucune sélection digne de vous, faites le 3 et restez en ligne jusqu'à ce que l'écouteur vous explose à la gueule dans environ 15.3 refrains d'« I-am-a-hero ». Nous apprécions de vous avoir comme client. Bien sûr, nous vous offrons un service de merde, mais vous pouvez toujours aller ailleurs pour recevoir le même service dégueulasse.
Exue, aide moi !
Non. Madame, je ne suis pas intéressée par votreLigneTélé, ma télé marche très bien merci. 100 chaînes ? Je n'ai pas les moyens, ni le temps, ni l'argent. Non je ne veux pas de bouquet ou peut-être un de fleurs et offert par Ben mais n'y pense même pas. Je ne veux pas parler à votre service commercial. Je veux que vous fassiez marcher ma putain de liaison Internet. Je veux que vous changiez la putain de musique de votre putain de répondeur que j'ai entendue trois milliards de putains de fois.
Miracle, le sans fil redémarre sans attendre un chimérique dépannage.
Valentine se replonge dans l'affaire Brady.
Si la police n'a pas retrouvé d'où venait Arune, pourquoi y arriverait-elle ? Elle s'accroche. Pour le mystère d'Arune Gare surgi de nulle part ? Pour sa compagne sans curiosité, ni regret ? Le gris passionne Valentine. Pas le blanc ni le noir, mais les traits flous de personnes que l'on pourrait peut-être aimer si on arrivait à les saisir.
Le début d'une guérison ? Elle n'est pas loin de le penser quand elle se surprend minuit passé depuis longtemps, penchée sur le dossier Brandy. Elle ne le feuillette plus d'un air distrait. Elle a fait des petits tas, rempli des pages de son écriture minuscule et de ses diagrammes étonnants. Elle va passer des heures à bâtir des tableaux, à errer dans un univers à elle, mélange subtil d'empirisme, de passion maniaque du détail, de classification aléatoire, au cur d'une religion privée fondée sur les correspondances les plus inattendues.
Elle préfèrerait tellement une vie normale. Les devoirs des enfants, le bain, le dîner. Les tâches quotidiennes de mère de famille. Pour combler le vide de sa vie de célibataire, elle s'étourdit de travail. Pourquoi cette agitation, cette impression de ne jamais en faire assez, de ne jamais rien faire qui compte vraiment ? Pas assez de temps pour le sport, les amis. Pas assez de temps pour soi. Le temps qui se gâche. Elle baisse la tête et fonce. Elle n'a pas de temps pour des états d'âmes, pas d'espace pour la tendresse. Pourquoi n'a-t-il pas appelé ?
Arune Gare et Myriam Sanchez. Les sources du meurtre sont enfouies dans ce passé que Valentine n'arrive pas à saisir.
Pourquoi n'a-t-elle pas prononcé les mots qui auraient fait rester Ben ? Pourquoi hésite-t-elle à s'installer dans une histoire d'amour qu'elle désire de tout son corps ? Par crainte d'être repoussée ? Peut-elle se réduire à cette seule attente ? Demain, dans une semaine, dans un mois, ils se retrouveront. Elle ne sait pas si cela durera. Elle ne croit pas.
Le lendemain, elle décide d'aller traîner à Sèvres, du côté de chez Arune et Myriam.
Ils remontent la rue des Caves, Arune lui raconte l'histoire incroyable du squat de ce quartier qu'il semble, malgré son âge, avoir connu depuis les débuts en 1973. Ces années hippies, rock et militantes qui firent battre le cur de la ville pendant plus de 20 ans. Vie communautaire, coopérative, journaux, imprimerie, restaurants associatifs, crèche, séminaires lacaniens, premier magasin informatique, associations en tout genre furent le quotidien de la centaine d'habitants du quartier et des Sévriens [4].
Les voisins lui parlent surtout de lui et dessinent un personnage complexe. La quarantaine encombrée de charme et de beaux restes qui s'effilochent. Côté ange, ses passions, son énergie. Côté démon, un individualisme forcené.
Une voisine de palier, qui semble l'avoir fréquenté de trop près, le décrit comme l'homme des « cercles concentriques ». Le grand cercle est formé de l'humanité. Il se dévoue pour des grandes causes mais cela reste abstrait. Le cercle d'après, c'est les gens qu'il aime bien ; il peut leur rendre service si cela ne demande pas d'effort. Le cercle des proches et au centre, Arune ! Tout doit s'effacer devant ses besoins et ses désirs.
Quand il est avec des amis, il décide pour leur plus grand bien et surtout pour le sien. Dans les sorties en groupe, on ne peut pas contredire ses choix d'intérêts collectifs, ni lui en vouloir de tout planifier, tout organiser, tout décider. Il fait cela pour simplifier la vie de chacun, pour le bien collectif et il est tellement plus efficace de le laisser faire. On part en week-end et tout est déjà fixé, les itinéraires, les hôtels, les restaurants, les musées. Bien sûr tout est choisi pour satisfaire ses goûts car c'est lui qui a pris le temps de tout organiser. On le laisse décider par fainéantise, par lassitude, pour éviter les discussions, les disputes. Pour Myriam surtout, la paix domestique passe par une abdication de toute aspiration personnelle. Leur vie de couple s'appuie sur un seul axiome : les préférences d'Arune ne sont pas négociables.
Ses opinions sont tranchées. On aime - et alors on adore - ou on déteste mais il n'est pas possible d'être indifférent. On aime le Bordeaux ou le Bourgogne ; on doit choisir son camp et détester l'autre. C'est cette notion de camp qui fait sourire sa voisine. Tu es Cortázar ou Abbado ? Ski ou mer ? Fromage de chèvre ou de vache ? Missionnaire ou levrette ? Rock ou jazz. Tu refuses de choisir entre Lhasa et Suzanne Vega, tu manques de caractère. Tu préfères parfois le thé vert et parfois le thé noir, tu es inconstant ; ou alors il faut préciser : Le thé noir jusqu'à 16:12 et ensuite le vert. Tu pourrais nous surprendre en préparant le thé de la mauvaise couleur. « Ça dépend » n'est pas acceptable. En voiture, le classique endort, le jazz c'est mou, du rock et puis c'est tout ! Et pas n'importe quoi : Nova. Il fait semblant d'ignorer que, quand elle est seule, Myriam écoute FIP.
Un voisin insiste sur sa façon très particulière de se nourrir et d'imposer cette alimentation autour de lui. Il aime alterner des repas légers, « un croûton de pain et un bout de fromage », « un fruit », et des orgies de nourriture. Là aussi pas de demi mesure. On l'a vu au barbecue de l'immeuble, engloutir une dizaine de merguez, deux tranches de rosbif, un camembert presque entier, et conclure avec deux énormes parts de gâteau. Surprenant pour quelqu'un qui fait attention à sa ligne, qui interdit chez lui le sucre et les pommes de terre « parce que ça fait grossir ». (Pourquoi est-ce que tant de gens pensent que les pommes de terre font grossir ?) Myriam a dû s'adapter à cette alimentation erratique.
La voisine finit par avouer en reniflant, à Valentine, qu'elle a eu le malheur de tomber amoureuse d'Arune.
Après l'avoir ignorée pendant plusieurs mois, il a découvert qu'elle existait et s'est mis à l'appeler dix fois par jour. Elle n'est pas restée insensible à un amour aussi dévorant. Elle a cédé. Il s'en est suivi une liaison brève et passionnée. Quelques jours torrides, denses, épuisants, qu'elle se rappelle avec une pointe de nostalgie mais sans regret.
Elle décide d'être plus précise, une journaliste c'est un peu comme à confesse et avec un peu de chance l'histoire finira dans le journal, de quoi faire pâlir de jalousie les copines :
— C'était un amant appliqué. Il alignait les positions, un peu à la manière d'un parcours hippique. Jusqu'à Arune, je pensais que plus cela durait, plus c'était bon. Mais avec lui, ça traînait, ça traînait et, au final c'était comme des pâtes qu'on a fait cuire trop longtemps... Mou et collant.
... Puis il s'est lassé et m'a fait une sarko ; il m'a annoncé par SMS qu'il me laissait tomber, sans même une explication. Bonjour la classe ! J'ai pleuré raisonnablement et je me suis sentie soulagée. J'allais enfin retrouver une vie normale. Il m'avait épuisée avec sa passion artificielle, la vie comme dans le loft.
Les rapports d'Arune avec les femmes : simples, superficiels et sans avenir. Valentine se dit que cette définition s'appliquerait à bien d'autres hommes.
La description d'Arune par un voisin :
— Beau, sportif, intelligent, belle réussite professionnelle. Tout pour plaire ?
... Depuis quelques temps, des petites failles perturbaient le bel édifice. Des riens. Des problèmes d'estomac. Le stress ? Le héros prenait des petites pilules rouges et du sirop blanc. Il ne buvait plus de café après 14 heures. Le surhomme faisait attention à sa petite santé. Les affaires n'allaient pas bien. Looser ! Une étiquette qui finit par coller à la peau.
... Les cheveux se dégarnissaient. Don Juan avait un début de calvitie. Ajoutez une ombre de bedaine à bière contre lequel on lutte à coup de jogging et de séance de gym. Ses vingt ans étaient loin.
... Le temps passe qui ne fait pas de cadeau. Un jour c'est le manque de souffle en grimpant une pente trop forte. Un soir, un assoupissement après un dîner trop arrosé. C'est un peu plus de difficulté à se motiver pour se battre sur un nouveau marché. Le temps pourrait se contenter de grignoter le temps qu'il reste à vivre, il le pourrit aussi.
Valentine apprécie dans les propos du voisin le cocktail bien dosé entre une jalousie pour Arune qu'il ne cherche pas à se dissimuler et un autoportrait sans complaisance.
Finalement quelqu'un d'assez quelconque, Arune Gare ?
Un autre voisin hésite devant la question. Arune Gare était-il quelconque ?
— Non ! Il était brillant. Il pouvait parler de tout et n'importe quoi. Je me rappelle une réunion de quartier. Il s'est mis à nous raconter la vie de Gaupillat, un industriel du 19ème siècle.
... Il nous a presque fait pleurer en décrivant le travail dans l'usine de munition du bas Meudon. La mère d'Arune y était ouvrière. Elle est morte dans une explosion et un début d'incendie qui a tué des dizaines de personnes.
Valentine retrouvera des traces d'accidents aux usines Gaupillat, mais aucun avec l'importance de celui narré par Arune Gare. Le voisin poursuit :
— Maintenant que j'y pense. Je l'ai rencontré un jour du côté de l'usine Gaupillat. C'est en face de l'île Seguin.
— Près de L'historic ? interroge Valentine.
— Oui, juste avant en venant de Sèvres. Je crois que l'usine est plus ou moins squattée. Méfiez vous ! On parle d'un gang de dealers très dangereux, des Yougos.
La Yougoslavie n'existe plus. Il faudrait qu'il révise sa géographie.
— C'est peut-être juste une rumeur que les squatters font courir pour avoir la paix, propose Valentine. J'ai fait un reportage sur un squat près de République qui traînait une réputation de coupe gorge. J'ai rarement vu aussi glauque et misérable. Des familles avec des millions de gosses, des clodos, des alcoolos, des drogués. Rien de romantique. De blacks qui pourrissaient dans leurs trous, y attrapaient toutes les maladies possibles dans l'angoisse que leur taudis brûle ou soit détruit par la police. Des pauvres, copieusement pauvres oui, mais pas criminels. C'est possible que quelques petits revendeurs zonent dans l'usine, quelques camés qui paient leurs trips en fourguant de la merde. Mais les vrais dealers ? Non ! Ceux-là ont de quoi raquer pour de vraies piaules dans des hôtels de luxe.
Un autre voisin, haut fonctionnaire au ministère de l'écologie, a eu la chance de côtoyer Gare dans le travail. Il raconte à Valentine :
— Une ONG, Droit Environnemental Sans Frontière, avait déposé un dossier de subvention au ministère. Gare m'a contacté à ce sujet. Je le connaissais vaguement comme voisin. Il causait bien. Il avait l'air de connaître tout le gotha de l'écologie mondiale. Il a mentionné un MBA de Stanford, une thèse sur l'environnement au MIT. Il m'a parlé d'études très importantes auxquelles DESF aurait contribué pour l'OTAN et la Communauté Européenne. Il a même promis de m'envoyer une copie d'un rapport qu'ils avaient réalisé et qui m'intéressait. Bien sûr, il a oublié de me l'envoyer. J'ai soutenu sa demande.
... Je me suis fait avoir. OK. Quand nos services ont commencé à avoir des doutes, j'ai vérifié. DESF, c'était Gare et une secrétaire à temps très partiel, plus quelques pigistes sans qualification. Bidon ! Comme tout s'était passé oralement, je n'avais aucune preuve de ses mensonges. J'ai bloqué ce que j'ai pu et on a décidé de ne pas le poursuivre en justice. Pour éviter les vagues. Pour ne pas étaler notre bêtise dans la presse. Malgré plusieurs engueulades, il a continué à affirmer qu'il était accrédité par notre ministère, voire qu'il dépendait de nos services.
... Le plus drôle, enfin je ne sais pas si drôle est le bon mot, c'est que Gare ne faisait pas ça pour le fric. DESF utilisait le fric obtenu avec ses rapports bidon pour publier des livres sur l'écologie qu'il distribuait gratuitement dans les écoles de la Communauté Européenne. Et il payait vraiment ses auteurs, ce qui se fait assez peu dans le genre. Si Gare m'avait raconté sa vraie histoire, je l'aurais peut-être aidé à trouver des fonds.
... Oui. Vous avez raison. Je l'ai aidé à trouver des fonds. Mais il s'est grillé au ministère sur ce coup-là. Je n'ai pas été le seul à me ridiculiser. Le ministre lui-même a subi des pressions d'un sénateur et insisté dans un mémo pour que l'on soutienne DESF.
S'ils s'épanchent tous facilement sur Arune, ils n'ont en revanche, pas grand-chose à raconter sur Myriam. Plusieurs voisines soulèvent la même question : Pourquoi s'était-il attaché à Myriam, lui qui semblait incapable d'aimer une femme plus que le temps nécessaire à la conduire dans son lit ? Pourquoi elle, finalement assez banale, une prolo qui cherchait à se faire passer pour une bourge.
Sa voisine de palier raconte :
— Au début, Myriam a aimé l'esclavage qu'il lui imposait. Mais elle s'est vite lassée quand elle a compris qu'il n'y avait rien d'admirable dans son despotisme, ses entêtements, ses lubies.
... Elle était au courant des infidélités d'Arune. Pendant quelques temps, il était moins présent et c'était comme des vacances pour elle. A chaque fois, il lui revenait. Elle et moi étions en train de devenir amies quand Arune s'est décidé à me draguer. Je me suis même demandé si ce n'était pas juste pour détruire cette amitié qu'il le faisait ?
... Elle voulait le quitter mais n'arrivait pas à se décider. La peur de se retrouver seule ? Elle espérait qu'un jour, c'est lui qui partirait, avec une de ses conquêtes. Mais à chaque fois, il se lassait et revenait. Encore une qui n'était pas arrivée à l'en débarrasser.
Ils auraient pu continuer à vivre des années comme cela. Pourtant un jour, elle a choisi d'en finir ? Elle ne pouvait plus supporter sa médiocrité ?
Si elle est moyennement populaire chez ces dames, Myriam plait beaucoup aux messieurs du voisinage qui lui trouvent du charme. Eux ne comprennent pas pourquoi elle restait avec ce tyran tellement moins bien qu'elle. Pour la vie confortable qu'il garantissait ? Myriam plait beaucoup aux hommes. Elle a assez plu à l'un d'eux pour qu'il décide de la libérer, pour qu'il tue pour prendre la place d'Arune ?
Le Parisien :
Rebondissement dans l'assassinat du chantier Brady. Myriam Sanchez, la PACS du mystérieux M. Gare, a été mise en examen. Mme Sanchez hérite des Vignes du Val de Seine. Elle a été reconnue par un gardien du chantier et ne peut fournir aucun alibi.
Un quai à Liverpool en 1820. Sur la passerelle du Savannah, Alphonse Loubat fait un dernier signe à un cousin négociant à Londres, venu accompagner son départ. Il n'a pas trente ans et il entreprend son premier voyage aux Etats-Unis. Un pincement au cur pour la famille et les amis qu'il quitte.
Il est impatient de découvrir le nouveau monde dont il rêve depuis si longtemps, un espace aux dimensions de ses ambitions. Mais surtout, il est impatient de traverser l'Atlantique sur une future légende, le Savannah.
Alphonse Loubat a l'honneur d'être passager d'une des premières traversées de l'Atlantique en navire à vapeur. Les détracteurs ont beau être légion, il croit en cette nouvelle invention. Il rêve de sa propre ligne entre Bordeaux et Boston. En attendant, il doit se contenter de la ligne d'un autre, entre Liverpool et Savannah. La traversée va prendre 29 jours. Pendant ces longues journées, le petit trois-mâts sera surtout tiré par ses grandes voiles. La vapeur n'est qu'une puissance auxiliaire qui ne sera utilisée que quelques heures, presque à la fin du long voyage, huit heures, pas une de plus, qui transforment ce voyage en une célébration de la science.
Joseph Loubat, qui deviendra Alphonse, est né le 27 Prairial de l'an VII, le 15 juin 1799, à Sainte-Livrade dans le Lot-et-Garonne. C'est le digne héritier de cette bourgeoisie du sud ouest, entreprenante, commerçante, facilement aventureuse. On ne sait rien de sa jeunesse jusqu'à son départ aux Etats-Unis. En arrivant à New York, il lance un commerce d'import-export avec la France. Que peut-il bien importer ? Du blé, du vin. Et exporter ? Du tabac, du coton, du café.
Le 22 juin 1829, à New York, en l'église Saint Peter, Loubat épouse Susan-Elisabeth Gaillard, riche bourgeoise américaine d'origine française. Si elle fait partie de ce nouveau monde qu'il est venu conquérir, ses racines sont de son monde à lui. Pas de choc culturel donc, mais un mariage intelligent qui assoit la carrure financière de Loubat, tisse des liens avec la bourgeoisie locale. Le couple très catholique aura deux enfants, Joseph-Florimond né en 1831 et Thérèse Aimée en 1833. L'histoire retiendra surtout Joseph-Florimond, nommé comte puis duc pontifical par le Pape en remerciements de ses dons à l'église.
Pendant plus de trente ans, Loubat va se partager entre la France et les Etats-Unis. Pendant toutes ces années, l'épouse fidèle suivra avec les deux enfants, d'une rive à l'autre de l'Atlantique. Respect ! Les voyages n'étaient pas simples à l'époque.
Il est dans le négoce. Il achète et vend tout ce qui peut rapporter. Il investit aussi astucieusement dans l'immobilier. De 1827 à 1852, il est répertorié à New York comme « merchant ». Pourtant, il a du mal à se faire accepter par la riche bourgeoisie de la côte est ; il n'est pas du sérail et sa fortune n'est pas suffisante pour convaincre. « The wealthy citizens of New York City » (le "Who's who" local des années 50), le crédite d'une fortune (modeste) avec le bref commentaire [5]: « Alphonse Loubat (200 000 dollars). French importer. Operated in matrimony very advantageously. Now retired. » Lois A. Krieger, dans un article d'avril 1990, parlant de Loubat et de quelques-uns de ses collègues, enfonce le clou : « un certain nombre ont acquis leur richesse par d'autres moyens que l'industrie laborieuse et semblent être plus canailles et aventureux que complètement honorables. ».
Pour des mauvaises langues, le seul mérite de Loubat est d'avoir épousé une riche héritière.
Très jeune, Loubat s'est découvert la passion du vin. Il a hérité de vignes dans sa région natale. Vers 1826-1827, il importe de France, par souscription, plusieurs milliers de pieds âgés de trois ans qu'il plante dans les environs de New York, dans le New Utrecht. Le New Utrecht, ça ne vous dit sans doute rien. Mais si on vous explique que le coin s'appelle aujourd'hui Brooklyn ? Il plante aussi des vignes à Long Island, dans le New Jersey.
Loubat s'est entouré d'une « bande » de quelques entrepreneurs décidés à donner à la vigne française de nouvelles frontières. Il faut convaincre, éduquer. Sa tentative est célébrée encore récemment par « The international herald of taste », la revue du mouvement très branché « slow food ». Dans un article intitulé [6], « Landmark wineries », ils analysent l'arrivée du vin aux Etats-Unis et la contribution essentielle d'Alphonse Loubat présenté comme l'initiateur de la French Connection du vin.
Les vignes de Loubat meurent en quelques années. Qu'importe, cette région deviendra un des premiers états américains producteur de vin. En 1827, Loubat décrit son aventure dans la préface de la première édition d'un guide [7] du vin « The American Vine Dresser's Guide », qui connaîtra plusieurs rééditions, un livre devenu quasi culte par la suite. Des exemplaires de l'édition de 1872 sont encore aujourd'hui régulièrement en vente sur des sites comme ebay.
A son décès, il possède encore terres, fermages, meubles et immeubles à la Nouvelle-Orléans. Dans l'inventaire de son héritage, on découvre aussi 26 barriques de vin à Lamothe en Gironde.
Les vallées de Meudon, Marivel et Saint-Cloud, ne comptaient pas moins de 543 hectares de vignes en 1787 et 1 136 hectares en 1807, qui semble être l'apogée de la culture de la vigne dans le secteur. Sèvres comptait pour sa part 69 hectares de vignes en 1787 et 225 hectares en 1807.
Mais où sont passées les vignes d'antan ?
Par des copains écolos, Valentine a pu obtenir un rendez-vous avec Wendy Grivette, la responsable du collectif anti-Brady, la vieille dame qui démolit des balustrades. C'est à L'historic, un café des bords de Seine, à Issy-les-Moulineaux, qu'elles ont rendez-vous, à deux pas de la maison que Wendy partage avec des amis, sur le coteau.
C'est Ben qui a fait découvrir à Valentine ce bar surgi du fond des âges, hanté par des générations d'ouvriers Renault. On y a débattu des grèves, joué et rejoué l'histoire du mouvement ouvrier. Plutôt que de devenir un lieu de tourisme, L'historic s'est entêté à résister comme troquet de quartier. Pincement au cur, le bar qu'elle a connu a disparu depuis sa dernière visite. Le nouveau patron, un marocain jovial, l'a adapté à une nouvelle clientèle souvent rmiste, plus Nord Africaine encore qu'avant. Comptoir en formica et grand écran pour suivre les matchs, le bar a gagné en confort ce qu'il a perdu en charme.
Arrivée de Wendy, une tornade minuscule, débordante de sourire, une frêle mémé aux cheveux blancs éclatants, la peau blême, toute ridée.
Wendy aime raconter son histoire : Ouvrière à 16 ans. Mariée à 20. Veuve à 24. Pas d'enfant. On entend le chagrin à peine assourdi par le temps. Une vie de labeur, de coups de gueule. La banlieue. Le parti des déceptions, qu'on quitte sans jamais en guérir. Le syndicat où l'on reste sans y croire. La surprise de tenir toute une vie.
Elle a envisagé la maison de retraite. Mais comme elle ne pouvait se permettre les lieux de luxe, ça aurait été celle du coin de la rue ou du fond de la campagne perdue, le tiers monde, assommoir d'ennui à l'espace mégotté, malodorant de nourritures insipides. Elle n'avait pas bossé toute sa vie pour un mouroir nauséabond triste à crever, réjouissant comme une gueule de bois. Elle a préféré rejoindre une commune de retraités. Au moins, leur misère est choisie, partagée, solidaire. Elle va mourir debout, décidée à déranger un maximum les animateurs de la pauvreté et leur morale de la rentabilité.
Elle a découvert les panthères grises, une mine de petits vieux dynamiques et sympas pour sorties et plus si affinité, des passionnés décapants pour partage de révolte. Cela la changeait des associations somnolentes du troisième âge, dépotant péniblement leur minimum syndical d'activités culturelles.
Plus jeune, elle a été condamnée plusieurs fois, des amendes, des petites peines, du sursis, des trucs sans importance, des chèques sans provision, des impayés. Dans son petit groupe de panthères grises, on l'initie à une autre ligue de délits : refus d'obéissance à agent, dégradation de biens, désordre sur la voie publique. Elle comprend vite l'avantage de l'âge. Tu rappelles toujours la grand-mère ou la vieille tante de quelqu'un. Au flic qui t'arrête, au juge qui te condamne. Alors ils cognent moins fort.
Les morts de la canicule. Wendy était aux premières loges. Elle a d'abord accepté comme les autres. Cela n'a rien de révoltant un vieux qui s'éteint en bout de vie. Il ne lui restait de toute façon presque rien à vivre. Un ça passe. Mais deux, trois, douze, plus ? Et ceux qui n'étaient même pas si vieux. Le destin ? Ceux qui auraient pu vivre encore des années. Il y avait autre chose, la pollution, le manque de soin, l'abandon. Alors elle s'est démenée, elle a essayé de comprendre, d'aider. Son prêche :
— N'oublie jamais mon pote que les vieux vont mourir ! C'est la vie. C'est ta vie. Il y a sûrement quelque part un vieux qui a besoin de toi. Offre-lui une clope ou un canon ! Cela ne l'empêchera pas de clamser mais cela lui donnera un peu de bonheur. Voilà ce que tu peux faire pour les vieux. Et surtout tu prends le temps de les écouter. Les vieux s'ennuient le dimanche. Ils s'ennuient la semaine et ils flippent leur solitude. Alors, écoute-les ! Ils ont des trucs à raconter, les vieux. Ils passent leur temps à revivre de vieilles histoires qui éclairent leur putain de vie de vieux. Ils prennent leur pied dans leurs putains de détails. Ils n'ont pas envie de ta pitié, juste d'un peu d'attention.
Wendy parle de ses amis, des inconnues et de demi célébrités comme Maggie Kuhn, la fondatrice des panthères grises, qu'elle est allée rencontrer aux Etats-Unis, Maggie qui répétait : « Parle avec ton cur même si ta voix est chevrotante. » La voix de Wendy n'est pas chevrotante. Elle est rauque, cassée. Elle vibre de violence, de feu, sans arriver à cacher sa tendresse pour ceux qui n'ont rien. C'est un peu ringard, mais elle est comme ça Wendy.
Les vieux vivent de plus en plus longtemps et cela exige de l'organisation, des structures, de l'argent. Elle ne supporte pas les politiques, la compassion dans la voix, quand ils parlent de la misère des vieux et qui oublient tout, une fois les micros débranchés.
Elle ne supporte pas non plus les connards qui bétonnent et détruisent la vie. Elle a fait de la défense de la coulée verte qui passe par Brady un combat personnel. Elle a décidé de se battre ici, maintenant, les années qu'il lui reste à vivre. Ce lien entre les espaces verts est si important qu'il doit être préservé jalousement. Sinon les petits squares gris pourris ne survivraient pas avec leur faune et leur flore anémiques. Sinon les plantes mourraient, les insectes disparaîtraient. Sa mission, ouvrir des passages pour la vie.
Elle est allée voir les promoteurs. Ils l'ont reçu très gentiment, une si charmante vieille dame. Ils lui ont expliqué qu'ils adoraient la nature, qu'ils passaient leurs dimanches à Fontainebleau et que vraiment ils n'y pouvaient rien s'il leur fallait rogner sur sa coulée verte. Elle leur a répondu gentiment qu'elle allait leur pourrir la vie.
Valentine passe un long moment avec Wendy. Elle connaît maintenant tout de la poignée d'écolos qui se battent contre le chantier. Pour eux, la révolution n'est pas à l'ordre du jour. Ils sont modestes, têtus. Ils veulent juste retarder le chantier. Comme Wendy l'explique à Valentine : « chaque mois de retard, c'est un autre projet de ces massacreurs qui est remis à plus tard, peut-être annulé. On ne les empêchera pas de faire Brady mais si on les emmerde assez, ils hésiteront la prochaine fois... » Une stratégie sans faille, rien à voir avec la violence ou l'assassinat.
Valentine l'interroge sur Arune Gare. Wendy l'a rencontré dans des meetings locaux :
— Un petit gars sympa. Il avait bien compris le sens de nos combats. Il m'a plusieurs fois passé des documents intéressants sur des projets immobiliers, sur leur financement plutôt louche. Mais il ne voulait pas paraître en première ligne. Il bossait avec les municipalités. Il traînait, un peu trop à mon goût, avec les promoteurs.
... Pour Brady. Non ! Il n'est jamais venu à nos réunions. Il ne faisait pas partie des opposants au chantier.
Elles parlent longtemps. En la quittant, Valentine se dit que vieillir pour vieillir, elle préfèrerait que ce soit comme Wendy, sans se résigner.
L'article que Valentine prépare sur Myriam avance tout doucement.
Il sera accompagné d'une photo qu'elle a prise le jour où elle l'a rencontrée. D'où la belle blonde aux longs cheveux, à la poitrine débordant d'un décolleté généreux, à la quarantaine légèrement ridée, tient-elle son charme ? De sa bouche sensuelle ? Du regard immense ? De sa manière particulière de tenir la tête un peu penchée de côté.
Valentine prend plaisir à leurs longues conversations au téléphone. Elle aime le son de la voix de la prisonnière, une ombre de musique du sud ouest, la chaleur d'une tonalité bien grave.
Valentine relit quelques notes qu'elle a réunies.
L'enfance misérable. Des petits boulots en France. Caissière, serveuse, standardiste, secrétaire. Le séjour en Angleterre. Un CDD jusqu'à sa rencontre avec Arune et Les Vignes.
Valentine se demande à quoi ressemblerait sa propre vie esquissée dans un journal ?
Valentine B. est née à Colomb-Béchar dans le sud de l'Algérie. Voilà c'est mal parti. Colomb-Béchar n'existe plus. On a supprimé le Colomb. Comment peut elle être née en Algérie, dans une famille installée là-bas depuis des générations, sans être reconnue comme Algérienne, sans parler l'arabe ou le kabyle, pas même l'hébreu, le ladino, le judéo-arabe ? Juste le français, la langue du colonisateur. Sa bio bloque sur des écueils historiques. Après des études moyennes, Raccourci énorme qui avale les années les plus denses de sa vie, les plus heureuses ? Mais elle bloque : elle ne trouve rien d'autre d'intéressant à dire. Elle ne va quand même pas raconter des histoires d'amour banales et des excès de voyages ordinaires. Elle devient journaliste free lance. Il faudrait dire : elle survit comme journaliste free lance, parler des galères, des charrettes, des angoisses des semaines sans travail. Vivre d'un tel métier, c'est un luxe. Toute cette bio sonne faux. Spécialiste des faits de sociétés. Il faut entendre les meurtres bien glauques et les chats écrasés. Rien dans cette bio sur ses angoisses, rien sur l'homme avec qui elle baise. Quelques lignes qui ratent l'essentiel.
Sa bio de Myriam est floue.
La photo de Myriam aussi est un peu floue. Dans le sourire, Valentine peut lire : « pour le meurtre d'Arune, je suis coupable mais vous ne pouvez rien prouver, rien comprendre.»
Plus son enquête piétine, plus Valentine s'entête. Sur le Web, elle a découvert des courriels sur le chantier Brady qui l'ont intriguée. Et cette signature : « Fils de Spam » souvent abrégée en F2S. Des courriels ou du spams ? Faudrait-il dire pourriels, polluriels ou merdiels ? L'étymologie de spam : un sketch des Monty Python, un petit restaurant et ce nouveau mot qui envahit la conversation et le menu, SPAM pour Shoulder of Pork and hAM, en français (épauleS de Porc et jAMbon). Sur le Web, le mot désigne maintenant une forme abjecte de comportement asocial, l'envoi massif de courriels non désirés par les destinataires.
Les textes de F2S un peu partout sur le Web appellent à la résistance et dénoncent des complots imaginaires. Paranoïa et mythomanie. Autodérision et humour en prime. Comme ce pseudo, Fils de Spam, qui revendique haut et fort le choix d'inonder de fiente le réseau tout entier ? On ne comprend pas toujours ses textes. Il cite dans le désordre Montalban et Ellroy, Libération ou Le parisien, rajoute pour faire bon poids, en attachement, quelques planches de bande dessinée, le chat du rabbin, une affiche de film, un poème obscur. Il propose le refus de toute autorité comme but ultime.
Sur une liste dédiée à la défense de la coulée verte, F2S a posté un article. Le texte est court :
« La défense des coulées vertes doit s'inscrire dans une logique écologique globale, s'articuler à la défense des transports collectifs. Coulée verte et tramway, même combat ! »
Il a joint en attachement l'affiche de film : « un tramway nommé désir ». F2S a rajouté en blanc, à la main, le surtitre : « l'homme de Brady, l'Américain de Sèvres ». Brady, le lieu du meurtre. Sèvres, la ville d'Arune et Myriam. Le tramway ? Le désir qui l'a conduit vers sa mort ? Des correspondances. Un lien entre Arune et Brady ?
Valentine retrouve une note sur son iPhone :
« On appelait Alphonse Loubat, l'américain de Sèvres. »
Loubat, l'inventeur du tramway. Un tramway nommé désir. Arune Gare et Alphonse Loubat. Deux américains de Sèvres, par-delà les ans. Pourquoi Brady ?
Le courriel de F2S a été posté quelques jours avant le meurtre du chantier Brady. Un hasard ? Intuition ? Prémonition ? Voyance ? Arune était déjà lié à Brady avant même de venir se faire assassiner sur le chantier. Pourquoi Brady ?
Elle prend une page blanche. Elle inscrit plusieurs mots : « l'homme de Brady, Arune Gare, La blonde plantureuse, Myriam Sanchez, l'Américain de Sèvres et un tramway nommé désir. Alphonse Loubat. » Une flèche entre Arune et l'homme de Brady. Myriam est-elle la meurtrière de Brady ? Les apparences disent oui. Valentine hésite.
Elle relit un article du Parisien :
Cadavre du chantier Brady : Le soir du meurtre, Arune Gare est sorti seul aux environs de minuit. Selon le gardien de l'immeuble, Myriam Sanchez n'aurait pas quitté son appartement. Pourtant, elle a été formellement reconnue par le gardien du chantier comme la conductrice de la Twingo. Le commissaire Navet chargé de l'enquête refuse de confirmer la présence de Myriam Sanchez sur les lieux du crime...
Myriam a un alibi, que la police a préféré ignorer. Le gardien de l'immeuble affirme ne pas s'être absenté. Myriam aurait pu sortir puis rentrer sans qu'il la voie ? Il aurait fallu un hasard incroyable pour qu'elle traverse deux fois le hall sans qu'il ne l'aperçoive. Ou alors il s'est absenté et il refuse de le reconnaître. Ou elle l'a acheté. Combien ça coûte le témoignage d'un gardien d'immeuble qui gagne à peine plus que le SMIC, pour un boulot de merde.
Faisons l'hypothèse de l'honnêteté du gardien. Avait-elle moyen de sortir de l'immeuble sans qu'il ne la voie ? Par les caves ? Non, pour les rejoindre, il faut aussi passer par le hall. Les balcons ? Myriam habite au septième étage. Il lui faudrait des talents d'acrobate et pas mal de chance pour ne pas être aperçue d'un voisin. Comment est-elle sortie ?
Le soir du meurtre, Myriam redescend parler au gardien : « C'est bien demain les gros objets ? » Il fallait qu'elle s'intéresse aux gros objets ce soir-là et pas un autre soir, dévêtue d'une chemise hyper transparente et d'une absence de soutien-gorge. Le pauvre gars n'avait pas la plus petite chance d'oublier son passage. Elle passe aussi très tard chez une voisine demander le nom d'un produit pour nettoyer le carrelage des balcons. Et elles discutent du concert de Johnny à la télé ; comme cela on fixe la date et l'heure. Toujours chanceuse, elle passe plusieurs coups de fil, tard dans la soirée, de son téléphone fixe. Elle chercherait à se construire un alibi pour ce soir-là qu'elle ne s'y prendrait pas autrement. Mais pas de chance ! Son dernier contact est à 11 heures et il lui reste le temps de foncer jusqu'à Brady exécuter Arune Gare.
Ben a fourni discrètement tous ces détails à Valentine. Il lui a aussi dit que les inspecteurs chargés de l'enquête sont convaincus de la culpabilité de Myriam.
Un alibi trop solide pour une innocente mais un alibi bancal. Le vigile du chantier ne s'est pas trompé. Elle était à Brady le soir du meurtre. Peut-on l'imaginer escaladant des balcons ? Est-elle assez sportive ? Elle a peut-être fait du cirque dans son jeune temps ou de la grimpette à Fontainebleau. Reste la visite chez la voisine. Juste avant de foncer à Brady commettre le meurtre ? A son retour ? Et les coups de téléphone. Une complice ? Un alibi construit avec un soin d'enfer. Normal ; elle savait qu'Arune allait être assassiné. Elle ignorait juste l'heure exacte du crime.
Valentine surfe. On trouve de tout sur le Web mais rien sur Myriam Sanchez. Secrétaire de la PME du coin de la rue. Cela ne mérite pas la plus petite mention, même pas sur un coin du grand livre de la toile. Pourtant Myriam a sa page, celle qu'Arune a écrite pour elle et qui est restée. Mais cette page, Valentine ne la trouve pas.
Arune lui existe sur la toile. Valentine découvre des listes de tchatche publique où il est très actif, surtout sur le vin et l'écologie. Une inspiration :
→ Résultats 1 - 10 sur un total d'environ 386 pour « américain de sèvres ». (0.24 secondes)
Le troisième texte est signé d'Arune. Il y parle d'Alphonse Loubat et d'une ligne de tramway entre Paris et Versailles via Sèvres. Une carte explique le tracé de ce tramway. Gare s'intéressait à l'histoire de Sèvres. Un extraterrestre arrivé à Sèvres on ne sait pas comment. Et à peine débarqué, il s'intéresse au trou du cul de son bled, bien plus que la plupart des imbéciles heureux d'y être nés. Elle aimerait comprendre Gare, ses passions pour ce Loubat et pour Sèvres.
Elle imprime le texte d'Arune.
Résumé :
Loubat, un riche commerçant de Bordeaux partageant sa vie entre la France et les Etats-Unis, est l'inventeur du tramway dont il développe une première ligne, la mythique Ligne 1 du Louvre à Versailles. On disait alors le tramway américain. On appelait Loubat, l' « Américain de Sèvres »...
Valentine récapitule : un mort, Arune Gare, dont on ne sait rien, une suspecte, Myriam Sanchez. Et finalement, une piste à peine moins bidon que les autres, celle de F2S. Pourquoi pas une petite enquête sur le roi du merdiel du 9-2 ? Ou sinon, on laisse tomber et on passe à autre chose ?
Elle n'est pas la seule à s'intéresser à F2S.
L'enquête de la police piétine. Valentine a obtenu une nouvelle interview de Myriam Sanchez, cette fois à la Santé.
La jeune femme qu'elle a en face d'elle semble bien loin de la Myriam qu'elle avait rencontrée. Elle est comme brisée par son séjour en prison.
Valentine voudrait écrire la biographie de Myriam. Elle raconterait sa famille, ses amis, son travail, ses amours aussi ; décrirait les lieux où celle-ci a vécu. Elle s'en tiendrait aux faits, même si les faits comptent pour du beurre. Elle interviewerait des gens qui l'ont connue, écouterait, prendrait des notes. Puis elle organiserait, trierait. Elle montrerait des photos, se retrancherait derrière leurs mensonges, leur vérité aussi. Elle construirait une muraille de détails insignifiants. Tout sur les strings hors de prix de la belle blonde, rien sur les choix qui font basculer un destin ! Il lui faudra choisir son camp. Myriam est coupable puisque la police le dit. Myriam est innocente parce qu'elle le dit. Pas de doutes mais des certitudes, n'importe lesquelles. Mais voilà ! Valentine ne veut pas choisir. Pourrait-elle rester neutre ?
Elle pourrait essayer de résoudre le mystère du meurtre de Brady. Elle pourrait profiter de la faiblesse de la prisonnière pour obtenir des confidences, des aveux. Mais ce n'est pas son but non plus.
Elle voudrait comprendre la jeune femme.
Suivant scrupuleusement les souhaits de la prisonnière, Valentine a apporté un roman de Benaquista, un magazine et une tablette de chocolat aux noisettes.
Valentine voudrait revenir sur l'enfance de Myriam, mais à ses questions précises, Myriam oppose le flou de ses réponses. Les souvenirs semblent effacés ; le passé est comme estompé. Comment raconter l'histoire de la femme sans mémoire, de celle qui a perdu les noms, qui ne soucie pas des dates, de celle qui a choisi l'oubli ? Il ne reste à Myriam que quelques pauvres souvenirs, quelques images dans un brouillard de plus en plus dense quand on s'enfonce dans le passé, un brouillard qui laisse filtrer quelques bribes de réalité qu'elle vénère, qui s'imposent pour des raisons obscures.
Plutôt que d'essayer de saisir les vestiges imprécis de cette mémoire qui s'épuise, Valentine encourage Myriam à lui raconter des instants de cette journée qui s'est conclue par la mort d'Arune.
Valentine est en jeans, t-shirt moulant noir, un peu court, laissant briller un nombril sans piercing. Elle a sorti son bloc-notes et, assise sur une chaise inconfortable, elle écoute.
Imaginez Myriam, blonde, belle malgré tout, charmante, fascinante parfois, un peu tassée, dans la lumière sans concession du néon, les yeux baissés quand une question l'embarrasse, souriant parfois, essuyant de loin en loin une larme. Un regard sombre de désarroi et d'intensité. Un monstre ? Le mal ? L'innocence injustement soupçonnée ? Imaginez-la se cachant derrière des demi-vérités, racontant une journée de sa vie sans jamais chercher à expliquer.
Valentine a suivi d'autres enquêtes. On ne devient pas la spécialiste des faits de sociétés, comprenez les meurtres les plus glauques, les histoires les plus sordides, sans rencontrer des assassins. Elle n'a jamais autant eu envie de comprendre. Elle encourage Myriam à parler d'une journée très particulière de sa vie, d'une vie entière qu'elle revit à travers cette seule journée, kaléidoscope d'une longue attente, aboutissement d'une lente construction. Myriam, comme écrasée par la prison, le regard moins vert, plus sombre, la tête un peu penchée, les cheveux pas vraiment propres, mal peignés. Sa voix traîne, s'étire. Elle est bizarrement souriante, curieusement détendue ; on imagine l'abus de médicaments. Malgré les quelques kilos gagnés en centrale, le survêtement informe, les hommes se retourneraient encore sur elle. Pour son regard humide ? La cambrure prononcée de ses reins ? Les hanches larges ? La poitrine exubérante ? En résumé, pour la sexualité que l'univers carcéral n'est pas arrivé à gommer.
Venez assister au choc entre la thérapie de la confession pour Myriam et la religion du silence de Valentine.
L'ébauche d'une journée très particulière.
Ce matin-là, Myriam s'apprête à claquer la porte de son appartement, un peu plus tôt que d'habitude, tailleur strict, fraîcheur de la douche récente, soupçon du parfum bon marché. La travailleuse, déjà opérationnelle, aseptisée, plus fonctionnelle que désirable, peut-elle être jalouse de sa voisine, femme au foyer. Des années de conquêtes féministes pour avoir le droit de claquer sa porte à sept heures quinze, quand la voisine, ses petits monstres scotchés devant la télé, prépare le petit déjeuner du travailleur qui ronfle encore ? On imagine la femme au foyer, visage bouffi, peignoir informe, l'odeur de la nuit, pas désirable non plus, mais pour d'autres raisons. La travailleuse va bientôt se retrouver dans son univers de répétition, d'ennui, de charrettes. La femme au foyer ? On aimerait l'imaginer au tennis ou aux soldes, avec une copine. Elle aura plus probablement remplacé les enfants devant la télé. Myriam détesterait les courses, l'aspirateur, la lessive, la cuisine, le taxi pour des enfants - qu'elle aimerait avoir - tout ce monde de travail en miette, avec au hasard des rencontres, les remarques équivoques d'un commerçant, l'air dégoûté d'une esthéticienne, cette copine qui a promis d'appeler et qui ne le fait pas. Du temps à gâcher, du temps à s'ennuyer. Est-ce qu'elles ont le choix ? Qu'est-ce que cela change ?
Myriam :
— En sortant de chez moi, j'ai croisé une gamine qui jouait seule devant l'ascenseur.
Une gamine tourne dans la pénombre du long rectangle entre l'ascenseur et le début des deux couloirs qui mènent aux appartements. Toute à son jeu, les yeux mi clos, les bras en ailes d'avions, exactement à mi chemin entre l'horizon et la verticale, la petite fille, perdue dans son rêve, murée dans sa solitude, la bouche remuant comme pour raconter une histoire silencieuse, n'a pas remarqué la présence de l'adulte.
Des années plus tôt. Le même jeu. Myriam est cette autre petite fille qui court dans un hall d'immeuble. Ici pas de luxe, pas de moquette ni de grande glace mais un lino vieillissant, un crépi qui mériterait d'être rafraîchi, une odeur indéfinissable. Nous sommes dans un HLM pourri d'une grande ville du sud. Le soleil colmate difficilement les brèches de tant de désespérance. La gamine a quitté sa montagne pour venir passer quelques jours chez son père. Qui parle de vacances ? Elle accompagne la grand-mère qui ne voyage plus que pour les enterrements. Il lui faut vivre avec un frère, une sur, un père, des étrangers. Ici on perd ses rêves. Chaque jour les divise par deux. Destruction géométrique. Même une multitude finit par s'épuiser. La gêne des retrouvailles. Les regards étrangers, indifférents. Elle se réfugie dans le hall de l'immeuble.
Le jeu, comme trait d'union avec une autre réalité. Les murs sont gris ; le ciel noir projette des ombres menaçantes. Elle joue, oubliée de tous, perdue dans ses rêves qui expirent. La scène ne dure que quelques secondes. Son regard a fini par accrocher celui de l'adulte qui l'observe et elle se fige. Le « Bonjour madame » met quelques instants à jaillir. Myriam se précipite un peu vite dans l'ascenseur pour libérer la gosse, et se laisse emporter vers les profondeurs du parking. Elle aimerait se souvenir des histoires sans fin que la gamine qu'elle était se racontait.
Myriam :
... Elle jouait à l'avion.
... Mon père était notaire. Ma mère meublait sa vie de bonnes uvres. Ils étaient trop occupés pour s'occuper de moi. Ils m'ont mise en internat. Leurs activités étaient tellement plus intéressantes que la gosse rêveuse et un peu endormie que j'étais.
La femme soupçonnée du meurtre de son époux rêve de l'enfance dorée qu'elle n'a pas eue. Elle ment. Un long silence avant que Myriam ne se décide à se recentrer sur une vérité :
— C'est vrai ! Je vous ai déjà parlé de ma jeunesse.
... Je vivais dans un village, chez ma grand-mère, sa mère à lui. Personne ne s'occupait de moi et j'aimais bien cela. De loin en très loin, je les rencontrais, mon père, mon frère et ma sur. J'étais l'étrangère, la paysanne mal habillée, un peu sale, qui faisait honte. J'essayais de devenir transparente.
... S'il te plait, coupe.
Un autre silence interrompu par le clic du magnéto. Myriam est passée au tutoiement.
Un long moment plus tard. Valentine s'installe le moins inconfortablement possible. Elle réenclenche le magnéto.
Pour Myriam, cette matinée-là se poursuit par le voyage en tramway. Son voisin, un beau gosse, est plongé dans un roman dont elle n'arrive pas à lire le titre. Elle essaie d'attirer son attention en toussant, en remontant sa jupe, en essayant de croiser son regard. Peine perdue. Elle pourrait ne pas exister. Quand elle quitte la rame, il n'a pas interrompu sa lecture une seule seconde. Bouffée de haine.
Comme tous les matins, elle s'arrête prendre une noisette dans un troquet où elle a ses habitudes. Ambiance : le patron grincheux range des factures, quelques employés de la banque voisine dégustent leur café au comptoir, un alcoolo se démarre au petit blanc en essayant de faire disparaître le plus rapidement possible son moment de lucidité quotidien. Elle s'installe au bout du bar, à côté d'un vieil homme à la grande barbe blanche mal taillée, au visage buriné. Sa voix chante d'un accent presque imperceptible, juste une accentuation un peu différente, une musique particulière. Il a envie de parler et se lance banalement : le climat, les grèves, les embouteillages. Sa voix est éclatante, pleine d'une assurance tranquille et maladroite qui la fait sourire. Malgré la chaleur, il porte une cravate et une veste trop épaisse. Pour parler, elle approche son visage de celui du vieil homme, pour que le serveur au look fasciste qui balaie sans conviction ne puisse les entendre. Et elle se raconte.
Elle raconte Arune, en essayant d'être objective, de ne rien cacher. Elle attend les commentaires du vieux qui tardent un peu. Elle l'interroge du regard et il hésite avant de se lancer :
— Dans mon pays, il saurait que tu veux le quitter et il te trancherait la gorge. Peut-être, tu lui tranches la gorge d'abord et tu gagnes ta liberté.
Elle imagine un pays de soleil où les problèmes se règlent à coup de couteaux, où les gens s'égorgent les uns les autres dans une convivialité imperturbable. Le pays des femmes libres, des femmes égorgées.
Il a réalisé ce que son conseil pouvait avoir de brutal et s'empresse d'atténuer :
— Pardon. Tu ne le fais pas si c'est pour l'argent ! Tu le tues pour l'amour que tu as eu pour lui, pour l'amour déçu.
Elle s'interroge. Pourquoi souhaite-t-elle la mort d'Arune ? Pour l'amour ou l'argent ? Le vieux a posé la vraie question.
Après quelques secondes de silence, il poursuit :
— Ne le tue pas seulement parce que tu ne l'aimes plus ! Ce serait une insulte plus grave encore.
Veut-elle faire disparaître Arune juste parce qu'elle ne l'aime plus ? Elle réalise qu'elle ne lui a jamais dit qu'elle voulait se débarrasser d'Arune. Elle nie :
— Mais je ne veux pas le tuer.
Il éclate de rire et continue :
— Ce qui compte ce n'est pas si tu lui tranches la gorge ou pas. Ce qui compte, c'est pourquoi tu le fais.
Arune va mourir pour qu'elle retrouve sa liberté ? Elle interroge le vieux. Pourquoi choisirait-elle ce chemin pour regagner sa liberté ? Il n'hésite pas :
— Lui vivant tu ne seras jamais libre. Il restera comme cette ombre que tu peux croiser à chaque instant. Il ne suffit pas de partir et de l'oublier. Ce qui compte c'est ton choix, le chemin que tu vas choisir de prendre.
Le petit vieux a raison ; c'est le chemin qui compte. Un petit chemin, un raccourci à travers la montagne. Tout est flou. La montagne pourrait se trouver n'importe où. Elle adore ma musique qu'elle ne connaît pas. Une musique moyenne orientale. Une musique du passé. Au bout du chemin, elle découvre le petit village blanc et pauvre. Le village du vieux ? Le village des femmes libres ? Alors elle lui raconte :
— Alors elle m'a proposé de nous unir pour assassiner Arune. Je lui ai dit où le retrouver. Je suis complice parce que je savais et que je n'ai rien fait.
... C'est aujourd'hui qu'Arune doit disparaître, aujourd'hui que je dois décider qui je suis.
Elle réalise qu'elle est en train de se confier à un inconnu dont elle ne sait rien, si ce n'est qu'il n'ose pas la regarder dans les yeux. Elle corrige : « qu'il évite son regard, par respect ». Même connerie ! Elle regarde les yeux du vieil homme et elle a confiance.
Elle l'interroge. Qui est-il ? Il résume :
— Rien d'intéressant. Juste un maçon qui a travaillé, construit des maisons qu'il n'a pas habitées, qui a eu de nombreux enfants qu'il n'a pas vu grandir, qui n'a plus qu'à attendre la fin, qu'à se laisser véhiculer au pays où on peut péter plus que son saoûl.
Myriam observe le profil du vieil inconnu, un nez déformé par les ans, de grosses lèvres que l'on devine charnues sous la moustache, la barbe blanche. Elle sourit du ventre bedonnant qui déborde. Il lui raconte que chez eux, on n'abandonne pas les vieux. Les rapports humains se règlent peut-être à coup de couteau, mais on respecte les vieux ; on les garde près de soi et on s'occupe d'eux. La religion, la mort, la fierté. Trop de religion. Trop de soleil. Trop de mots ? Trop de fierté.
Myriam raconte à Valentine le vieux qui conseillait trop, le vieux qui pensait que le meurtre d'Arune était inévitable. Valentine pense à un autre vieux, à la barbe blanche, au vieux plein de certitude et d'intolérance. Deux vieux à la barbe blanche. Chez les deux, tout est trop sérieux, profond, et leurs mondes n'existent plus.
Le pays où on laisse les vieux crever seuls dans leur coin.
Le pays où les vieux partagent la misère de tous, où leurs jugements détruisent l'avenir.
Myriam a honte de s'être livrée. Et le vieux qui n'ose pas la regarder dans les yeux, le comprend bien qui abrège les adieux. Ils n'ont pas échangé de nom. Ils n'ont pas l'intention de se revoir.
Valentine l'interroge :
— Tu as avoué à un inconnu que tu participais à l'assassinat d'Arune ?
— Il a compris que je ne ferais rien.
— Rien. C'est déjà une complicité de meurtre que tu racontes à un étranger. Tu sais ce que tu risques s'il dit tout à la police ?
— Il ne racontera rien et je n'ai assassiné personne, affirme Myriam. Et je viens de raconter ça aussi à une journaliste. Je me trompe rarement sur les gens. Je pouvais lui faire confiance comme je peux me confier à toi.
— Tu savais pour la mort d'Arune et tu ne lui as rien dit.
— Va mourir ! Voilà ce que j'ai pensé et je ne le regrette pas.
S'il faut croire Myriam, elle serait coupable, un peu... Pas meurtrière, juste un peu complice. Elle savait. Non assistance à personne en danger ? Elle savait qu'une mystérieuse blonde allait assassiner Arune. Valentine interroge :
— Et elle s'appelle comment la blonde ?
— J'ai oublié. Parlons d'autre chose.
Le ton est décidé. Elle ne dira plus rien sur l'inconnue. Après quelques instants de silence, la journaliste l'interroge sur les grands parents qui l'ont élevée. Réponse de Myriam :
— Pour moi, ma grand-mère est la porteuse de café, la vieille dame sans sourire qui trotte dans la maison, esclave permanente, attentive, obéissante. Elle est celle qui a été abandonnée par mon vrai grand-père et dont lui, le pépé de substitution, a bien voulu. La vie s'organise autour de lui, indifférent, tyrannique. Il est plus jeune. Elle sait qu'il la jettera quand elle ne pourra plus le servir.
... Mon grand-père est parti pour le Canada quand ma mère était encore un bébé. Il y serait mort peu après son arrivée, d'une tuberculose attrapée sur le bateau.
... Avec les ans, le visage de la porteuse de café brille de ses douleurs muettes, de sa gentillesse secrète.
... Elle ouvre le four et en sort les pains qu'elle vient de cuire, et dorée la petite boule qui flotte quand le pain est levé, la petite boule qui apporte l'esprit à la petite fille qui la couve des yeux.
... Elles trottent toutes deux dans la campagne aride. La vieille dame toute menue et la gamine ; et le sac de gâteaux est la chose la plus importante au monde et la chose la plus importante au monde est la petite main qui s'accroche à la vieille main ridée.
Après un long silence, Valentine interroge :
— Tu ne m'as rien dit de ta mère.
— Te dire quoi ? J'avais deux ans. Elle était jeune quand elle a rencontré mon père. Pendant quelques années, elle n'a vécu que pour lui, comme une esclave. Il l'a plaquée. Alors, elle m'a déposée chez sa mère et s'est jetée sous un train.
C'est par téléphone que l'interview se prolonge quelques jours plus tard. Myriam raconte un autre instant de la journée.
Le service du lunch se termine aux Vignes du Val de Seine. Elle a apporté l'addition d'un client régulier. La brune plus très jeune à ses côtés rédige le chèque.
Myriam voudrait changer de travail, d'amis, de compagnon, de ville, de vie. Elle voudrait ne pas être là à attendre que Barbie-salope ait fini de rédiger son chèque, ne pas avoir à écouter leurs compliments sur le vin. Si elle peut compter jusqu'à dix avant que la pouffe n'ait fini son chèque, elle démissionne. Pourquoi démissionner ? Cela ne sera bientôt plus nécessaire. Elle va réaliser son rêve. Aujourd'hui Arune meurt et elle est libre. Que fera-t-elle de sa nouvelle liberté ? Financièrement indépendante, comme ils disent en Amérique. Cela veut dire qu'elle n'aura plus à travailler, qu'elle ne sera plus obligée d'accepter le regard appuyé de ce client, qu'elle n'aura plus à écouter les stupidités des autres employés. Assez riche pour des vacances perpétuelles ? Sans doute pas, mais riche quand même, sauf si elle s'est trompée sur la fortune d'Arune. Sinon elle bossera comme vraie patronne des Vignes. Elle sait qu'elle peut réussir. Evidemment, il ne faudrait pas qu'il ait changé son testament car si tout cela c'était pour se retrouver à enfiler des CDD pourris... Elle se répète qu'Arune ne va pas mourir juste pour une sordide histoire de fric.
— Parle-moi de la blonde !
Myriam ignore l'interruption de Valentine.
Le client n'est pas très grand, un soupçon ventru, le cheveu long un peu gras, le front dégarni, des lunettes au verre épais. Pour sa compagne, les années ont passé, et l'excès de maquillage, les cheveux coiffés trop juvénile, les habits bigarrés n'y peuvent rien changer. Pendant le repas, Myriam a décelé du désir dans le regard de l'homme, un cocktail de complicité et d'hypocrisie dans celui de la femme. Elle les connaît ?
Plusieurs mois plus tôt, Myriam a accepté de suivre Arune parce qu'il semblait y tenir, peut-être aussi pour l'attrait de l'inconnu, pour repousser une limite, briser un tabou. Un autre lieu pour donner une autre dimension à leur couple, une nouvelle ardeur ? Un quartier normal, une rue banale ; passé un porche pas différent des autres porches, une décoration et un luxe ordinaires, un accueil banal. Déception. Qu'attendait-elle ? Un palais des mille et une nuits ? Un jardin des délices avec ses monstres et ses diables ? Derrière lui, elle a traversé une grande salle, frôlé des fauteuils de cuir, évitant de croiser les regards des rares clients, naufragés aux contours un peu flous. Une note de goût, une chanson de Lhasa. « He venido al desierto pa irme de tu amor. » [8] Comme à chaque fois, elle se sent happée dans un océan de sons, de sensations, d'émotions. Il la ramène à la réalité par une pression de la main. Ils s'engagent dans une enfilade de salons sombres. Des corps nus se mêlent au hasard de l'architecture des lieux. Ils finissent par trouver un refuge d'intimité dans un salon un peu plus sombre que les autres, un peu à l'écart. Ses yeux se font peu à peu à l'obscurité. En la convaincant de venir, il a réaffirmé sa domination. « Como mi madre fue una esclava, También la marca yo la llevé.» [9] En acceptant, c'est peut-être elle finalement qui a gagné car il se retrouve seul responsable du naufrage. Ils s'installent en silence. Elle aimerait qu'ils aient déjà fini. Il la laisse accélérer, ne semblant pas trouver lui non plus vraiment de plaisir dans l'instant. Un couple surgit de l'obscurité, un homme pas très grand et sa Barbie-salope trop maquillée, deux spectateurs immobiles, deux témoins de leur débâcle qui transforment l'amour maladroit en gêne, en angoisse. Le couple s'incruste silencieux et attentif. L'inconnu attend un regard, une invite qui ne vient pas. Myriam bâcle l'amour pour en finir ; une éternité plus tard, il finit par jouir. Elle se rhabille sans dire un mot, le regard sur le mur. Quand elle se retourne, le couple a disparu. Arune et Myriam quittent l'établissement, s'éloignent. Il est déçu. Il lui en veut d'avoir flippé. Elle chantonne dans le soleil retrouvé. « Mírenme, a la vida vuelvo ya... » [10] Elle est redevenue La Llorona, la belle sirène aztèque au chant mélancolique. Pour se protéger, il lui suffit de chanter. Elle est La Llorona et il a peur d'elle.
Ce jour-là, elle a compris qu'il avait peur d'être pétrifié par la musique, peur de ne plus pouvoir la quitter, de ne pas savoir reprendre la route.
Myriam raconte ce couple de clients au restaurant des Vignes, et ce lieu où Arune l'a traînée, ce même couple qui les observait. Elle ajoute :
— Ce jour-là, il a, sans le savoir, effacé la marque de mon esclavage.
Retrouver sa liberté. Un mobile suffisant pour éliminer Arune ?
Il n'a pas encore choisi l'excuse qu'il va donner pour sortir.
Elle reprend sa place dans le salon, le regard dans le vague. Arune finit par s'en apercevoir :
— Tu fais la gueule ?
— J'écoutais de la musique et tu as profité de la première occasion pour la remplacer par la télé, pour brancher tes séries américaines débiles.
— Mes séries américaines ? Seinfeld, Six feet under ? Dr House ? Au secours ! Dans le temps, tu les adorais aussi. Maintenant on vit comme des étrangers. Tu refuses mon amour.
Elle réfléchit quelques secondes :
— Ton amour me fait gerber.
Le ton est hostile mais sans haine. Leur couple s'épuise depuis des mois. Il a proposé de vider l'abcès dans une discussion franche. Refusé. En allant voir un psychologue ? Refusé. Une thérapie de groupe ? Refusé. Un voyage en amoureux ? Refusé. Elle a tout refusé en bloc, la conciliation affichée par Arune avec un brin de maladresse, les tentatives de simuler le bonheur original pour le faire ressurgir, les demandes d'explication, les reproches et même les excuses.
Les jours ont passé. Lui hésitait entre la stratégie de l'autruche et la guerre des tranchées.
La stratégie de l'autruche : vivre comme avant, en espérant que la parenthèse de la crise se referme, en prétendant ignorer le problème, en faisant comme si. Des couples vivent des années une telle pièce de théâtre permanente. Il suffit de prétendre et on continue, au moins en apparence, la vie d'avant. Et loin dans le futur, les petits vieux qu'ils deviennent finissent par confondre l'image de l'amour avec sa vérité.
La guerre des tranchées : une tactique de harcèlement qui transforme la vie quotidienne en un conflit permanent. Tout doit témoigner de la lutte, les moindres gestes, les moindres paroles, le choix du programme de télé, la position de l'amour, le menu, chaque instant. Contre toute logique, des couples résistent des années, certains jusqu'à leur dernier souffle.
Entre une paix fictive et une guerre ouverte, Arune hésitait. Elle refusait à la fois le compromis et l'affrontement. D'un petit geste d'agacement, d'un petit sourire méprisant, elle était passée maîtresse dans l'art de lui rappeler la profondeur de ce désaccord qu'il cherchait à ignorer. Tout en refusant d'en discuter, de se disputer, tout autant que de feindre, elle installait leur désaccord dans l'immuable.
Elle soupçonnait qu'il préparait discrètement son départ. Pas seulement une séparation. Une rupture pour une nouvelle vie comme celle qui l'avait conduit à partir un jour aux Etats-Unis, abandonnant tout, comme celle qui l'avait vu débarquer un jour à Sèvres en faisant table rase du passé. Elle savait que ce n'était qu'une question de jours, de semaines, au plus de mois.
Un soir, au début de leur vie commune, il avait bu et il a expliqué :
— Ma vie est comme une suite de petits rubans. Je rencontre des gens, je me fixe quelque part pour quelque temps. Et un jour, je largue les amarres et je voile vers d'autres horizons. Je déroule un autre ruban.
Elle attend son départ. Il hésite. A-t-il encore l'énergie d'une nouvelle vie ?
Si pour lui, la vie se vivait comme une suite de séparations, s'il adorait disparaître, la séparation n'était pas pour elle une option. Elle ne voulait plus se séparer. Elle avait fait table rase de sa jeunesse. Elle comptait vieillir avec autour d'elle quelques rares personnes qui avaient compté. Elle ne voulait plus être abandonnée. Arune était un point singulier qu'elle s'était mise à détester.
Le temps passait et ils continuaient à se déchirer.
Elle ne voulait pas détruire leur cercle d'amis, pour la plupart pourtant, au départ, ses amis à lui. Malgré leurs imperfections, elle tenait à ne pas les perdre. Pour cela, ils assumaient un bonheur de façade.
Comme Myriam lui racontait la dernière infidélité d'Arune, une voisine lui a dit :
— Je ne vois pas pourquoi, avec une épouse comme toi, il a besoin de perdre son temps avec des petites connes.
Arune et Myriam savaient cultiver l'hypocrisie. Un exemple. Paris Chatou sans échanger un mot ou un regard. Un dîner à table où ils se donnaient la réplique pour raconter les dernières réussites de la boîte, les dernières vacances. Le retour tard dans la nuit dans un silence glacial. Elle avait même trouvé de nouvelles raisons de le haïr. N'avait-il pas cru bon de ridiculiser ses tentatives de planche à voile ? Oui, il n'avait fait que répéter ce qu'il l'avait entendu dire à d'autres amis, mais de quel droit ?
Quelque chose aussi changeait dans leur façon de faire l'amour :
— Il a commencé à introduire subrepticement dans nos rapports un soupçon de violence. C'était une manière un peu brutale de m'attraper par les cheveux, des caresses qui se transformaient en frappes tendres. Au début, j'ai résisté. Il n'insistait pas et se moquait de mon conformisme. Puis, il faisait semblant d'oublier mes refus et recommençait à distiller, comme par jeu, des touches légères de sadisme amoureux.
... J'ai compris que c'était là pour durer. J'ai essayé, sans y croire, sans plaisir, sans y trouver d'intérêt. Je trouvais cela ridicule, débile. Peu à peu, il a abandonné toute nuance et je n'ai plus eu qu'à subir.
... J'ai imposé mes limites : la souffrance devait rester du domaine du fantasme, se contenter d'être psychologique. Pas de douleur physique !
... Malgré le contrôle qui vidait son sadisme de toute substance, Arune y prenait goût.
... C'est devenu un autre inconvénient de la vie avec lui, comme de l'écouter ronfler quand je cherchais le sommeil, d'avoir à lui demander de l'argent, ou de l'entendre raconter pour la millième fois la même histoire.
Il lui fallait imaginer que cette vie avec Arune pourrait continuer jusqu'à leur mort. Pour la première fois de sa vie, il n'arrivait pas à partir et elle ne savait pas se séparer. Cela expliquerait le meurtre ? Elle se débarrassait de lui, et de tous ces inconvénients qui lui gâchaient la vie.
Valentine insiste :
— Tu savais que ce meurtre arrivait et tu n'as pas songé à le prévenir.
— Un instant, répond Myriam, un seul, m'a fait hésiter. Je prenais une douche, quand il est entré dans la salle de bain. Je lui tournais le dos et je suis restée sous la douche brûlante. Il était là silencieux, à me regarder sans rien dire. J'aimerais savoir s'il avait envie de moi à cet instant précis. J'ai laissé longtemps l'eau brûlante couler sur mes épaules. Je me suis retourné pour lui dire. Il n'était plus là.
Le soir du meurtre, quand elle se retourne dans la brume de la douche, elle ferme les yeux. S'il est toujours là, elle l'empêchera de sortir. Elle prie pour qu'il ait choisi de rester. Mais quand elle ouvre les yeux, il a disparu. Elle se sèche longtemps. Elle se rend au salon, choisit « The living road » de Lhasa et se plonge intensément dans la musique comme elle ne l'a plus fait depuis des années. Bien plus tard, Arune l'appelle pour dîner. Elle marmonne qu'elle n'a pas faim. Il insiste ; elle ne répond même pas. Il se prépare un plateau télé. Profitant d'une absence de quelques instants de Myriam partie se servir un whisky, il interrompt Lhasa qu'elle a mis en boucle et s'installe devant une vague série américaine.
La voix de Myriam s'est brisée. Une respiration un peu forte. Puis la voix basse et un peu rauque, presque un murmure, brise le silence :
— Ce soir-là, il aurait pu voir que j'étais nerveuse, tendue bien plus que d'ordinaire.
... Il a regardé discrètement plusieurs fois sa montre. Il était pathétique ! J'essayais d'imaginer l'excuse qu'il allait encore inventer pour sortir. Je savais qu'il allait rejoindre une autre, qu'il allait rencontrer sa mort.
... Je n'ai pu m'empêcher de sursauter quand il est venu me dire qu'il sortait. Pourtant je m'y attendais. Il devait retrouver un copain d'un ami du DirCab de quelqu'un à la mairie de Paris, qui pourrait peut-être convaincre le maire d'une vague ville de banlieue de...
... Pas de nom, pas de lieu, pas de détails. Du flou, du vague. Un écran de fumée. Il mentait bien. J'ai avalé si longtemps ses histoires, cru à ses contes au delà de toute vraisemblance.
Arune ment et Myriam n'écoute plus les détails. Il est navrant. Il doit mourir. Il est zappé, déjà condamné. L'homme qu'elle a le plus aimé, part peut-être à la mort et elle n'a pas la patience d'attendre qu'il referme la porte. Elle a honte de la scène qu'il joue. Elle ne peut lui pardonner. Mais qu'a-t-elle à pardonner ? La seule vraie surprise c'est qu'il soit resté si longtemps. Peut-être arrivera-t-elle à oublier cet instant, tous les moments médiocres qu'ils ont vécus ensemble, pour ne se rappeler que des instants de bonheur. Oublier le reste et garder précieusement la mémoire des moments magiques du début.
La dernière phrase qu'elle entendra de lui est un mensonge, un mensonge de plus, un dernier. Il faudrait ne jamais conclure sa vie sur un mensonge.
Il est ressorti de la salle de bain, rasé, parfumé. Il s'est habillé bobo mais pas trop. Lewis noir, chemise Lacoste, pas de cravate.
Myriam les yeux fixés au sol raconte à voix basse :
— J'attendais de lui des succès, de la passion, du rêve. Au lieu de cela, il m'a offert des escroqueries minables et une petite vie de bourge de banlieue. Il m'a fait croire que je vivais avec un bâtisseur d'empire, quand je passais trois ans avec un combinard. Il devait mourir parce que je ne voulais plus voir dans ses yeux l'ombre de l'homme que j'avais rêvé qu'il était.
Valentine se décide à insister d'une voix presque inaudible, comme pour laisser à Myriam l'option de ne pas entendre :
— Tu as organisé sa mort ? Ou c'est juste que tu savais ? C'est qui la blonde ? Pourquoi a-t-elle tué Arune ?
En guise de réponse, Myriam a juste dit :
— Cut !
Valentine s'autorise une dernière question :
— Tu penses à Arune ?
— Oui. Sa mort c'est comme quand le mec en noir siffle la mi-temps. Tout mon temps a été bouffé par les arrêts de jeu qu'ils n'ont pas décomptés. C'est pas juste mais j'ai plus qu'à serrer les fesses. J'avais pas prévu. Il faut que je m'habitue. Les vieux dans la rue. Maintenant, ils me font peur.
Un silence et :
— Arune... Je l'ai aimé.
Sa vie se résume à des journées dans un univers clos, une cellule minuscule, où il fait trop chaud, où on peine à respirer, à une odeur à laquelle on ne se fait jamais, à un ennui incessant, au souvenir de la vie, la vraie, remplacée par l'absence, par rien, l'importance des détails, à des visites voulues ou acceptées qui se font de plus en plus rares ; la vie se réduit aux souvenirs qui s'affadissent.
Pourquoi est-elle en prison ? Ils avaient des soupçons et puis dans une perquisition, ils ont trouvé ce billet d'avion pour l'Australie. Ils avaient une excuse toute trouvée : l'empêcher de disparaître.
L'exposition est extraordinaire et pendant un long moment elle s'est plongée dans les tableaux, s'est perdue dans les mondes extraordinaires qu'ils proposent. Maintenant son esprit sature devant tant d'intensité. Pénélope suit son compagnon d'une salle à l'autre mais son regard ne fait plus que de caresser les toiles. Par contre, elle scrute les visages des autres spectateurs. Qui voudrait-t-elle rencontrer ? Une personnalité ? Zidane ou Yves Cochet ? Un vieil ami qui lui manque. Antoine qu'elle attend depuis une éternité et qui n'arrive pas. Elle s'habitue à l'imaginer mort.
Pénélope a découvert Fils de Spam par hasard. A quelques phrases, quelques images, une anecdote, elle a cru reconnaitre en lui cet Antoine qui a disparu. Elle s'est intéressée aux délires du spammeur, a suivi les forums où il sévit, le blog où ses disciples publient ses textes. Elle en a même rencontrés dans l'espoir qu'ils la conduisent jusqu'à lui, qu'elle puisse lever son doute. En le rencontrant, elle espérait retrouver Antoine. Et s'il n'avait pas d'excuse, pas d'odyssée à raconter, pour expliquer ce temps perdu, s'il l'avait juste abandonnée ? Elle le préfèrerait mort. S'il s'était juste contenté de disparaître pour ne pas partager l'argent, elle ne pardonnerait pas et saurait se vautrer dans la vengeance. Elle lui ferait payer de ne pas avoir voulu d'elle dans sa fuite, de ne pas l'avoir rejoint.
Elle a fini par retrouver Antoine, par hasard, dans une soirée, dans la maison surprenante d'une reine du porno, par pure chance. Il avait pris un autre nom, mais aucun doute, c'était lui. Il n'a pas nié. Quand elle lui a demandé s'il était F2S, il a juste souri. Des ombres derrières des ombres.
Maintenant, il est mort et elle est vengée.
F2S lui rappelait l'Antoine qu'elle avait aimé. Maintenant, le spammeur s'est arrêté de spammer.
La musique du poète de la toile s'est arrêtée.
Pénélope imagine le désarroi de ses adorateurs. Ils ne savent pas expliquer le silence du gourou. Elle aimerait pouvoir les réconforter mais elle sait ce silence définitif. Que vont-ils devenir sans F2S ? Qui reprendra le flambeau ? Aucun parmi eux n'a la carrure du leader disparu. Un petit coin de liberté et de lutte qui se ferme. Le monde s'en remettra.
Elle sourit de l'idée qui lui vient.
Un fait ne l'intéressait que s'il appuyait un point de vue, n'avait de valeur que comme arme de combat. Recherche rapide sur Internet. Elle choisit un de ces sujets qu'il affectionnait, un sujet anodin mais riche de sens possible. Elle reconstruit l'histoire. La vérité n'a pas grand-chose à voir là dedans même si comme Arune Gare, elle adopte une vague éthique : rien inventer, ne pas mentir. Mais, exagérer, est-ce mentir ? Taire un élément qui nie son propos, est-ce mentir ? Tronquer les citations ou charcuter les photos, est-ce mentir ?
L'incendie de la cuisine d'un lycée. Elle écrit un texte aux couleurs des angoisses de F2S, à la musique de ses refus, à l'odeur de ses combats. A sa manière, elle choisit soigneusement une illustration choc. Elle persiste et signe :
« Fils de Spam, le Phnix renaît de ses flammes. »
Elle sourit au retour de F2S.
Zyllah a découvert par hasard qu'il était Fils de Spam. Arune avait laissé son portable pour aller faire une course et elle avait besoin de chercher une adresse. Une page Web avait attiré son attention et elle découvrait F2S et dans le même souffle que c'était un avatar d'Arune, lui qui utilisait des dizaines de noms de guerres dans ses adresses électroniques, qui laissait à chaque fois un nom différent pour les réservations de restaurant, qui dans les rares mots d'amours qu'il lui laissait, prenait à chaque fois un pseudo différent.
Elle avait suivi discrètement les combats du spammeur. Elle ne voulait pas qu'il sache qu'elle connaissait son identité. Elle s'intéressait à ses délires, n'hésitant pas à lui signaler une nouvelle injustice, une infamie qu'il ignorait. Elle n'arrivait pas à décider si elle restait avec Arune par amour. L'aimait-elle où n'était-ce que pour le plaisir d'un certain confort, d'une assurance d'avoir chaud, d'avoir à manger, d'avoir un toit, de pouvoir se laver, se soigner si elle tombait malade. Elle doutait et ce qui ressemblait peut-être le plus à de l'amour, c'était ce pincement de cur en découvrant certains articles de F2S. Elle avait pitié de l'homme, peut-être aimait-elle le spammeur.
L'attitude des admirateurs de F2S la crispait. Quand lui prônait comme vertus l'incrédulité et l'incivilité, ils cultivaient un suivisme poisseux.
Maintenant qu'il est mort, qui sera là pour prendre le relais ? Un des disciples ? Cette idée lui donne envie de vomir. Alors, elle ouvre son portable. Les pistes cyclables entre Meudon et Sèvres. A qui profite ce gâchis ? Qui est responsable de ce désastre ? J'accuse ! Et elle se lâche, déménage, balance.
En se faisant plaisir, elle se glisse dans la peau de F2S. Elle persiste et signe :
« Fils de Spam, Fille de drame. »
Elle sourit d'avoir fait revivre le spammeur.
Valentine ressort l'affiche de Fils de Spam « un tramway nommé désir » avec son surtitre à la main : « l'homme de Brady, l'américain de Sèvres ». On appelait Loubat, l'américain de Sèvres. Un siècle après Loubat. L'homme de Brady, Arune Gare. Un autre sévrien. Un autre américain de Sèvres ? F2S connaissait l'intérêt de Gare pour les tramways et Loubat. Il connaissait un lien entre Arune et Brady. Un tramway nommé désir. Quels désirs ?
Mon désir pour Ben.
Il est encore amoureux de moi ? Est-ce qu'il m'a larguée ? Ou c'est moi qui ai voulu la séparation ? Ou sommes-nous juste entre parenthèses ? Il n'a rien fait pour me faire changer d'avis. J'ai envie de lui, envie de lui parler, le toucher, le sentir, lui faire l'amour, l'écouter, de le sentir jouir, de le caresser, le lécher, le sucer, de le frapper, de le voir dormir. Et je n'arrive juste pas à composer son numéro de téléphone. Quand je suis avec lui, je ne vois plus d'espoir, pas de futur. Mais quand je ne le vois plus...
Elle parcourt les archives des tchatches visitées par Arune. Elle trouve plusieurs articles sur Loubat. Valentine a la conviction que ce hobby d'Arune est important. Un maire de Sèvres. Marre de Sèvres ! Pincement au cur car elle se rappelle les balades main dans la main avec Ben dans la petite ville, en visitant des appartements ; il était question de colocation. C'est si loin. Le temps s'étire indéfiniment mais quand on oublie de faire attention, il brûle.
Parmi la poignée de frapadingues de tramway en général et de Loubat en particulier, elle est tombée sur le site personnel d'un vieil enseignant, M. Malossier, Malosse pour ses intimes, qui milite dans l'association du Musée des Transports Urbains. Un courriel s'impose. Malosse est pour quelques jours en Toscane et propose de l'appeler à son retour à Paris.
Si Loubat n'était qu'un petit capitaliste de merde, il n'intéresserait pas tous ces gens. Il est plus que cela pour que des gens comme Malosse ou Gare s'intéressent à lui ? Capitaliste, ingénieur et vigneron. Ça le fait. Putain, il est l'inventeur du tramway, quand même ! Personnage un peu louche, enrichi par un mariage astucieux ? A la recherche de la face cachée de Loubat.
Valentine continue à surfer sans but véritable. Pas facile de s'y retrouver. Tous les détails que vous voulez sur la naissance du tramway dans l'empire austro-hongrois mais pas grand-chose sur l'histoire de ce moyen de transport. Un site américain en attribue l'invention à Loubat. Il a déposé le premier brevet en France et créé la première ligne commerciale. Petite ombre au tableau, en France en tout cas, son tramway n'est que le second à rouler. Il se fait griller de quelques semaines par un autre projet. Et c'est plusieurs années après le premier tramway new-yorkais.
La ligne de tramway Le Louvre - Versailles. Du tramway tiré par des chevaux ? C'est zarbi, se dit Valentine, je pensais que le tramway c'était à moteur. Elle fouille encore. Le Web lui explique : Le tramway, c'est l'idée d'encastrer les rails dans le sol pour ne pas gêner les voitures. Les premiers tramways étaient tirés par des chevaux.
Seule photo connue du matériel roulant; sur le Sèvres - Versailles La voiture est vue ici sur la ligne La Haye - Delft
Ensuite la pagaille : la vapeur, l'air comprimé, l'électricité.
Loubat invente le tramway. Il utilise son argent et son influence pour développer cette invention. Il devient même maire de Sèvres juste pour cela ? Pas élu - les maires sont nommés à cette époque-là. Il se fait nommer pour promouvoir sa ligne 1. La mairie, il n'en avait rien à cirer. Il n'assiste quasiment jamais au conseil municipal.
Arune Gare s'est passionné pour Loubat, pour ce girondin, fada de tramway, passionné de pinard, ingénieur, commerçant, vigneron, politicien. Loubat qui a été le premier à planter des cépages bordelais sur la côte est des Etats-Unis, parmi les premiers à développer le tramway en France. Loubat qui écrit : un livre de référence sur la vigne, un livre sur le tramway et un autre sur la démocratie américaine qu'il voulait importer en France.
Valentine a du mal à absorber tout ça. Le mort du chantier Brady était un écolo passionné par le personnage d'Alphonse Loubat, maire de Sèvres, inventeur du tramway et nologue tendance canal historique. Alors, quoi ? Une guerre entre des nostalgiques du rail et des industriels ne lésinant pas sur les moyens.
Et Fils de Spam ? Tagueur essentialiste de la toile des Hauts de Seine, selon ses propres termes.
La toile des Hauts-de-Seine ? La toile est universelle ! Tagueur de la toile ? Poster sur la toile, c'est déjà par nature taguer. Essentialiste ? Ça au moins c'est clair.
Tagueur essentialiste de la toile des Hauts de Seine. Tout un programme.
En appelant un copain au Parisien pour glaner quelques rumeurs sur le spammeur, Valentine apprend que F2S y est célèbre avec près d'un mètre linéaire d'archives. Il ne se passe pas de semaine sans qu'il ne leur envoie des courriels et des fax. Un pic de plus de 30 courriels un jour de canicule, en août 2003. Sur certains, juste quelques mots, « Mme Irène Jardin, vieille salope assassinée par l'état, 1912 - 2003 ». Une citation parvenue au service documentation du journal : « la libraire de l'avenue Hagnauer ne porte pas de culotte. Elle lave ses vitres les premiers mardis du mois à 10 heures. » C'est aussi le spécialiste des professions de foi absolues : « Toute vérité, quintessence du hasard, tient du commensalisme et roule la symbiose dans la farine, et en conséquence de quoi, je vous pisse mon agonie à la raie. » Surtout, il tague le Web pour vivre sans s'inquiéter de savoir s'il est lu ; courriel après courriel, il écrit pour l'absence de postérité.
Pourtant, au-delà de ce délire surréaliste, F2S pose souvent de vraies questions, soulève parfois des débats de fond. Il parle de problèmes locaux : la fermeture d'une maternité, un bac à fleur dans une rue piétonne, un projet immobilier qui ne respecte pas la loi, un Franprix qui ouvre le dimanche sans autorisation, des travaux dans un stade municipal, un tri sélectif mal organisé, les heures d'ouverture de la piscine municipale, etc. Un long inventaire de problèmes sans hiérarchie sur leur importance ni spécialisation sur leur thème. Certains de ses combats sont repris par la presse, des associations, des partis politiques.
F2S est le seul à proposer un lien entre le chantier Brady et Arune Gare : L'affiche d' « Un tramway nommé désir » avec une inscription en blanc en travers : « l'homme de Brady, l'Américain de Sèvres ». Une page postée bien avant la mort d'Arune, c'est Internet Archive qui le confirme.
Arune est le mort de Brady. Arune est-il l'américain de Sèvres ? Au moins, un des américains car par son enquête, Valentine a appris que la section anglophone du lycée de Sèvres attire de nombreux américains dans le coin. Mais le tramway, le désir. Il ne peut s'agir que d'Arune. F2S a excavé Arune du chantier Brady, avant même sa mort. Un spammeur extralucide ?
Valentine découvre des slogans semés ici et là, sur Brady :
« Le ver est dans le fruit et Brady va tuer Boulogne. »
« Quand Brady baigne dans le béton, c'est toute l'Ile de France qui pourrit. »
« Après le béton, le sang coulera sur Brady ».
Le dernier surtout retient son attention, posté deux semaines avant la mort d'Arune !
Un coup de fil à Ben pour en apprendre un peu plus sur F2S. Elle lui laisse un message sur son répondeur.
Le flic rappelle un peu plus tard. Il a entendu parler du spammeur car les corbeaux irritent au plus haut point la police. Il a rencontré un inspecteur de la DCRG, de la sous direction des ressources et méthodes, qui fait une fixation sur F2S. Comme l'archiviste du Parisien, le flic collectionne les courriels de F2S, et a déjà collecté plusieurs gros dossiers. Son analyse : « quarantaine, fana de cinéma, de bandes dessinées, gauchiste, écolo, parle couramment l'anglais et un peu l'espagnol, bases techniques solides en informatique, électronique et télécoms, lecteur de Télérama, du Parisien, de l'Equipe et de Libération. » Valentine interroge son ami flic :
— Fils de Spam aime aussi les expressionnistes allemands ?
— Pourquoi ?
Entre temps, elle a tapé sur Google « Fils Spam Expressionnisme allemand ». Bingo ! Un courriel du spammeur avec un tableau de Schiele en pièce jointe. Elle raconte sa recherche à Ben qui répète sa question :
— Pourquoi les expressionnistes allemands ?
— Parce que tu les adores.
— Et alors ?
— Alors, soit tu es Fils de Spam, soit vous n'êtes tous les deux pas très originaux.
Juste avant de raccrocher, Ben ajoute :
— A propos de Fils de Spam, le type des RG dit qu'il s'est arrêté de spammer.
— Depuis quand ?
— Pas longtemps. Une ou deux semaines. A peu près, depuis la mort d'Arune.
Elle vérifie sur le Web. La plupart des courriels qu'elle obtient de F2S sont anciens. Elle finit par se perdre dans ces masses de fichiers et décide de reprendre à zéro en se construisant un répertoire de marque-page des textes du spammeur qu'elle découvre. Plusieurs heures d'un travail fastidieux, il sévit dans de nombreuses listes de courriels, et une conclusion approximative : La production de F2S est intense, régulière, jusqu'à la mort d'Arune ; ensuite, presque plus rien pendant une dizaine de jours et ça repart. Une phrase idiote trotte dans la tête de Valentine :
— Un spammeur qui ne spamme plus est un spammeur mort !
Arune Gare meurt et Fils de Spam s'arrête de spammer ? Elle cherche encore. Elle découvre des courriels signés Fils de Spam postés après la mort d'Arune. Mais F2S inonde bien moins le Web qu'avant cette mort. Un admirateur ? Un imitateur qui n'a pas encore tous les outils nécessaires pour diffuser sa pensée. Valentine conclut : un chat copieur ! F2S s'est arrêté d'écrire parce qu'il était Arune et qu'Arune est mort.
F2S s'opposait au chantier. On l'a tué parce qu'il gênait ? Le lieu de sa mort a-t-il un sens ?
Officiellement, Arune Gare ne s'intéressait pas à Brady, n'était quasiment pas au courant de son existence. F2S lui s'y opposait violemment. Quelle est la logique ? A moins que... Quelques vérifications. La ville de Boulogne-Billancourt était un de ses plus gros clients et surtout un des partenaires les plus importants des Vignes du Val de Seine, la société d'Arune. Il ne pouvait pas se permettre d'attaquer bille en tête la municipalité. Etrange schizophrénie. Il travaille avec eux et il les déteste. Ils le font vivre et il les combat en secret.
Arune Gare est F2S et il en devient encore plus intéressant. Valentine aimerait comprendre les causes de son harcèlement des autorités. Brady était un de ses sujets « sérieux ». Le plus souvent, F2S choisissait des causes obscures, hétéroclites ; il s'en emparait pour pourfendre les agresseurs des sans nom, sans droit. Attention on ne joue pas dans la même ligue qu'Amnesty International ou d'autres grandes ONG. On parle de la déprogrammation d'une émission sur l'ours des Pyrénées ou de l'installation d'un dos d'âne dans la rue de Madame le Maire.
Elle aimerait comprendre. Faut-il voir dans ces merdiels une recherche poétique de mauvaise qualité, une tentative désespérée de donner un sens absurde à un monde aberrant, ou plus simplement, un phénomène inoffensif de démence ? Avec ses correspondances inattendues, l'absence de logique, on se retrouve en tête à tête avec une obsession et une folie qui se réclament artistiques. F2S, alias Arune Gare, était dingue comme cette copine infirmière qui couche avec la moitié de ses patients. Moins fou peut-être que cette voisine qui engueule tout le monde de sa fenêtre, que le type du bout de la rue qui passe son temps à pleurer depuis qu'il a perdu son chien. Plus que la femme du cinquième qui a déjà fait deux tentatives de suicide. Moins, plus, comment on mesure ? Sa folie est-elle homologable ? Pourquoi s'est-il passionné pour le changement de nom d'une rue au point d'entreprendre des semaines d'enquêtes sur le vénérable abbé Maures, dont il a reconstitué sa vie, découvert les articles vaguement antisémites, rien de bien exceptionnel, pas de quoi fouetter un chat. Des dizaines de lettres plus tard, il a fini par obtenir une explication embarrassée de la mairie : « le nom de la rue récompense ses efforts pour l'enseignement technique, ce qui évidemment n'excuse pas des prises de position peut-être regrettables ». Légitimer par ses écrits la déportation des juifs de sa ville, c'était « peut-être regrettable » ?
Fils de Spam, ses combats nobles, ses combats plus douteux, un peu de bruit et quelques vagues.
Valentine décide qu'un jour elle écrira un long article, peut-être un livre, sur un spammeur de banlieue connu sous le nom de F2S. Est-ce qu'elle saura intéresser le monde à un tagueur essentialiste du Web ? Elle est en train de penser à lui quand elle reçoit un courriel, juste une ligne : « Je te kiffe grave, zoubis, F2S »
Le djinn que l'on croyait disparu est de retour. Si on pense assez fort à lui, il vous envoie un courriel. Peut-être que si elle pensait plus fort à Ben, il écrirait plus souvent. Putain ! Un courriel de F2S. Mais non, mais non, F2S n'est pas mort, car il bande encore ! Connerie ! F2S a juste des émules.
On en sait un peu plus sur Arune Gare, cadavre sans passé, spammeur sans complexe, chef d'entreprise peu convaincant. Arune est mort et un inconnu s'approprie son identité du Web. Qu'Exue le guide dans les mystères de la toile ! Qu'elle m'aide à percer les secrets de F2S.
Si quelqu'un fait revivre F2S sur le Web, il intéresse beaucoup Valentine qui laisse un message à Ben sur son répondeur :
Ben ! Allo, please, mon petit Ben chéri, ramène-moi le copycat de Fils de Spam. Pour ma fête, mon anniversaire, pour la Saint Glin-Glin. C'est quand tu peux, mon chou... Mais, please, ramène-moi ce putain d'emmerdielleur !
Dix fois, elle a décidé d'aller se coucher. Et dix fois elle a redémarré une partie de solitaire, dix fois elle a rouvert sa boîte à lettre. Et la dixième fois, un courriel du copycat de F2S l'attend :
Valentine
Tu es la louve qui hurle dans la lande de mon âme. Le Grand Soir est pour demain. Explose ma haine dans la ville indifférente ! Ramène Arune du pays des morts !
Fils de Spam, dégustateur de Jusquiame
Et une pièce jointe. Un joyau, la perle rare qu'elle n'attendait pas. La biographie d'Alphonse Loubat par Arune.
M. Malossier juste rentré d'un séjour en Toscane a appelé Valentine, qui lui a proposé un rendez-vous à L'historic.
Pour venir, elle a pris le T2, le tramway super moderne qui relie La Défense à Issy et bientôt à Paris, au design si élégant, à la fois étranger et parent proche de la vieille Mékarski. A l'image de L'historic, ce tramway est comme un pont entre un passé prestigieux et un futur à construire, une parenthèse où les fantômes des ouvriers d'antan côtoient la nouvelle génération d'immigrés qui se cherche. Le même tiraillement entre la famille restée au bled, la culture d'avant, et le futur qui se défend ici et nulle part ailleurs.
Valentine est impatiente de rencontrer Malossier, écolo, frapadingue du tramway, ce machin vétuste et désuet, ressorti d'un fond de tiroir poussiéreux. Au lieu de ressasser des âneries dans le poste, le ministre de l'écologie ferait mieux de nous parler de ça.
Malossier est en retard et elle en profite pour feuilleter la biographie de Loubat par Arune Gare. Elle l'a lue et relue. C'est bien écrit et passionnant, avec en bonus, la personnalité du mort affleurant au fil des pages. Pourtant, malgré les annonces de F2S, elle n'a pas trouvé dans le texte de Gare de quoi faire hurler une louve ou rapprocher le grand soir. Une thèse sur le passé avec quelques pics ici ou là mais aucune révélation fracassante sur le présent, aucun cadavre exhibé d'un placard. Le passé de Loubat est trop loin.
Putain, le Malosse est en retard. Pas un seul tordu foutu d'être à l'heure. Ou alors est-ce elle qui est anormale ? Est-elle un monstre parce qu'elle arrive à chaque rendez-vous maladivement à l'heure, plus qu'à l'heure, en avance, et qu'elle en arrive à haïr le reste de l'humanité pour quelques minutes de retard ? Putain de connard de Malosse !
Le rail...
Le rail, utilisé depuis longtemps dans les mines, devient chemin de fer au seizième siècle, et conquiert le monde au dix-neuvième. Avec sa plus faible résistance au roulement, il améliore le rendement et tient son argument de vente : l'économie d'énergie, déjà. Puisqu'il réussit si bien, on imagine de l'installer en ville. Seulement voilà, le rail gêne la circulation des voitures. Alors quelqu'un, « on » invente une solution, le rail à gorge, et le tramway est né ! Pas de quoi en faire un pâté. On rentre le rail dans le sol et cela ne gêne plus personne, pas même les landaus et les fauteuils roulants.
Introduit à New York en 1850, il fait l'objet d'un brevet déposé par Alphonse Loubat deux ans plus tard à Paris : « un système de chemin de fer à ornière et à rail rentrant ».
Cette petite trouvaille technique, c'est le détail qui manquait. Avec, le tramway triomphe en ville. Tiré par des chevaux, il est plus rapide et plus confortable que son concurrent l'omnibus. On aimerait dire qu'il s'installe sans bruit, si les frottements sur les rails ne le rendaient particulièrement bruyant.
L'étape suivante est la mécanisation, à vapeur ou à air comprimé. Il s'agit de simplifier en faisant des économies car la traction par des chevaux est compliquée à gérer et coûteuse. Il faut imaginer Paris avec ses milliers de chevaux, à nourrir, loger, laver, bichonner, soigner... L'odeur un peu nauséabonde les soirs d'été. Le bon vieux temps puait.
Les premiers tramways à vapeur puent aussi ; ils puent même salement et polluent avec leur vapeur. Alors on se tourne très vite vers d'autres techniques. En France, à partir de 1875, c'est la grande époque du moteur à air comprimé Mékarski. Juste pour son nom, on a envie de tomber amoureux de ce système. Mékarski ! On imagine un truc bien ingénieux, bien solide, bien métallique. Des usines produisent l'air comprimé. Des canalisations le distribuent dans tout le réseau. Autre technologie « la machine à vapeur sans foyer ». La vapeur pour alimenter les tramways est produite dans des dépôts. Tout cela cohabite dans le plus grand désordre, omnibus et tramways avec des tractions de toutes sortes. Qui va gagner ?
Aucun de ceux là, car en peu de temps, juste avant la deuxième guerre mondiale, le petit génie, le tramway électrique, s'impose... et disparaît
L'énergie électrique, sans bruit et sans fumée, est parfaite pour le transport urbain. Pour démontrer qu'elle peut être économique, il faut résoudre de nombreux problèmes, notamment la production et le transport de l'électricité. D'une certaine façon, le tram électrique est déjà une vieille invention ; les premiers véhicules datent de 1888 aux Etats-Unis. Ce sont les moteurs « suspendus par le nez » qui reposent sur le châssis et sont reliés à l'essieu moteur. Ils fonctionnent avec du courant continu provenant de capteurs aériens peu efficaces. Aujourd'hui, le problème des câbles n'a pas disparu. Il suffit de demander aux bordelais : la mise au point de l'alimentation électrique par le sol de leur nouveau tramway a pris des mois. Au 21ème siècle !
Pour palier les inconvénients des câbles d'alimentation, on imagine d'accumuler l'énergie électrique nécessaire au transport, dans des batteries. Ces dispositifs permettent de gagner en vitesse mais au prix de plus de poids et de moins d'autonomie. C'est exactement le problème que les voitures ou les vélos électriques d'aujourd'hui ont à résoudre. A l'époque, on maîtrisait encore mal la chimie des batteries, qui laissaient parfois échapper des gaz dangereux. Pourtant, l'absence de câbles présente tant d'avantages que les tramways à accumulateurs se développent.
Il faut comprendre l'infrastructure que demande la génération de toute cette électricité, et son transport. Les compagnies de tramway, qui produisent parfois elles-mêmes leur électricité dans les premiers temps, sont remplacées par des spécialistes de distribution d'électricité. Les géants de la production d'électricité sont en train de naître.
A partir de la fin du dix-neuvième, les villes s'équipent un peu partout en tramways électriques en France, Paris, Lyon, Marseille et Lille, entre autres. L'âge d'or ne dure pas longtemps. Si quelques rares pays restent fidèles au tramway, d'autres comme la France, les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne choisissent très vite de sacrifier leurs réseaux. Pour faire moderne, on tue un moyen de transport des plus efficaces. Dès 1932, le gouvernement français décide de supprimer partout les tramways. Pourquoi ? Une bêtise de plus sur le compte du modernisme ? C'est presque fait à Paris en 1937. La guerre vient suspendre cette décision et quelques villes de province, Lille, Marseille et Saint Etienne, s'accrochent à leurs dernières lignes.
Depuis quelques années, le monde redécouvre en douceur le tramway, économie d'énergie et pollution oblige. Cette nouvelle révolution se fait sans bruit, le tramway nouveau a perdu un de ses rares inconvénients, il est devenu silencieux.
Valentine se dit qu'un petit matin d'hiver, elle donnera rendez-vous à Ben de bonne heure à la Défonce. Ils prendront le T2 de bout en bout. Peut-être un jour de grand vent, de soleil et de ciel bleu. Elle veut jouir du confort, de la beauté des paysages des bords de Seine, de la caresse de Ben sur ses bras nus.
Malossier arrive enfin. Il est petit, joufflu, rouge, trapu, barbu. Sourire chaleureux - tout le monde m'appelle Malosse - regard clair, cheveux blancs. Il s'installe, le dos un peu raide. C'est un des meilleurs spécialistes français des transports urbains, un biographe d'Alphonse Loubat. Si quelqu'un peut comprendre Arune Gare, c'est lui.
Valentine a préparé sérieusement l'interview mais elle décide de laisser parler le « feeling » de Malosse.
Ce qu'il raconte au fil des bières :
— On avait assez tôt eu l'idée de petites lignes de train, en ville. Mais les rails gênaient les voitures. L'idée géniale et simple du tramway, c'est de faire des rails en creux.
... On oublie souvent que Paris a été, encore bien plus que maintenant, la capitale des transports en commun, au temps des tramways. Vers mille neuf cent vingt, Paris et sa banlieue possédaient un des réseaux les plus denses du monde, plus d'une centaine de 1ignes, plus les autobus, le chemin de fer.
... Loubat, un ancien maire de Sèvres, a été un des pionniers. Il avait découvert le tramway aux Etats-Unis. Quand il est revenu en France, il a créé la Ligne 1, du Louvre à Versailles en passant par Sèvres.
Long monologue sur la construction de la Ligne 1 avec un luxe de détails sur les motrices, les wagons, les entrepôts.
Elle oriente l'interview sur Gare :
— Vous connaissiez Arune Gare ?
— Le cadavre de Brady ? Oui ! C'est un copain du musée des transports urbains qui me l'a fait rencontrer. On a toute de suite accroché sans doute à cause de notre passion commune pour Loubat. On s'est échangé plein d'information par courriel. Un bonheur ! Même si nous n'étions que très rarement d'accord.
— Vos désaccords. Pourquoi ? Interroge Valentine. J'avais l'impression qu'il connaissait bien Loubat.
— Absolument ! Mais parfois, il manquait de rigueur. Des imprécisions, des erreurs, parce qu'il allait trop vite, qu'il ne vérifiait pas ses sources. Des hypothèses non fondées.
— Mais compétent ?
— Bien sûr ! Très. Et surtout passionné. Il lui manquait juste la rigueur de l'historien, le goût sincère de l'enculage de mouche. Je commençais à l'époque ma bio de Loubat. Je lui ai proposé de faire ça ensemble. Cela aurait été drôle. Pas facile mais fun ! J'imaginais déjà des chapitres à deux colonnes, le pour et le contre. L'histoire vérifiée et les hypothèses farfelues mais plausibles. Deux visions contradictoires du même film.
— Il a refusé ? Interroge Valentine.
— Oui. Il voulait garder sa liberté. La liberté de raconter des conneries ? Dommage ! Je trouve ça pesant d'écrire seul.
— Vous l'avez revu ?
— Non. Jamais. Par contre, on se skypait régulièrement. On était copains.
— C'est quand la dernière fois que vous lui avez parlé ?
— La veille de sa mort.
Elle le branche sur le passé de Gare :
— Il vous a parlé de son passé ?
— Il ne parlait jamais de son passé.
— Il ne vous a rien dit d'une histoire de tramway aux Etats-Unis ?
— Il a mentionné une fois un truc comme ça. J'ai pensé que c'était bidon. Une plaisanterie. Ne me dites pas qu'elle était vraie son histoire de tramway dans la Silicon Valley ? J'ai classé ça dans la catégorie « mytho guimauve ».
— Vous ne croyez pas qu'il y aurait une chance qu'il ait monté un tramway là-bas ? Insiste Valentine.
— Ce genre de projets foisonne. Le plus souvent, ils avortent aussi vite qu'ils sont nés. Pour faire un tramway, il faut de bons techniciens, de très gros moyens financiers et des appuis politiques en béton. Le rail fait rêver des adultes qui vous font des maquettes d'enfer. Les pros comme Gare sont même capables de vous sortir des tableaux Excel et des business plans sous PowerPoint. Sauf que ça ne le fait jamais. De nos jours, pour planter un tram, un vrai, c'est une autre ligue.
— Alphonse Loubat l'a fait !
— A l'époque... Oui... Et lui avait l'argent, la technique et il a même dû se lancer dans la politique pour faire son tramway. Maire de Sèvres ! Juste par hasard la ville à mi chemin entre Paris et Versailles. Et c'était bien plus simple alors. La ligne 1 s'est faite en quelques mois. Maintenant il faut des dizaines d'années pour monter une ligne. Les enquêtes d'utilité publique, les contre-enquêtes, les enquêtes de voisinage, les appels d'offre, les concours.
— Donc il n'a jamais fait de tramway dans la Silicon Valley ?
— Il a peut-être participé à un projet. J'imagine assez bien un San José - San Francisco, une belle enfilade de villes, une densité de population presque idéale. Ils ont peut-être été jusqu'aux plans, au chiffrage du budget. Ils ont peut-être même discuté avec quelques politiques qui les ont écoutés poliment. Mais je suis prêt à parier que cela n'est pas allé plus loin.
Malosse se tait.
Il ne semble pas savoir qu'Arune a fini par l'écrire, sa biographie. Est-ce le moment d'en parler ?
Elle le ramène sur le sujet du tramway. Il aime faire partager sa passion pour ce mode de transport :
— Au début, il n'était pas question de moteur. Le tram était une voiture sur rail tirée par un cheval, qui tapait un bon 7 km heure. Vous pouvez rigoler mais c'est presque autant en moyenne que les bus parisiens actuels englués dans les bouchons. Et encore, avec Delanoë, ils vont plus vite.
... En 1876, on a expérimenté la première traction mécanique, sur la ligne Bastille-Charenton. Pour les trolleys, il faut attendre presque la fin du siècle. Et cela ne dure pas très longtemps. La voiture et le bus vont vite détrôner le tramway ; le caoutchouc des pneus va remplacer le fer des roues. Quelques rares tramways ont tenu à Paris jusqu'après la seconde guerre mondiale en particulier pour amener aux halles la production des petits agriculteurs de banlieue.
Valentine a lu que tous les tramways avaient disparu de Paris en 1937. Est-ce que le spécialiste peut se tromper ? Non ! Malosse doit avoir raison. Quelqu'un a juste oublié une petite ligne paumée d'une banlieue perdue.
Mais avant ? Vers la fin du 19ème ? Quand les tramways triomphaient... Valentine connaît le nouveau tramway élégant, silencieux des bords de Seine. Il lui faut imaginer un monstre tintinnabulant le long de la Grande rue de Sèvres, imposant, massif, un dragon crachant ses étincelles bleues dans un bruit effrayant. Le tramway avec ses ouvriers revenant du travail, ses couples d'amoureux en partance pour les guinguettes, ses petits vieux revenant de l'hippodrome. Une autre époque.
Malosse revient sur Loubat. Elle le laisse parler. Elle se dit qu'Arune Gare devait être un peu comme ça, capable de passer des heures à raconter des anecdotes sur l' « inventeur » du tramway. A part ces fêlés, qui peut s'intéresser aux achats par Loubat de dizaines de lopins de terre pour construire sa propriété de Sèvres ? Qui peut s'intéresser au rachat plus tard de cette propriété par Gustave Eiffel ? Un clin d'il de l'ingénieur du rail au constructeur de la tour. Combien de kilomètres de tramways pour construire une tour Eiffel ? Combien de tours avec la centaine de lignes qui existaient au début du dix neuvième ? Combien ça coûte une ligne de tramway ? Une tour Eiffel* ?
Malosse commande deux Saumur Champigny et passe à une autre passion qu'il partage avec Loubat, le vin :
— Aux Etats-Unis, Loubat est devenu vigneron. Il a même écrit un livre sur ce sujet, un best seller. Son livre est resté pendant des années une référence dans le domaine, même s'il a beaucoup été critiqué.
... Il a planté un grand vignoble de « Vinifera » à Brooklyn dans les années 1820, sous le mépris des professionnels. A l'est des Etats-Unis ! Après deux siècles d'échecs. Les pessimistes ont fini par avoir raison mais c'est le rêveur qui est entré dans l'histoire.
... Il a perdu pas mal d'argent avec ses vignes.
Elle n'arrive pas bien à saisir le caractère de Loubat, industriel et rêveur, homme du monde et ingénieur, écrivain, mécanicien et vigneron. Sait-on au moins comment il a fait fortune ?
— Pas dans la vigne, répond Malosse. Le tramway ? Je ne pense pas. Il a, à mon avis, plutôt perdu de l'argent avec la Ligne 1.
— Alors d'où vient sa richesse ? insiste Valentine.
— D'abord son mariage. Ensuite, de bons investissements dans l'immobilier.
— En France ? Aux Etats-Unis ?
— On sait juste que, quand il meurt, il laisse un beau patrimoine aux Etats-Unis et rien en France, pas une seule propriété. Je trouve quand même ça étrange.
— Il a peut-être tout passé de l'autre côté de l'atlantique, propose Valentine.
— Peut-être pour des questions d'héritage. Ou alors il a tout perdu en France sur de mauvaises affaires. Tout est possible. A cette époque, les communications n'étaient pas comme aujourd'hui et c'était difficile de gérer des investissements depuis plusieurs milliers de kilomètres. Par contre, on sait qu'il a acheté des terrains à New York, qui se sont révélés des placements fantastiques, des mines d'or.
Valentine a une dernière question qui lui brûle la langue :
— J'ai lu plusieurs fois que Loubat avait inventé le tramway. Mais sur votre site Web, vous dites le contraire.
— Le mythe de son invention du tramway. Le tramway est né sans lui aux Etats-Unis et des historiens américains travaillent depuis des années sur sa naissance. Ils ont épluché des milliers de documents sur les concessions des premières lignes. Pas une référence à Loubat. Pas un seul titre de propriété ne mentionne son nom. Pas une seule transaction de terrain pour faire passer les tramways. Pas un brevet.
— Vous ne pensez pas que c'est juste que ça les ennuie d'attribuer l'invention à un petit français ?
— Non ça les gêne surtout d'être incapables de dire qui a inventé ce putain de tramway.
— Mais d'où vient le mythe de Loubat inventeur du tram ?
— Pour convaincre les décideurs d'autoriser l'installation de la Ligne 1, Loubat leur a déclaré quelque chose comme « mon tramway fonctionne déjà aux Etats-Unis. » Il voulait juste dire que cette invention était déjà un succès là-bas. Loubat n'a jamais prétendu avoir inventé le tramway. Un journaliste qui a entendu ça, lui en a attribué l'invention, un autre l'a copié, puis un autre, et l'erreur s'est propagée. On la retrouve dans l'encyclopédie de 1900 puis dans des tas de livres d'histoire. Comme il n'y avait personne pour réclamer l'invention, l'erreur s'est installée.
Loubat perdant l'invention du tramway devient plus modeste, plus humain, plus sympathique. Un petit regret quand même. Silence que Malosse finit par rompre :
— Loubat était un bourgeois bien de son époque. Un homme d'affaires enrichi par mariage. Il n'avait rien d'un génie. C'était un commerçant roublard, un bon entrepreneur. Une petite histoire vous fera peut-être saisir le caractère du coco.
... Un jour, il décide de bâtir sa grande propriété à Sèvres autour du château des Bruyères qu'il vient de racheter, la future propriété Eiffel.
... Il acquiert les parcelles, une à une, et construit son territoire. Mais voilà qu'un chemin communal partage le domaine en deux. Il utilise ses appuis, sa position de maire pour obtenir que le chemin soit déplacé en bout de la propriété. Quand il a gagné, il annexe l'ancien chemin et se garde bien de construire le nouveau qu'il a promis. On discute, on rediscute, cela traîne, on négocie, et une commission des chemins communaux évalue ce que Loubat doit à la ville. Il louvoie, tergiverse, laisse traîner le dossier et finit par obtenir ce qu'il voulait. Il a absorbé le chemin communal pour presque rien.
... Tout cet argent, toutes ces magouilles, pour quoi ? Pour être l'heureux propriétaire d'une des plus belles propriétés du coin ? Non ! Il vend la propriété juste après. Pour devenir encore plus riche ? Je ne crois pas. Pour construire ! Loubat aime acheter et vendre, pas posséder. Il est de la race des bâtisseurs.
Malosse sort d'un sac de cuir bien usé un gros document, une copie de sa biographie de Loubat qu'il a apporté pour Valentine. Pendant qu'elle la feuillette, Malosse regarde discrètement sa montre. Valentine se décide enfin à sortir le texte de Gare. Malosse la fixe de son regard ridé :
— Comment vous avez eu ça ? Interroge-t-il.
— Ce n'est pas important de savoir comment j'ai eu ce texte. J'ai deux questions pour vous. Est-ce que ce texte est bien de Gare et pourquoi s'intéressait-il à Loubat ?
— Pour la seconde. Je m'y intéresse bien moi.
— Vous êtes historien des transports, pas lui.
— Comment vous avez eu ça ? Insiste-t-il.
— Confidentiel !
— Si je dois le citer, je dois savoir comment vous l'avez obtenu. Je peux garder la copie ?
— C'est pour vous.
Elle l'aime bien Malosse, carré, solide, transparent. Il feuillette le manuscrit. Sur ses lèvres, le sourire gourmand laisse deviner le plaisir qu'il en attend. Il va déguster, disséquer. Premier commentaire rapide :
— C'est du Gare !
Pas la peine d'expliquer. Il sait !
Ils se séparent.
En la quittant, Malosse perdu dans ses pensées a serré la main de Valentine quelques instants de trop. Un petit sourire et il lui glisse une dernière phrase :
— Gare était entrepreneur comme Loubat, amoureux du tramway comme lui, de vin et de politique aussi. Deux américains de Sèvres, un peu escrocs et sympathiques.
Lors du Conseil municipal de Sèvres du 17 février 1854, alors qu'Alphonse Loubat n'en est pas encore membre, le Conseil vote la déclaration suivante : « le Conseil, à l'unanimité, émet le vu que le projet présenté par M. Loubat d'établir un chemin de fer américain qui viendrait de Paris au centre de Sèvres soit exécuté, attendu que la multiplicité des voies de communication ne peut que profiter aux intérêts généraux du pays.
Le 28 avril 1855, un décret impérial autorise l'établissement sur la voie publique, entre Sèvres et Versailles, de voies ferrées desservies par des chevaux. Le sieur Tardieu, caissier et parent d'Alphonse Loubat, vraisemblablement soutenu par celui-ci, obtient la concession dans la vallée d'une ligne entre Pont de Sèvres et Porte de Saint-Cloud qui permettra de rabattre les voyageurs sur la ligne de Loubat. La ligne Sèvres - Versailles ouvre le 10 novembre 1857, devenant ainsi la troisième ligne de tramway en service en France.
La CGO, la compagnie générale des omnibus, ouvre la branche de Saint-Cloud pratiquement en même temps. Tardieu s'allie avec la compagnie des Gondoles [11] à Versailles qui relie Paris à Versailles et obtient en décembre 1856 l'autorisation d'installer son terminus dans le dépôt de l'entreprise du 17 rue des Hôtels (aujourd'hui rue Colbert) à Versailles.
La ligne de Sèvres - Versailles emprunte la route nationale. Partant du pont de Sèvres, côté Boulogne, elle traverse les communes de Sèvres, Chaville et Viroflay, puis emprunte à Versailles l'avenue de Paris jusqu'à la place d'Armes pour se terminer dans la cour de l'hôtel des Gondoles. La voie unique est établie sur le côté sud de la route nationale. Les écuries sont au terminus à Versailles. Un dépôt est situé au Pont de Sèvres, côté Boulogne.
Le parc de matériel roulant comprend 10 voitures construites chez Kellermann à La Chapelle-Saint-Denis, qui sont identiques à celles de la ligne Rueil-Port Marly. Elles offrent 53 places dont 6 dans un « coupé » à l'avant, 16 à l'intérieur, 8 sur la plate-forme et 23 à l'impériale. Les voitures sont tirées par deux chevaux, avec un cheval de renfort pour la montée de Sèvres. L'intervalle entre deux tramways est d'une heure. Ce matériel sera ensuite vendu en Hollande à la compagnie des « Railroads de La Haye » vers 1866. La seule photo qui semble en être restée est publiée par Jean Robert. On y voit des chevaux tirant une voiture sur la ligne La Haye-Delft.
Très rapidement, Tardieu établit un service direct de Versailles à Paris en empruntant des voies de la CGO, moyennant un péage, qu'il ne paiera jamais. La ligne se révèle en effet tout de suite déficitaire, d'autant plus que Les Gondoles assurent toujours un service concurrent entre Versailles et Paris. La société Sèvres - Versailles se retrouve en faillite. C'est le sieur Gibiat, gérant des Gondoles, qui reprend l'entreprise le 1er juin 1860. Il arrête alors le service des Gondoles et tente d'améliorer l'exploitation du tramway en remplaçant le matériel d'origine par une série de 16 voitures de 47 places, analogues à celles de la CGO. Le dépôt de Boulogne est remplacé par celui du 17 Grande rue à Sèvres, un ancien relais des Gondoles. Le trafic reste faible : 517 000 voyageurs en 1862 sur la section Sèvres - Versailles. En 1866, la ligne est prolongée dans Paris jusqu'au Louvre. En 1874, le tramway Sèvres - Versailles se sépare des Gondoles et fait faillite. La SA du tramway Sèvres - Versailles est créée le 28 juin 1876. Elle fait à son tour faillite, et est reprise par la CGO le 21 novembre 1879. Son histoire ensuite se confond alors avec celle du réseau parisien.
Extraits de « Une biographie de Loubat » par Claude Malossier :
Depuis le milieu du XIXe siècle, les sources les plus sérieuses en France et ailleurs indiquent qu'Alphonse Loubat est l'inventeur du tramway à New York. Le Nouveau Larousse illustré de 1898-1904 précise que « les premières lignes de tramways ont été établies à New York en 1842 par un Français du nom de Loubat ». De même La Grande encyclopédie de 1902, sous la signature de L. Sagnet, indique que « (...) en 1852, un ingénieur français, Loubat, en établit une nouvelle dans l'intérieur de New York ».
On aimerait y croire, et pourtant. Allen Morrison, docteur ès lettres à l'Université Columbia de New York, historien des tramways, explique que : « quand Loubat parlait de « son » système à New York, il voulait simplement dire le système qu'il proposait, celui qu'il avait vu à New York. Il ne disait pas du tout qu'il avait inventé ou était propriétaire de notre tramway de la 6th Avenue. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'a pas participé d'une façon ou d'une autre à sa construction. Il reste à découvrir ce qu'il en était ». Aucun document ne permet de savoir quelle a été sa participation à la construction des premiers tramways new-yorkais. Aucun document sur ce sujet ne mentionne Loubat. Tout ce que l'on sait, c'est que son frère fut actionnaire des tramways new-yorkais et qu'un certain Tardieu participe à cette construction. Ce Tardieu, peut-être un parent de Loubat, son homme de paille, obtiendra plus tard la concession du tramway de Sèvres à Versailles.
Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (édition 1866-1876) ne fait aucune mention de tramways Loubat à New York. Il présente directement le « système Loubat » à Paris. De même, l'article du mois d'avril 1879 du Magasin pittoresque, premier mensuel français, est sans ambiguïté : « la première concession de tramways en France (...) fut accordée à M. Loubat qui, ayant vu fonctionner ce genre de transport à New York, voulut en faire l'application à Paris ; on appela d'abord les tramways des « chemins de fer américains » ». Même son de cloche pour Claude Moreau dans son article sur le tramway de la Grande encyclopédie Larousse en vingt volumes de 1976 : « la première ligne à traction animale est établie à New York en 1832 par John Stephenson, et, en 1854, le Français Loubat obtient la concession d'un tramway à Paris ». On ne peut être plus clair pour évacuer l'hypothèse de la création par Loubat du tramway new-yorkais.
Pourtant la légende reste tenace et le doute s'installe entre deux dates : 1842 et 1852 !
Reprenant le Nouveau Larousse illustré de 1900, on peut ainsi lire en 2003 sur la plaque de présentation émaillée d'un exemplaire du « chemin de fer américain » du très sérieux Musée des arts et métiers de Paris, à la section transports urbains : « l'ingénieur français Loubat construit la première ligne de tramway à chevaux à New York en 1842 ».
D'autres parlent de 1852. C'est d'abord Jean Robert dans son livre référence « les tramways parisiens » qui écrit : « En 1852, un ingénieur français, Loubat, séjournant à New York, reprit l'idée du tramway mais préconisa l'emploi d'un rail à gorge s'encastrant dans la chaussée ; ces rails, posés sur longrines en bois, ne dépassaient pas le niveau du sol et pouvaient par conséquent être franchis sans danger par les voitures. Ce tramway entra en service en 1853 à Broadway : les résultats de l'exploitation furent très satisfaisants car le roulement sur des rails métalliques demandait un effort de traction bien moindre que celui de l'omnibus cahotant sur des chaussées empierrées ; la vitesse de circulation était notablement accrue et le confort très amélioré. (...). Revenu entre-temps à Paris, Loubat voulut introduire le nouveau mode de traction dans la capitale ». Le Quid 2000 (éditions Robert Laffont), dans l'histoire du tramway, entretient la légende. On peut y lire : « 16 août 1853 : un ingénieur français, M. Loubat, qui en 1852 avait rétabli des tramways à New York (les tramways créés en 1832 avaient échoué), est autorisé à appliquer le même système à Paris, entre l'Alma et Iéna (...) ». Enfin Clive Lamming, historien de chemins de fer, dans son livre Paris tram publié chez Parigramme en mars 2003, la propage : « la gêne occasionnée par les rails faisant saillie sur la chaussée eut cependant vite raison de ce pionnier jusqu'à ce qu'un Français, Loubat, installe dans la même ville [12] en 1852, un système de rails plats supprimant l'inconvénient ».
Et la légende continue à se propager au fil du temps, sur une plaque chromée du Musée des Arts et Métiers jusque sur le site Internet officiel de la RATP, alors que la régie possède, avec les archives de la Compagnie générale des omnibus (CGO), toutes les preuves de son absence de fondement.
Valentine passe des heures à lire et relire les deux bios d'Alphonse Loubat, celle de Malosse et celle de Gare. Toutes deux fourmillent de détails qui souvent se rejoignent et pourtant dessinent au fil des pages deux personnages singulièrement dissemblables. Quand Gare raconte un créateur de génie, Malosse décrit un commerçant opportuniste et roué. Les différences s'articulent autour de quelques questions simples. S'il avait été vraiment diffusé, le pamphlet de Loubat sur l'importation de la démocratie américaine en France aurait-il pu changer quelque chose dans la confusion de la France de 1848 ? Sa thèse sur la culture de cépage français sur la côte Est des Etats-Unis était-elle véritablement révolutionnaire, au-delà du phénomène de mode qui en a fait une référence en nologie ? Et la mère de toutes les questions : Loubat a-t-il inventé le tramway ?
Malosse passe un chapitre entier à démontrer l'absurdité de cette thèse, en s'appuyant sur des travaux récents d'historiens, sur une argumentation en creux. Dans un premier temps, il explique comment on a pu en arriver à présenter Loubat comme l'inventeur du tramway, comment l'erreur a trouvé son chemin dans des dictionnaires et des livres d'histoire. Il décortique la naissance du mythe et sa propagation ; il le détruit à la barre à mine. Des pages pour saper les pseudo-arguments scientifiques. Rien ne prouve que Loubat fût l'inventeur du tramway. Cela ne démontre pas qu'il ne l'était pas. Une fois que le lecteur a accepté de mettre en doute l'histoire officielle, on passe aux choses sérieuses. Après l'absence de preuve, la preuve par l'absence. Supposons que Loubat ait quand même participé à la construction de la première ligne de New York. On en trouverait des traces. Mais là, rien ! Pas le moindre début d'indice ! Donc il n'y était pas. CQFD.
Un texte d'historien, sérieux, documenté.
En face, le texte de Gare, dense, passionné. On adorerait que Loubat ait vraiment inventé le tramway. On s'insurge contre la dictature des médiocres qui lui mégotent les quelques paillettes d'une modeste gloire posthume.
Gare cite des textes de Malosse. Il connaît les arguments de l'historien. Pourtant il insiste. Il affirme sans hésiter que Loubat a inventé le tramway, qu'il a participé à la construction de la première ligne new-yorkaise. Sa démonstration est passionnée à défaut d'être rigoureuse. Il s'attarde sur un sieur Tardieu, un vague cousin de Loubat, que l'on retrouve comme actionnaire du tramway new-yorkais. Finalement, il n'apporte que peu d'éléments pour étayer sa belle construction. La preuve par la seule conviction.
Une bio contre une autre. Les deux cent cinquante pages de Malosse, contre la petite centaine de Gare. Un monde d'écart. L'amateur se laisse guider par l'inspiration, les rencontres, de vagues récits ; il cite le Web, l'entrepôt de toutes les rumeurs. Le professionnel fouille, compulse, classe, vérifie ; le souci du détail : les mairies, les cadastres, les archives ; une tâche de besogneux, construite pièce à pièce comme un gigantesque puzzle qui se met en place et s'impose.
De la confrontation, le texte de Malosse ressort vainqueur par épuisement du lecteur.
Valentine adresse un courriel à Malosse. L'historien répond immédiatement. Il ne s'intéresse pas qu'aux vieux livres et a été sensible au charme de la journaliste. Il est en train d'éplucher de son côté le texte d'Arune et accumule les découvertes.
— Le texte de Gare, répond-il à Valentine, donne l'impression d'avoir été commencé bien avant 2001, son installation supposée à Sèvres. L'annexe B reproduit un échange de courriels avec un spécialiste américain des tramways. C'est daté du début des années quatre-vingt dix. Ça détruit votre thèse : ce n'est pas en arrivant à Sèvres que Gare s'est intéressé à Loubat, mais bien avant. On peut même penser que c'est Loubat qui le conduit à Sèvres. Et cela repose votre question : d'où vient sa passion pour Loubat ?
Malosse habite Vanves depuis toujours et cela ne l'empêche pas de se passionner pour le sévrien Loubat. Mais Malosse est historien des transports collectifs. Pourquoi Gare s'est-il branché sur Loubat ? Il s'intéressait à Loubat avant de s'installer à Sèvres en 2001 ? Pourquoi ? Valentine a une réponse toute prête : il habitait déjà Sèvres avant, bien avant 2001. En 2001, il ne fait qu'y revenir sous une nouvelle identité.
Sèvres, moins de 20 000 habitants. Et personne ne le reconnaît ? Improbable ! Alors pourquoi son intérêt pour Loubat ? Peut-être vient-il de Sainte-Livrade, la ville natale de Loubat. Valentine griffonne un post-it :
Vérifier la présence de Gare à Sainte-Livrade.
Cela pourrait être une piste à essayer.
Elle hasarde aussi un courriel à l'historien américain, Gus Grezi, pour lui demander ce qu'il sait de ce Français avec qui il échangeait des courriels dans le début des années quatre vingt dix. Elle lui parle de la bio de Loubat par Arune et joint quelques extraits des courriels.
Quelques minutes plus tard, la cloche de son PC raisonne. Une réponse du Professeur Grezi. Milieu de la nuit chez lui à New York. Non seulement il travaille, mais il trouve encore l'énergie de répondre au courrier d'une inconnue. Traduction :
Dans son texte sur M. Loubat, M. Gare reproduit en fait un échange de courriels entre un conservateur du musée des transports publics de Colombes et moi-même. Le texte de M. Gare devrait être plus précis là-dessus : ce n'est pas avec lui que j'ai échangé ces courriels comme semble l'indiquer le texte mais avec M. Genefèvre. J'ai aussi échangé des courriels avec M. Gare mais beaucoup plus récemment, ces deux dernières années seulement. Auriez vous l'obligeance de m'envoyer (électroniquement si possible ou sinon à mes frais bien sûr) une copie de la biographie de M. Loubat par M. Gare ?
Sincèrement,
Gus Grezi
Valentine relit les passages qui parlent des séjours de Loubat aux Etats-Unis.
Le texte de Gare, d'habitude fulgurant de brièveté dans les descriptions, se fait extraordinairement précis. Il décrit la maison de Loubat dans la campagne voisine, à Menton Heights, et en propose une visite guidée, dans une débauche de détails.
Comme pour son domaine des Bruyères à Sèvres, Loubat a-t-il mis des années à acquérir sa propriété de Menton Heights ? Le problème n'est pas ici la présence d'un chemin communal, mais celle d'une grosse parcelle encastrée dans la propriété, qu'un voisin têtu se refuse à céder. Tout se termine bien grâce à un incendie malheureux de la ferme du voisin, qui a soudain besoin de dollars pour reconstruire et accepte de se délocaliser...
Gare a-t-il découvert cette propriété en faisant des recherches sur Loubat ou au contraire, s'est-il intéressé à Loubat à cause de cette propriété ? Une autre thèse voit le jour. Loubat ne vient pas de Sainte-Livrade mais de Menton Heights. Nouveau post-it :
Vérifier la présence de Gare à Menton Heights.
A la lecture de sa biographie, il est difficile d'imaginer que Gare n'ait pas habité la région ; pour quelqu'un qui taisait son passé, cette biographie sonne comme une imprudence.
Un courriel de Valentine à Gus Grezi pour lui demander s'il a échangé avec Arune Gare des courriels sur la maison de Menton Heights. Elle joint le texte de Gare.
Elle fouille dans ses dossiers sur le meurtre du chantier Brady. L'affiche d' « un tramway nommé désir », avec écrit, au feutre blanc, à la main : « l'homme de Brady, l'Américain de Sèvres ». Un courriel envoyé par F2S sur l'américain de Sèvres, comme on appelait Loubat. Le mort de Brady, le nouvel américain de Sèvres. Le lien entre Gare et Loubat, entre Gare et les Etats-Unis. Une certitude maintenant. Le spammeur savait que Gare avait habité New York. Pas étonnant, Fils de Spam est Gare. Il faut en savoir plus sur ce spammeur. Il faut en savoir plus sur les séjours de Loubat aux Etats-Unis.
La vie de Gare se confond de plus en plus avec celle de Loubat. Par delà les années, leurs vies se rejoignent. La passion de Gare pour Loubat lui fait dévoiler un peu de son secret. Est-ce que sa biographie de l'ancien maire de Sèvres le trahit assez pour que l'on puisse découvrir qui était vraiment Arune Gare ? Ce qu'il partage avec Alphonse Loubat :
Ca fait beaucoup !
Nouveau courriel de Gus Grezi :
Le texte que vous m'avez envoyé est passionnant. Il va me falloir du temps pour l'étudier. Il contient une foule d'informations parues nulle part ailleurs à ma connaissance. Ce texte révolutionne nos connaissances sur Loubat. (Et je ne parle pas du retour sur son « invention » du tramway ; cet aspect du livre, on peut l'ignorer ; M. Gare ne produit aucun nouvel élément en faveur de sa thèse.) Par contre, il apporte des tas de détails essentiels sur la propriété de Menton Heights pour le couple Loubat. Il arrive à convaincre que son importance a été très largement sous-estimée, que cette maison de campagne aurait compté pour eux au moins autant que le château des Bruyères.
D'autres affirmations semblent par contre un peu rapides. Il parle des problèmes du couple Loubat sans apporter la moindre preuve. Quand à ce passage sur la soi-disant maîtresse qu'Alphonse aurait entretenue à New York, j'émets de sérieuses réserves. Les prétendues infidélités de Loubat trouvent leurs origines dans un roman de gare paru à New York à la fin du 19ème. Elles tiennent du racontar. Il était français, donc on l'imaginait facilement courir les jupons. Vu son milieu, on arrive vite aux bordels chics et aux actrices aux murs légères. Pour l'époque, cela n'aurait d'ailleurs rien de choquant, seulement je n'y crois pas. Loubat était catho très pratiquant. Surtout, M. Gare n'apporte pas la moindre preuve sérieuse.
... Pour revenir à votre enquête : Il ne me semble pas imaginable que M. Gare ait pu acquérir des détails aussi précis sans des visites, voire des séjours à Menton Heights.
Sincèrement, Gus Grezi.
La rumeur publique prête à Gare de nombreux succès avec les femmes et c'est vrai aussi de Loubat, selon Gare. La fortune de Loubat venait de sa femme, sur les photos d'époques, il a l'air bel homme, de là à l'imaginer Don Juan, il n'y a qu'un pas que Valentine franchit allègrement, lançant comme un dernier pont entre lui et Gare. Deux Don Juan à la conquête des Amériques. Ils se battent pour la gagne. Ils séduisent pour prouver qu'ils existent. Ils entreprennent pour laisser une empreinte sur leur monde. Qu'importe les combines douteuses, l'histoire les oubliera comme elle saura gommer les infidélités et les trahisons. Elle ne retiendra que les succès. Gare et Loubat. Gare est fasciné par Loubat ; il se reconnaît dans Loubat. F2S a raison quand il expose la filiation des deux Américains de Sèvres. S'il est Gare, il est bien placé pour savoir.
Quand Loubat gère ses domaines de Menton Heights et de Sèvres, Gare développe Les Vignes du Val de Seine. Gare a-t-il aussi eu une propriété du côté de Menton Heights. Peut-être a-t-il habité la maison de Loubat ?
Elle se replonge dans le texte de Gare. Il raconte Aimée Domcont, une danseuse française dont Loubat serait tombé amoureux et qu'il aurait « installée » dans un petit appartement new-yorkais. Une recherche sur Internet ne donne pas grand-chose, juste une « Anette Blédine, 5 allée Aimée Domcont ». Quelques questions à Google et un peu de surf et Valentine apprend qu'il s'agit d'une adresse dans une résidence pavillonnaire de B. sur Y. Un nom de rue ; donc, Aimée Domcont a vraiment existé. Qu'a-t-elle fait pour mériter sa célébrité modeste et son nom de rue ? Quelques coups de téléphone et Valentine abasourdie tient sa réponse d'un adjoint au maire un tantinet gêné :
— La décision de donner ce nom a été votée à l'unanimité par le conseil municipal. Elle indique « Aimée Domcont (1833-1874), danseuse originaire du canton, ayant fait carrière aux Etats-Unis. » Une recherche par notre bibliothécaire n'a strictement rien donné. Elle n'a retrouvé aucune trace d'Aimée Domcont. Désolé. Mais on en est arrivé à penser qu'elle n'a jamais existé.
... Bien sûr qu'on a essayé de comprendre comment on en est arrivé là ! On se doutait qu'un jour un journaliste tomberait sur ce plan pourri.
... On ne sait pas.
... Il fallait trouver des noms pour une quinzaine de rues de la nouvelle résidence et il a été décidé de choisir des célébrités locales. Pas facile ! Une liste a circulé. Il a suffi qu'une personne un peu gonflée, un agent de la municipalité ou un élu, ajoute un nom. Je suppose que tout le monde a été content de voir un nom de plus, surtout une femme. Les responsables ne se sont pas trop posé de question.
... Non ! On ne sait pas qui a ajouté le nom.
Une seconde d'hésitation et l'élu ajoute :
— Ca s'est passé avec la municipalité précédente.
— Mais vous étiez déjà élu ? Interroge Valentine.
— Oui. La majorité est restée la même. Le maire a changé. Donc, on peut dire qu'il y a prescription. Vous avez vraiment envie de faire ressortir ce vieux truc ? On va avoir l'air d'une bande de rigolos.
— Je fais mon boulot. Je sors de l'info.
— Quelle info ? C'est pas un drame si un bout de bitume hérite du nom d'une inconnue. Quarante deux pour cent des français sont incapables de vous expliquer l'origine du nom de leur rue et ça, c'est y compris les Avenue du Général de Gaule, qu'ils encadrent à peu près.
Elle ne sortira pas d'article sur l'allée Aimée Domcont, même si elle a souri de la plaisanterie. Un humour de Gare ? Aimée Domcont a-t-elle même vraiment existé ? Valentine se prend à en douter. Post-it :
Vérifier si Gare a eu des contacts à B. sur Y.
Gare y gagne une nouvelle dimension, l'humour. Evidemment, si la farce vient de lui. Peut-être a-t-il été élu ou employé municipal de B. sur Y. Valentine va vérifier. Aucune des personnes qu'elle interrogera ne reconnaîtra la photo de Gare. Qui donc est à l'origine de la plaisanterie ? Un de ses amis. On lui connaît beaucoup de conquêtes. Il aurait aussi des amis ? Post-it !
Qui sont les amis de Gare ?
Son enquête à B. sur Y. ne donne rien. Un week-end à Sainte-Livrade ne donne rien. Valentine est persuadée que la clé du mystère d'Arune Gare se trouve dans son passé, peut-être quelque part du côté de New York. Y habitait-il avant Sèvres ? La police n'a rien trouvé. Elle rêve depuis longtemps de New York.
Entre 1853 et 1854, Alphonse Loubat achète de nombreux terrains à Sèvres, notamment un grand terrain constitué de multiples parcelles aux lieux dits la Fontaine, les Pissottes et les Grès. Il se bâtit un domaine au-dessus de la ligne de chemin de fer alors en construction Montparnasse - Versailles, entre le chemin des Bruyères (aujourd'hui rue des Bruyères), le chemin des Coutures (rue Albert Damouse) et le chemin des Grès ou Grais (rue Ernest Renan), en dessous du bois Barbelot dépendant du domaine de l'Etat, à la limite nord de la forêt domaniale de Meudon. C'est là qu'il va construire un château, sa « maison de campagne », à côté de Paris où il réside depuis son retour des Etats-Unis.
Ses terrains s'étendent sur les flancs du coteau qui deviendra le « coteau rive gauche » à l'arrivée du chemin de fer. Rive droite - rive gauche. Les noms des coteaux de Sèvres, une confusion topographique de première splendeur. Avant le train, le coteau de la rive gauche du ru de Marivel, côté Parc de Saint Cloud, s'appelait le coteau d'or, pour son ensoleillement. Sur l'autre rive, le coteau d'argent, celui de Loubat, orienté au nord, montait vers la forêt de Meudon. L'or du coteau bourgeois et l'argent du coteau ouvrier se répondent pendant des siècles. Mais le train va changer tout ça et introduire les termes rive droite et rive gauche pour les gares de la vallée du ru Marivel, à Sèvres, Chaville, Viroflay, Versailles. Les gares rive gauche conduisent à Montparnasse et à la rive gauche de la Seine, les gares rive droite à Saint-Lazare et à la rive droite de la Seine, traversée à Clichy. En opposition avec les rives du ru de Marivel, oublié, disparu, enfoui, noyé sous le béton, nié. Paris dicte le vocabulaire. En se mélangeant la droite et la gauche, Sèvres se laisse dicter par Paris la sémantique de son existence et y perd un peu de sa raison.
Pour agrandir son domaine, Alphonse Loubat demande la suppression de la sente de la Folie, d'une largeur de 2 mètres, estimée à 630 francs, qui conduit du chemin des Bruyères au chemin des Coutures et qui coupe sa propriété. Il propose à la commune un échange à ses frais pour la création d'un nouveau chemin vicinal en contrebas, large de 6 mètres, d'une valeur de 3 402 francs, que le Conseil municipal décide d'élargir à 8 mètres, aux frais de la ville pour les 2 mètres supplémentaires. Le Conseil municipal (on se souvient que Loubat est alors maire de Sèvres) se prononce favorablement le 5 novembre 1853, puis à nouveau le 15 février 1854, suite à une remarque du Préfet de Seine-et-Oise demandant de préciser la première délibération. Le Préfet prend un arrêté acceptant cet échange « très avantageux pour la commune » le 9 mars 1855.
La ville semble avoir rencontré des difficultés à conclure sa transaction avec Loubat. Malgré sa fortune, il fait tout pour faire traîner les choses, éviter de payer, n'hésitant pas à jouer de son pouvoir de maire.
Sur un plan de 1862, l'emplacement de la maison de campagne est indiqué sur un terrain identifié « propriété de Mr Loubat ». La sente de la Folie a disparu et un nouveau chemin est présent. Ne le cherchez pas aujourd'hui ! Il n'existe plus, sans doute absorbé discrètement par un des propriétaires successifs. Il passait quelque part à l'emplacement actuel de la résidence Eiffel.
De l'autre côté du chemin des Bruyères s'élève le château de Bussières qui appartient à de la famille Haguerman. Ce château, qui a résisté au temps, est aujourd'hui propriété du Conseil général des Hauts-de-Seine. Il hébergea un temps la « Maison des enfants de Sèvres [13] », orphelinat créé au départ sur le coteau rive droite à Sèvres, pendant la seconde guerre mondiale, par les époux Hagnauer, et devenu depuis un collège. La maison est passée après guerre à Meudon. Elle a été fermée en 2008.
Madame Haguerman, aux environs de 1855, constitue un patrimoine important sur Sèvres, plusieurs maisons et surtout de nombreux terrains.
Au gré des plans, on peut voir grossir les deux domaines. Les deux propriétaires se disputent âprement les terrains, Alphonse Loubat pour construire sa propriété du château des Bruyères, sa voisine pour étendre le domaine du château de Bussières. Vers la fin des années 1850, elle rencontre des difficultés à obtenir le paiement de parcelles qu'il a intégrées dans le nouveau chemin de la Folie. La paix ne s'établit qu'après le décès de Lucrèce Haguerman. Sa fille Mathilde, Baronne de Bussières, trouve un terrain d'entente avec son voisin qui cherche maintenant à vendre sa propriété et veut donc la rendre plus présentable. La guerre des Bruyères n'aura pas lieu.
A la mort d'Alphonse Loubat en 1867, sa belle demeure sera vendue à la famille Girod, une famille de banquiers. Le recensement de 1876 nous donne une idée de la taille de la propriété : pas moins de 22 personnes y vivent dont une douzaine de domestiques.
Vers 1890, Gustave Eiffel rachète de nombreux terrains pour unir le Domaine déjà bien agrandi par Girod. Au nom d'Eiffel, Valentine sursaute... un pincement de cur. A l'occasion de séjours à Sèvres, elle s'était intéressée à la saga d'Eiffel. Elle avait repéré le beau prénom de Valentine que les Eiffel avaient donné à leur 4ème fille, née exactement 100 ans avant elle. Gustave Eiffel fait poser une ligne téléphonique directe entre le château des Bruyères et ses bureaux de Paris. A la « retraite », il se passionne pour la météo. Il est d'ailleurs considéré un peu comme le père de la météo scientifique. Il crée tout un réseau de stations de mesures climatiques dont une sur la Tour Eiffel et une... près de son domaine sévrien. Pour préserver ses matériels comme « l'héliographe enregistreur », Gustave Eiffel imagine même un abri météo, « l'abri-type Sèvres ».
Valentine a réussi à se faire payer un voyage à New York par Elle, pour un reportage sur un nouveau restaurant français de la mégalopole. Tout petit budget. Un billet discount et un hôtel bon marché conseillé par le guide du routard, à la propreté limite ; mais il n'y a pas de petite économie. Elle va en profiter pour faire traverser l'Atlantique à son enquête sur le meurtre de Brady, et rechercher, de l'autre côté de l'Atlantique, le passé d'Arune Gare.
Mais d'abord il lui faut soigner le sponsor. Elle doit interviewer le jeune chef français dont le restaurant de Manhattan est devenu une référence culinaire incontournable de la côte est. Il lui a donné rendez-vous off Broadway, à quelques pâtés de maisons du restaurant, dans un bar pour célibataires. Elle l'attend en relisant ses notes, un peu intimidée par le succès du cuisinier, son talent annoncé, un peu gênée par les regards trop appuyés d'autres clients qui la jaugent ou l'invitent du regard. Le serveur a déjà rempli plusieurs fois son mug de café. D'accord le café est léger mais un demi litre ? Un litre. La caféine accélère son impatience. Ce connard de gâte-sauce de merde a décidé de la faire poireauter. Il lui pose un lapin ? Des bouffées de meurtre. Toute sa gamme d'insultes préférées en incantations de moins en moins sourdes. Pour faire dans le plus soft, elle se lance à voix basse dans les jurons du capitaine Haddock. Oups, elle vient de se rappeler qu'Hergé s'était pas mal inspiré pour les trouver, d'une revue d'extrême droite nauséabonde. Elle essaie un juron en anglais. Regards surpris du couple homo à la table voisine. Coup d'il inquiet de la serveuse, qui était jusque là protégée par sa méconnaissance de toute langue étrangère. Elle avait déjà compris que la bouche crispée de sa jolie cliente ne fredonnait pas des chansons d'amour. Cette fois elle a reconnu un juron corsé.
Quelques instants plus tard, elle informe Valentine :
— The bad ass mother fucker just arrived and is looking for you. [14]
Valentine se retourne et découvre la nouvelle star de Manhattan l'air perdu au milieu du café. Elle lui fait signe. Il s'assoit à sa table sans même s'excuser. Plus d'une heure de retard et il ne donne même pas un début de justification. Soulagement de voir qu'il est quand même venu. Rage devant son indifférence, son mépris. Valentine ne mérite pas même une excuse ? Pourtant, elle est ici pour participer à la promo de ce petit con suffisant qui l'a à peine regardée et qu'elle déteste déjà. Elle n'a pas le choix. L'interview doit avoir lieu. Elle n'a pas les moyens de l'envoyer paître même si elle en brûle d'envie. Elle attend à peine que le Perrier du jeune chef arrive pour déclencher les hostilités :
— Pourquoi vous être expatrié ? La compétition est plus facile de ce côté de l'Atlantique ? les clients moins connaisseurs ? Moins exigeants ?
L'énervement de la longue attente lui ferait apprécier des traits d'humeur, de l'humour, de l'agressivité chez son interlocuteur. Elle aimerait un combat. Au lieu de ça, il s'empêtre dans de longues phrases sans structure, sans but, sans souffle. Aucune vision, pas de charisme, le sex-appeal d'un concombre de mer. Elle a rarement vécu d'entretien aussi nul. Comment va-t-elle accoucher d'un texte presque lisible à partir de ce néant ? Comment va-t-elle pouvoir justifier ses dépenses ?
Elle arrive par pure conscience professionnelle au bout des questions qu'elle avait préparées. Elle ne le hait plus ; elle se contente d'un mépris abyssal. Une petite question, pour la route, qu'elle ne peut retenir :
— Vous êtes toujours très en retard ou aujourd'hui c'était exceptionnel ?
Il la regarde d'un air ahuri. Il ne comprend même pas la question. Il finit par murmurer :
— Non. Je suis très ponctuel.
Bâtard ! Ponctuel ? Une heure de retard. Connard ! Elle se reprend à le détester. Il l'a quittée un peu ahuri devant l'agressivité de la journaliste. Valentine a quand même un doute : elle demande l'heure à la serveuse et réalise qu'elle a mal réglé sa montre en arrivant à JFK. Le gâte sauce était à l'heure.
Valentine refuse de reconnaître que l'interview aurait pu être tout autre sans son erreur. Elle persiste et signe : « d'accord, il était à l'heure mais ça reste un connard. » Et maintenant il lui faut trouver du contenu pour son article ?
Elle traîne au hasard dans le quartier, près du restaurant.
Jour de chance ! Elle tombe sur un des marmitons qui sirote un coca au Mac Do voisin en attendant l'heure de la pointeuse. C'est un jeune français qui accepte l'esclavage en Amérique pour l'honneur de la gastronomie française, apprendre l'anglais, ajouter une ligne glorieuse à un CV maigrichon et surtout pour vivre à New York :
— Je viens de Romorantin. J'ai fait une école de cuisine à Blois. J'ai commencé à bosser dans un resto de Beaugency. Mais l'idée d'y passer ma vie ou de finir chef de cuisine à Châteauroux ou Valençay me donnait envie de gerber. Alors quand je suis tombé sur sa proposition de taf, je n'ai pas hésité. Ici, on est carrément escroqué : salaire de misère, horaires à rallonge, pas d'assurance, paternalisme à la con, discipline quasi militaire. Un peu de racisme et de machisme, mais pas plus qu'ailleurs. Six mois à New York, je ne vais pas me plaindre. Ensuite, j'ai une proposition à Melbourne.
L'exportation du luxe français baigne allègrement dans une exploitation éhontée du petit personnel. Valentine pourrait glisser du glamour au social mais ce n'est pas le reportage qu'on lui a commandé.
Direction la bibliothèque de l'université de Columbia. Comme elle n'a pas encore assez de billes pour son article, le plan B : elle va piller les textes des autres. Elle dégote assez vite un article plutôt bien ficelé du New York Times sur le gâte-sauce. Ça va lui permettre de mettre un peu de gras. Tant qu'à pipeauter, elle pourrait aussi en rajouter, raconter que représentant de la gastronomie française l'a reçue à poil, avec juste des chaussettes bleu blanc rouge, devant une noisette et un croissant beurre. Stop ! Il lui faut juste écrire quelques feuillets pour justifier sa facture. On ne lui demande pas de la littérature.
Du temps, de la sueur, des crampes dans le poignet, une raideur dans le dos, un début de migraine, mais elle s'accroche. Elle finit l'article. Elle le relit. Pas terrible mais ça suffira. Putain de déprime de métier à la con !
Basta ! Valentine décide de ne pas se laisser gâcher la journée par un petit cuistot médiocre. Il est encore tôt et elle peut consacrer le reste de la journée à Loubat. La présence de Gus Grezi au département d'histoire de Columbia et le rendez-vous qu'il a eu la gentillesse de lui accorder ne sont sans doute pas étrangers à son choix de s'installer dans la bibliothèque de l'université pour y finir son article sur le gâte-vie.
Une secrétaire noire, obèse et chaleureuse la fait patienter en la gavant de cookies et de café. Gus Grezi finit par arriver. Il ne ressemble pas du tout à ses courriels. C'est un grand barbu, maigre, abrupt, distant qui devient à peine moins glacial pour parler de Loubat. Son visage est triste, son regard très sombre. Les questions qui semblent l'intéresser :
— Loubat venait d'une famille ultra-catho. Etait-il lui-même plus modéré ?
... Où est passé son manuscrit sur le vin, disparu de la bibliothèque de Bordeaux ?
... Que sont devenus ses biens immobiliers français ?
Valentine, malgré un taux alarmant de caféine dans le sang, se dirige lentement vers l'assoupissement quand il se branche sur Menton Heights :
— C'est la femme de Loubat qui était attachée à la maison de campagne de Menton Heights, sur Nelson Square. Quand il s'éloignait pour son travail, elle préférait y habiter que rester seule à New York.
... Gare connaît visiblement très bien la maison et le quartier.
Un peu déprimante sa rencontre avec Gus Grezi. Il ne lui a rien appris et en plus il s'est montré bien moins sympathique que dans ses courriels. Valentine a quand même gagné le nom des nouveaux propriétaires de la maison et son adresse « moderne ». Le professeur a aussi imprimé l'itinéraire mappy : durée du trajet 60 minutes.
Quand elle se retrouve à Broadway, Valentine n'hésite pas. Le prix des taxis New-Yorkais est bien plus raisonnable que celui de leurs confrères parisiens et il lui reste la fin de l'après-midi. Elle lève un bras et un des innombrables cabriolets jaunes s'arrête devant elle.
La maison de Menton Heights, un passé possible d'Arune Gare. Il l'a visitée ? Il a vécu à New York ? Avec Myriam ? Cela expliquerait le trou de plusieurs années dans le CV de la jeune femme, juste avant son séjour à Londres.
Valentine imagine Myriam, call girl de luxe, entre Paris et New York, ou simple prostituée de base, exploitée dans une maison close. Qu'est-ce qui dans les silences de la jeune femme, dans son absence de réponses, a pu suggérer un tel passé ?
Le chauffeur de taxi est défoncé au-delà du raisonnable. Il maintient dans son taco la température d'un igloo moyen et roule comme un cinglé. Plutôt que de relativiser le risque, ses éclats de rire ne font qu'entretenir l'angoisse. Il se choisit une voiture de luxe qui ne respecte pas les limitations de vitesses et se colle dix centimètres derrière. Valentine a plusieurs fois l'impression que les pare-chocs se sont touchés. Lui ignore qu'elle est verte de trouille. Les conducteurs des voitures qu'il a choisies se lassent vite du jeu. Le plus souvent, après avoir essayé de le semer, ils regagnent la droite de la route et une allure de sénateur. Lui se choisit un autre lièvre.
A la surprise de Valentine, il la conduit pourtant sans accident, et sans hésiter, sans même consulter de carte, dans une banlieue super chic, des propriétés privées immenses, avec des portiers noirs. Valentine ne cultive pas l'anti-américanisme primaire à la française. Dans l'avion, elle a joué à faire deux listes, deux colonnes dans son carnet de bord. A gauche, ce qu'elle aime des Etats-Unis, à droite ce qu'elle déteste. Mentalement, elle rajoute dans la colonne de droite : les chauffeurs de taxi portoricains totalement défoncés.
Sur une autre page, elle a rempli deux colonnes pour l'autre :
Ce type est une catastrophe. Elle ne peut quand même pas se scotcher à quelqu'un qui collectionne tous les défauts juste parce qu'il est fana des séries américaines qu'elle adore. C'est quand même lui qui a fait capoter leur belle histoire d'amour ! Il a eu peur ? Il s'est senti enfermé dans le cocon qu'elle construisait délicatement, patiemment, consciemment, amoureusement autour d'eux ? Elle l'a perdu en s'entêtant sur un bouchon lyonnais ? Une séparation sur le choix d'un restau ?
Lunettes de soleil et bandana, Valentine est débarquée devant la maison de Loubat.
C'est une immense bâtisse élégante au bout d'une rue bordée de chênes centenaires. Le quartier est anesthésié par la chaleur moite de la fin d'après-midi. Personne ne répond à son coup de sonnette. Elle se retrouve le nez collé à une porte hostile. Tout ce chemin pour rien. Elle aurait aimé avoir un rendez-vous, mais elle n'a l'adresse de la maison que depuis sa rencontre avec Gus Grezi. Elle ne peut maintenant que larmoyer sur son envie ridicule de la visiter.
Le génie de la bouillabaisse n'est qu'un bouffon ; l'absence des habitants de la maison de Loubat n'a aucune excuse ; l'autre n'est qu'un connard qui ne la baise même pas convenablement ; il fait quarante degré et dix mille pour cent d'humidité ; sa robe lui colle au cul ; elle est plantée devant une maison qui refuse de lui dévoiler le moindre secret ; il n'y a aucun moyen de retrouver un taxi dans cette putain de banlieue de merde et il ne lui reste plus que ses yeux pour pleurer. Alors, elle refoule ses larmes et se murmure :
— Résiste !
Ça lui apprendra à partir au feu avec juste sa bite et un couteau. L'image la fait sourire. Elle décide d'essayer les voisins.
Dans la première maison, personne.
Dans la seconde, une vieille dame répond à son coup de sonnette. L'ancêtre entrouvre à peine la porte et quand elle comprend le motif de la visite, la referme brutalement, comme de peur que la journaliste ne force son chemin dans son bunker de luxe. Valentine a juste pu mentionner le nom de Loubat. De quoi la vieille dame a-t-elle eu peur ? D'une étrangère épuisée, ruisselante de sueur ? De son accent français ? Elle murmure plus fort :
— Résiste !
Dans la troisième maison, les riches propriétaires sont partis pour plusieurs mois en Europe. La jeune fille qui garde la maison, un peu nunuche, n'est au courant de rien.
Pourtant dans son sourire, Valentine a cru sentir la chance hésiter. Alors, elle s'installe, au pied d'un arbre centenaire et allume une cigarette.
Elle vient juste d'écraser son mégot quand une énorme Oldsmobile décapotable rose se gare devant la maison de Loubat. Une vieille dame s'en extirpe. Robe fuchsia, grand chapeau blanc, foulard fleuri. Le maquillage déborde autant que le sourire. Les rides accueillantes. Valentine se précipite et fait la connaissance d'Alice, une tornade de guimauve, de gentillesse et d'énergie à l'état pur, de quoi réconcilier au forceps le misanthrope le plus irréductible avec l'humanité. Quelques minutes plus tard, la jeune journaliste est assise près de la vieille dame, sous un chêne monumental, dans un jardin qu'elle veut imaginer dessiné par Loubat, devant un grand verre de thé glacé. Et la vieille dame raconte.
Passionnée de purs sangs arabes, Alice a monté un mini haras et s'est fait un nom dans le monde du cheval pour la qualité de ses reproducteurs. Elle explique : « Quelqu'un qui vit de la bite des autres ne peut pas se prendre totalement au sérieux. » Alice est la seule employée de la bibliothèque de Menton Heights, ouverte tous les jours de 9 à 13 heures, rédactrice en chef de l'hebdomadaire local, quatre pages, plus de deux cents lecteurs, sur les trois cents habitants du village. Enfin, elle est peintre à temps perdu, si vous arrivez à imaginer une seconde qu'elle ait du temps à perdre. En passant par le salon, Valentine a pu admirer les peintures et les a trouvées tout à fait touchantes, mais incontestablement nulles.
Monsieur était un riche commerçant new-yorkais, gommé par une crise cardiaque :
— Dirk a fait fortune dans la quincaillerie. Le rêve américain. Il a appris le métier dans une petite boutique, dans un trou paumé du Sud. Puis il acheté un magasin dans le New Jersey, et un autre, jusqu'à construire sa propre chaîne.
... Il adorait la France et les Français. Devinez pourquoi nous avons choisi de rester vivre ici plutôt que de prendre notre retraite, en France, chez vous ?
Panique chez Valentine qui ne s'attendait pas à être mise si directement en cause. La première raison pour que de riches francophiles décident de ne pas s'installer en France ? Quand on est journaliste, il faut être prêt à tout mais en général c'est elle qui pose les questions. Elle essaie :
— La politique ? Les partis de gauche ?
— Non, répond Alice, Dirk était démocrate.
— Parce que les Français n'aiment pas les Américains ?
— C'est des conneries. Les Français adorent les Américains. Ils détestent le gouvernement américain et ce connard de Deubeuliou et on doit admettre qu'ils n'ont pas tort.
Valentine finit par donner sa langue au chat et Alice lui donne cette première raison :
— Parce qu'en France, on méprise les nouveaux riches. On respecte les héritiers, la vieille fortune, celle des gens qui ont appris très jeunes à être riches, qui savent s'habiller, parler, se comporter, commander. Les types comme mon mari qui se sont faits eux-mêmes, on imagine qu'ils n'ont pu construire leur fortune qu'à coups de malversations et d'exploitation des masses laborieuses. Et plus on est de gauche, plus on méprise ces riches-là. Chez vous, on préfère les héritiers aux bâtisseurs. C'est le contraire aux Etats-Unis.
Retour sur le mari disparu depuis quatre ans.
Ben reproche souvent à Valentine de ne pas savoir écouter. C'est sûrement vrai avec lui. Quand il est présent, elle a tellement envie de parler, tellement envie de séduire. Dans son travail, elle est au contraire la reine du silence, la spécialiste mondiale de l'écoute. Le plus souvent, les gens veulent parler et l'essentiel est d'éviter de les interrompre. Sinon elle sait relancer son interlocuteur d'un regard, d'un sourire ou un froncement de sourcil, encourager silencieusement quand le plaisir de se confesser faiblit.
Il faut bien tout le loisir du premier verre de thé pour qu'Alice résume ses activités. Ensuite, Valentine la branche gentiment sur l'histoire de la maison et la laisse causer en prenant discrètement quelques notes.
L'histoire de la maison selon Alice :
— Il était une fois une américaine très riche qui épousa un Français fort séduisant. De l'Américaine, l'histoire ne dit pas grand-chose. Elle venait d'une dynastie de négociants de la côte est. Qu'aimait-elle ? Que faisait-elle de son temps ? Où et quand est-elle morte ? On l'ignore. On connaît bien sa famille ; on a des tas de détails sur la vie de son époux, Alphonse Loubat, mais pas grand-chose sur elle. Lui était un commerçant français, nologue, qui a su faire fructifier la belle dot de son épouse. Il aurait choisi le terrain de la maison, leur résidence secondaire ; elle en aurait supervisé la construction. Selon la rumeur publique de l'époque, Loubat passait de nombreuses soirées avec une jeune actrice de Broadway qu'il entretenait. A son appartement new-yorkais et son salon demi-mondain, madame Loubat préférait la maison de Menton Heights.
Valentine n'interrompt pas pour mentionner que si cela colle avec l'hagiographie de Loubat par Arune Gare, cela ne correspond pas du tout au point de vue du professeur qui doute des frasques amoureuses de l'ingénieur. Loubat était français, amateur de bon vin. Il n'est pas surprenant qu'on lui ait prêté un goût immodéré pour les femmes, qu'on l'ait l'imaginé fréquentant les maisons closes, entretenant de jeunes danseuses, voire séduisant de riches bourgeoises en quête d'exotisme. Mais selon le professeur, tous les documents historiques décrivent plutôt un homme très sérieux, très religieux, très attaché à sa famille.
Alice continue à raconter l'histoire de la maison qui a connu de nombreuses tragédies. Les femmes y entrent heureuses et y connaissent le désespoir.
... Madame Loubat était délaissée par son mari. L'histoire ne raconte pas comment elle meurt.
... Les Loubat ont vendu aux Breughel. M. Breughel a été assassiné dans un bouge de Baltimore. On n'a jamais su ce qu'il y faisait. Sa femme est morte peu après, de tristesse. L'héritière, la fille Breughel, a perdu son futur époux quelques jours avant ses noces, dans un accident de voiture.
... C'est encore un accident de voiture qui emporte le propriétaire suivant, dont j'ai oublié le nom. Sa veuve va vivre jusqu'à sa mort dans le souvenir de son mari disparu, transformant la maison en un autel morbide à la gloire du défunt.
... Plus récemment, une Miss Johnston a habité la maison. L'histoire est un peu différente pour elle ; elle semble avoir toujours été célibataire et n'a pas attendu d'habiter la maison pour rassembler tout le chagrin du monde. Elle disparaît assez jeune des suites d'une longue maladie. Un des ses neveux, John Tobin, hérite de la propriété.
... John Tobin est ingénieur comme Loubat. C'est l'héritier d'une riche famille du comté. Il épouse une française, un autre lien avec les Loubat. On raconte que, comme Loubat, il trompait sa femme et que, comme madame Loubat, elle s'ennuyait à mourir dans la grande maison. Mais on raconte beaucoup de choses sur eux, surtout depuis le drame.
... John Tobin s'était lancé dans le développement d'un tramway électrique à air comprimé. Un projet de rêveurs qui n'avait pas grande chance d'aboutir, ici, où l'idée même de prendre les transports en commun donne des boutons à la moitié de la population. Un doux dingue d'écologie urbaine au pays du gaspillage. Il faisait gentiment sourire.
... Comme ses affaires calaient, il semble qu'il se soit mis à gruger ses investisseurs et le fisc de manière massive. Lui ou un de ses associés. L'histoire n'est pas très nette. On a même dit que l'entreprise n'était qu'une grosse combine pour se mettre plein d'argent dans les poches. Pour les associations écolos locales, il reste un précurseur de génie détruit par les lobbies de l'automobile. Il existe un Tobin Club à Menton Heights, une bourse Tobin pour la protection de la nature, une ferme écologique Tobin.
... Je ne sais pas exactement. Je crois que son tramway devait relier toute une myriade de petites villes du coin, des villes trop petites pour avoir une vraie vie locale. Il espérait créer une dynamique avec le tramway, habituer les gens à faire leurs courses, aller au cinéma, au restaurant, en transport en commun.
... En tout cas, escroc ou victime, Tobin arrivait au bout de son aventure. Il ne pouvait plus s'en sortir. Une partie importante de l'argent avait été dépensée et il commençait à être clair que leur tramway ne serait jamais construit. Le procès et probablement la prison se profilaient à l'horizon.
... Un matin, madame Tobin a appelé 9-1-1. Son mari l'aurait battue. Et après cela devient confus. L'associé français aurait essayé de s'interposer entre eux et John Tobin serait tombé sur un coin de table en marbre. Ce qui est sûr, c'est qu'il est mort avant l'arrivée de l'ambulance.
... Les rumeurs ont démarré au quart de tour. On a raconté que l'associé était l'amant de Madame Tobin, qu'il aurait assassiné John et se serait sauvé pour échapper à la police. On a retrouvé sa voiture dans une forêt voisine, avec des traces de son sang sur un fauteuil. Les rumeurs ont hésité. Madame Tobin les aurait assassinés tous les deux.
... Elle a été mise en examen, interrogée pendant des jours. Plusieurs millions de dollars avaient disparu des comptes de la société. La police a engagé des poursuites pour détournement de fonds, évasion fiscale, fausses déclarations, fausses factures... La totale.
... Pour le meurtre, entre le manque de preuve et la disparition de l'associé, elle avait un boulevard pour s'en sortir. La police l'a relâchée. Pour les malversations financières, elle a été obligée de reconnaître qu'elle était au courant de ce qui se passait dans la société. Mais, elle n'était qu'employée, pas partenaire. Un an de prison ferme, je crois.
... Les Tobin étaient entrés heureux dans cette maison. La malédiction a encore sévi. La maison a été vendue pour éponger les dettes.
Alice a choisi d'ignorer la malédiction de la maison :
— J'ai racheté cette maison parce que j'en suis tombée amoureuse et qu'elle était très bon marché. Personne ne voulait se risquer à y vivre. Mon chéri était déjà mort. Je n'avais plus rien à perdre. Je veux vivre jusqu'à ma mort ici et nulle part ailleurs.
Et Alice d'éclater de rire :
— Donne-moi trois meilleures raisons de vivre ici ?
— Je ne sais pas, préfère répondre Valentine, certaine de ne pas connaître une seule raison pour s'entêter à rester dans une maison au karma si désastreux.
— Un : Parce que c'est près d'ici qu'est enterré Dirk. Deux : Parce qu'il est temps que quelqu'un explose cette putain de malédiction. Et trois : parce que je ne suis pas superstitieuse.
Alice se branche ensuite sur son sujet favori, les étalons, et Valentine la laisse parler. Pourtant, trop de questions trottent dans sa tête, qu'elle finit par poser. Son hôtesse va chercher de vieux classeurs de coupures de presse, toute la documentation qu'elle a réunie sur la maison. Plongée dans ce passé pas si lointain.
Madame Tobin pourrait-elle être Myriam ? En cherchant à comprendre le meurtre de Brady, on croise la piste d'un autre meurtre non élucidé. Trop de questions. Trop d'impossibilités. Ils ont dû fouiller le passé de Myriam. Si elle avait été soupçonnée de meurtre aux Etats-Unis, la police française aurait obtenu l'information par Interpol. Alors, quel pourrait être le lien entre la mort de John Tobin et celle d'Arune Gare ?
La vieille dame commente :
— Au début, la presse l'appelait Mme Tobin, jusqu'à ce qu'ils réalisent qu'ils n'étaient pas mariés. Ensuite, ils disaient « la compagne de John Tobin ». Une française qui travaillait comme ingénieure dans sa société.
Myriam n'a jamais été ingénieure. Alice finit par trouver un article qui donne son nom. Voilà : « la police interroge toujours Pénélope Comdon, témoin principal de la mort de John Tobin... »
Déception ou soulagement ? Valentine voudrait croire que Myriam n'a rien à voir avec le meurtre d'Arune, ce n'est pas pour lui coller celui de John Tobin.
Ou alors, Myriam a changé d'identité. Elle était aussi Pénélope Comdon ? Et l'associé ? Comment s'appelait-il ? Elles continuent à feuilleter les coupures de presse. Une réponse : « On est toujours sans nouvelle d'Antoine Graoui, l'associé de John Tobin. Ce français originaire de Bordeaux habitait depuis deux ans les Etats-Unis. Il était vice président de TT&T, la société de John Tobin, responsable de l'administration et des finances... »
Pénélope Comdon et Antoine Graoui, quand Valentine espérait retrouver les traces d'Arune Gare et Myriam Sanchez.
Alice se rappelle avoir rangé quelque part un cahier d'articles mentionnant la maison. Elle fouille une armoire de dossiers sans le retrouver. Elle en a les larmes aux yeux. Valentine la calme :
— Laissez ! Je vais chercher. Parlez-moi encore de vos étalons pendant que je fouille.
Valentine retrouve le dossier et découvre dedans un article détaillé sur l'affaire Tobin. Le journaliste est convaincu de la culpabilité d'Antoine Graoui, l'associé jamais retrouvé ; il minimise le rôle de Pénélope qu'il voit en victime de deux escrocs.
Une autre coupure de presse quelques années plus tard :
« Les dernières révélations d'une ancienne secrétaire de la société Tobin laissent à penser qu'Antoine Graoui avait préparé sa disparition avec sa maîtresse, l'épouse de John Tobin, Pénélope Comdon. Une demande d'information sur Antoine Graoui auprès des autorités françaises n'a pas abouti. Saura-t-on un jour la vérité sur le meurtre de John Tobin ? »
Trop d'informations. Trop d'options. Elle ne sait plus par quoi commencer. Le nom de l'associé. Elle parcourt fébrilement les articles. Un doute comme un murmure très loin. Antoine Graoui ? Antoine Graoui disparaît et quelque temps après, Arune Gare apparaît. Moins un, plus un. Un lien ? Pourquoi pas ? Antoine Graoui, Arune Gare. A.G. C'est trop. Comment aurait-t-elle pu rater cela ? Graoui disparaît et Gare surgit de nulle part. Yes ! Du coup, elle revient à son idée de départ. Pénélope Comdon quitte les Etats-Unis et Myriam Sanchez arrive en France ?
Un début de conviction, presque une certitude. Elles fouillent la pile de vieux journaux. La page jaunie d'un journal de l'époque. Une photo du trio sur un voilier, M. et Mme Tobin et un ami à l'arrivée d'une régate. Un inconnu à gauche, une blonde inconnue au milieu, qui n'est pas Myriam, et à droite, aucun doute n'est permis, dix ans d'écart, mais c'est bien Arune Gare.
Elle sait enfin d'où il vient : Arune Gare et Antoine Graoui ne sont qu'une personne. Elle connaît maintenant l'origine de sa fortune. Il a siphonné la trésorerie de la start-up américaine, assassiné peut-être son associé et disparu des Etats-Unis où la situation devenait trop délicate. Qui a poussé John Tobin ? Pénélope ou Arune ? Si Arune Gare est l'assassin, la mort qui l'attend dans un chantier près du Bois de Boulogne remet juste les pendules à l'heure. Sinon cela pourrait être la blonde de la photo. Pénélope Comdon ressemble un peu à Myriam mais on ne peut pas les confondre. Pénélope pourrait être la blonde du chantier Brady. Elle pourrait avoir assassiné les deux associés à plusieurs années d'intervalle. Des trois personnes de la photo, les deux hommes sont morts. Est-ce que l'on peut la déclarer coupable juste si elle a survécu ?
Pénélope Comdon. Aimée Domcont. Comdon. Domcont. Je suis bête à vous chauffer la bile, aussi lente que la progression de la paix au Moyen-Orient. Décidemment, ces pitreries brouillent l'écoute et je n'aime pas le marc trop doux, se dit Valentine.
La journaliste a senti l'ombre de la maladie. Elle interroge doucement Alice. Dernier éclat de rire de la vieille dame la raccompagnant jusqu'au taxi qui attend déjà :
— Trois bonnes raisons de préférer un bon Alzheimer à un petit cancer de merde ?
... Un : tu oublies que t'es mal barré. J'ai oublié le deux. Et trois : tu oublies que t'es mal barré.
Alice aurait plu à Ben.
Elle traverse la grande salle du restaurant. Son regard passe brièvement d'un visage à l'autre. C'est un automatisme. Elle cherche quelqu'un. Ce n'est pas une personnalité qu'elle espère rencontrer, ni un inconnu qui changera sa vie. Elle espère que le hasard placera sur son chemin Thomas, son premier flirt, Jeanne, sa meilleure amie de toujours, Laurent, un autre, une autre.
Son premier flirt, Thomas. C'est important un premier flirt. Le nom de famille lui échappe. Si elle le rencontrait, il lui faudrait mettre un nom sur cette résurrection. Il faudrait que cela soit plus que des retrouvailles, une palingénésie qui lui accorderait une toute autre dimension que celle du jeune garçon timide qu'il était. Si elle retrouvait son nom, elle pourrait le chercher sur le Web. Il lui avait été présenté par une cousine. Cette cousine saurait sans doute comment le joindre. Pour la retrouver, il lui suffirait de quelques coups de fil. Elle n'a pas envie de les passer. Il faudrait qu'elle croise Thomas par hasard. Mais en attendant c'est le cul de sac.
Jeanne, son amie d'enfance, l'avait accompagnée à l'aéroport le jour de son grand départ pour les Etats-Unis. Les courriels d'abord fréquents s'étaient espacés et avaient fini par s'interrompre. Quelques mois après son retour, Pénélope était tombée par hasard sur son amie, minuscule, adorablement mignonne, dans un café branché des Halles. Jeanne s'était jetée à son cou en hurlant de joie. Dans les regards des spectateurs, brillaient la surprise devant la force des retrouvailles, du désir pour Jeanne chez certains, un peu de jalousie pour cette amitié qui s'affichait si bruyamment pour d'autres. Leur plaisir de se retrouver était immense. Et pourtant, elles n'avaient pas fait d'effort pour garder le contact. Pénélope redécouvrait en un instant toute la densité de leur amitié. Jeanne lui avait manqué. Malgré cela, elles laisseront encore le temps qui passe trop vite les séparer. Un séjour de Jeanne cette fois, en Amérique du Sud, quelques déménagements et elles se sont de nouveau perdues. Pénélope a cherché Jeanne sur Internet, sans succès. Son amie est peut-être morte, ou elle a pris le nom d'un mari, ou elle est juste anonyme.
Pénélope passe en revue d'autres visages disparus, au hasard des souvenirs.
Un couple d'acteurs. Sont-ils même restés acteurs ? Ils peinaient à joindre les deux bouts. S'ils étaient célèbres, ils apparaîtraient au générique d'un film ou d'une pièce de théâtre ; on parlerait d'eux dans les journaux et les magazines. Peut-être arrivent-t-ils à vivre décemment leur passion loin des feux de la célébrité ? Peu probable, elle les aurait trouvés sur Google. Même la troupe de province la plus minable finit sur Google. Ils ont dû jeter l'éponge.
Elle a retrouvé Laurent par Google. Il est cadre dans une boîte de communication. Ils ont dîné ensemble dans le plus grand ennui. Elle savait en lui disant au revoir qu'elle ne ferait pas le moindre effort pour le revoir. Ils n'avaient rien à se dire. Malgré ça, elle l'a gardé dans sa galerie d'amis qu'on aime retrouver de loin en loin, juste par hasard.
C'est Stéphanie qui a retrouvé sa trace par des moyens tortueux que Pénélope a oubliés. La soirée avec elle avait été très agréable. Le dîner avait été séparé en deux plages de temps plus ou moins égales où chacune avait pu résumer les épisodes précédents. Malgré la sincérité des confidences, Pénélope n'a pas insisté pour qu'elles se revoient. Elle a laissé au hasard le soin de décider de leurs retrouvailles.
L'énumération n'a pas d'ordre précis. Elle se conclut à chaque fois sur le souvenir de tous les souvenirs, sur celui dont elle n'ose pas penser le nom. Ils avaient prévu de se retrouver. Il ne l'a jamais recontactée. Il l'a « oubliée ». Il l'a volontairement laissée tomber ? Il n'a pas pu la retrouver ? Il est mort ? Quand il a dû partir, cela ne devait être qu'une brève séparation. Il savait comment la retrouver. Il a été empêché de la rejoindre ? Elle peut l'imaginer mort mais n'arrive pas à lui trouver d'autre excuse qui soit acceptable. Elle le hait.
Et si ce type, de dos, c'était lui ?
Il a préféré ne pas partager l'argent.
Il a décidé de vivre sans elle.
Elle ne peut trouver à Antoine Graoui d'autre excuse que la mort.
L'article de Valentine paraît dans Le Parisien, sous le titre, « l'autre vie du mort du Brady », avec le teaser à la clé, « P. C., la blonde plantureuse ? »
Valentine pourrait passer la main à la police, mais elle s'est trop investie pour s'en tenir là, alors elle continue, comme un joueur qui ne sait pas arrêter, comme un drogué qui ne peut décrocher. Elle est shootée à son enquête, scotchée par ses protagonistes si particuliers, par Myriam surtout.
Une crise cardiaque a conduit le shérif Boyle, qui a mené l'enquête sur la mort de Tobin, à une retraite plus précipitée que prévue. Valentine lui écrit. Elle n'est rentrée en France que depuis quelques jours quand elle reçoit en réponse un courriel de la femme du shérif : "My husband passed away a few months ago..." [15] Mrs. Boyle a beaucoup entendu parler de l'affaire Tobin du vivant de son époux. Par curiosité, elle a épluché les agendas qu'il a laissés, où cette affaire tenait une place considérable.
Valentine parcourt rapidement le long courriel. Une phrase sobre pour raconter la seconde crise cardiaque et la fin de l'époux et on entre dans le vif du sujet. La veuve raconte les faits sans se laisser emporter par le récit, à l'aise avec le vocabulaire juridique ; épouse de flic pendant trente ans ; on apprend. Les derniers paragraphes du courriel passionnent Valentine. Traduction :
Le dernier domicile de Pénélope Comdon, avant de venir à Menton Heights, serait en France, au 34 rue la Cour, à Dreuil-les-Amiens, 80730. Son vrai nom est Patricia Carlier.
Le shérif n'a obtenu d'Interpol son adresse à Amiens qu'en 2002, peu de temps avant sa première crise cardiaque. Il a contacté la police locale qui lui a signalé que Pénélope avait été soupçonnée dans le cadre de la disparition d'un de ses amis, Jean Bréhat.
Après ses années Menton Heights, elle aurait habité une petite ville en Uruguay, Treinta y Tres. Les autorités locales ont répondu par une fin de non recevoir aux demandes d'information du shérif Boyle.
Selon une enquête discrète des services consulaires américains, elle serait retournée en France.
Valentine retrouve dans « le Courrier Picard » un article qui parle de l'affaire Bréhat :
Un fait divers aux Etats-Unis vient réveiller une vieille affaire qui a fait couler beaucoup d'encre. Au centre de ces affaires, la personnalité très particulière de Patricia Carlier, native de Dreuil-les-Amiens et connue de l'autre côté de l'Atlantique sous le nom de Pénélope Condom.
Mme Carlier a passé plusieurs mois en prison aux Etats-Unis pour une faillite frauduleuse. Plusieurs millions de dollars auraient disparu. Elle a été aussi suspectée pour l'assassinat de son amant américain, John Tobin, un assassinat qui n'a jamais été résolu. Depuis sa sortie de prison, Pénélope Comdon a disparu. Elle vivrait quelque part en Amérique du sud.
Il y a une dizaine d'années, Mme Carlier avait longtemps été interrogée après la disparition de Jean Bréhat. Rappelons les faits. Jean Bréhat a vingt cinq ans ; il est en froid avec sa famille et a fait récemment deux tentatives de suicide. Il quitte son appartement de Dreuil-les-Amiens le 1er mai 1990 après avoir déclaré à un ami qu'il partait en vacances en Espagne avec son amante Patricia Carlier. On ne l'a jamais revu depuis. L'affaire a été classée sans suite.
Madame Bréhat, la mère de Jean, nous a déclaré au téléphone : « Cette femme est un monstre. Je m'en voudrai toujours de ne pas avoir su ouvrir les yeux de mon fils. Qu'on trouve son corps et que je puisse porter son deuil ! J'ai droit à ça. Une justice plus efficace aurait pu éviter ce désastre. On aurait dû empêcher cette prédatrice de sévir à nouveau de l'autre côté de l'Atlantique ».
Pénélope Comdon aurait assassiné Jean Bréhat. Elle aurait assassiné John Tobin. Puis Arune Gare ?
Un autre article du Courrier Picard raconte l'enfance de Pénélope. Des racines paysannes, un père métallurgiste, une mère couturière à domicile, une famille simple et plutôt structurée. Elle a déjà quitté la maison familiale quand son père se retrouve au chômage. Il meurt peu de temps après.
Valentine arrive à joindre Madame Bréhat au téléphone :
— Quand mon fils me l'a présentée, j'avoue que j'ai été sous le charme. Avant, il m'en avait fait voir de belles : la rebelle agressive, la blonde anorexique, la rêveuse neurasthénique, j'en passe et des meilleures. Et le voilà qui se pointe avec une belle plante, souriante, intelligente. La belle fille parfaite. Enfin c'est ce que j'ai d'abord cru. Elle venait de se faire licencier d'un cabinet de conseil local. Elle m'a raconté une histoire impossible qui mélangeait des fausses factures et du harcèlement sexuel. C'était passionnant mais probablement totalement inventé. Elle a tué mon fils. Pour l'argent.
Les recherches de la police française ne donnent rien. Si Pénélope Condom est en France, elle se cache sans doute sous un faux nom. Mais où ? Quelqu'un pourrait peut-être reconnaître sa photo parue dans les journaux, mais la photo date de plus de dix ans. Elle a sûrement beaucoup changé.
Un nouveau mandat international est lancé à l'encontre de Pénélope Comdon. Il n'a sans doute pas plus de chance d'aboutir que le précédent. On a peu de chance de la retrouver, sauf bien sûr si F2S, le j'sais-tout de l'Internet, s'en mêle.
Un courriel de F2S inonde le Web :
Spam, Spam et Fils de Spam, le héros de ces dames.
PS : Arune, son agenda dans La fabrique déserte.
Pénélope serait revenue en France ? Pénélope de plus en plus coupable présentable du meurtre d'Arune. Quelle île ? Une île en Ile-de-France ?
Valentine appelle Ben. Les réponses de son flic préféré :
— Arune utilisait un iPhone. Nous ne l'avons pas retrouvé.
... Tu penses qu'on a cherché. Aucun ordinateur chez lui ou à son travail ne contenait de sauvegarde d'agenda.
Où est passé l'iPhone d'Arune ? Et où est passée sa sauvegarde ? Il n'est pas assez naïf pour utiliser sans filet le moindre logiciel. Cette sauvegarde doit exister, ou elle a été effacée.
Une angoisse de Valentine. Si elle mourait demain. Quelqu'un viderait son iPhone ? Ou pire, quelqu'un visiterait son iPhone pour y croiser une litanie de rendez-vous : coiffeur, Ben, Valérie, André, ophtalmo, Nat, kiné, Tante Marcelle. Et pas que son iPhone, quelqu'un pourrait violer tous les lieux les plus secrets de son monde digital. Un spéléologue pourrait plonger dans sa vie intime, ses chansons, ses courriels, ses favoris, ses comptes, ses répertoires, ses rapports, ses albums électroniques, dans ses innombrables notes sur des enquêtes en cours, ses centaines de photos, dans tout ce fatras d'informations sans le moindre soupçon de classement, un archéologue pourrait fouiller les vestiges de sa vie interrompue. Il aurait fallu détruire cette vue surexposée d'une église romane délabrée, choisir entre ces quatre instantanés du même linge en train de sécher sous le même ciel trop bleu, effacer les applis périmées, les vieilles versions de rapports, tous ces contenus qui l'encombrent. Elle aurait dû sélectionner, organiser, trier. Elle sera morte trop tôt. On meurt toujours trop tôt. Ou alors on traîne une longue maladie et manquent l'énergie et l'envie de se libérer de l'inutile.
Moi morte. Qui s'intéresserait aux reliefs de ma vie électronique ? Qui aurait envie de fouiner de minables secrets du fond de mes courriels ? Qui prendrait le temps d'admirer mes photos ? Ben ? Lui qui refuse de fouiller dans mon sac pour y pêcher un kleenex, je le vois mal s'y risquer. Ce challenge aurait peut-être intéressé Axel ; je n'ai jamais bien compris ce qui l'intéressait ; mais Axel est mort. J'aurais accepté une telle fouille de Flora. Elle pouvait comprendre. Mais elle aussi est morte. Pourquoi risquer d'exhumer des secrets que j'y aurais enfouis ? A ma mort, je veux que tout soit détruit. « Voulez vous vraiment supprimer tous les éléments de votre vie. » Oui ! Tous ! J'insiste. Et que l'on vide la corbeille !
Moi morte, est-ce que Ben oubliera notre première rencontre, au vernissage foireux des sculptures falotes de cette vague copine ? Une à une, mes traces sur cette terre disparaîtront, gommées par la vie, effacées par la mort. Et un jour, je ne serai plus que quelques caractères dans une base de données mormone, un nom, un prénom, des dates et lieux de naissance et de mort. Combien de temps est-ce que cela prendra avant que je ne disparaisse du Web ?
« Recherche Pénélope désespérément ! » C'est bien le genre de suggestion à la con de F2S. Comme si je l'avais attendu pour chercher Pénélope. Comme si la police l'avait attendu. Avec un mandat d'arrêt international réactivé à ses basques, Pénélope est recherchée partout dans le monde. Toutes les polices ont échoué et j'aurais la moindre chance de la retrouver ? Que la piste sud américaine soit pourrie, cela n'étonnerait personne. Pénélope serait dans une île, en Ile-de-France. Pourquoi pas. Mais où ?
« Au château de la reine du porno. »
Quelle reine du porno ? Pénélope Comdon n'a plus l'âge pour jouer dans des films hards. Qui alors ? Un copain journaliste qu'elle sait spécialiste du porno :
— On a affublé de nombreuses beautés comme Briana Banks du titre de reine du porno, mais la seule, la vraie, c'est Jenna Jameson. Et Jenna n'a pas de château.
Il lui apprend que la France aussi possède sa reine du porno, Dolly Golden, Dolly aux fesses rondes et appétissantes comme des golden. La petite reine a maintenant plus de quarante ans, à peu près l'âge de Pénélope. Après quelques essais de reconversion notamment dans la direction de film, elle a repris sa carrière d'actrice du porno, besogneuse du cul au succès modeste comparé à celui des stars californiennes. Dolly habite une grande maison en Belgique, pas un château. Fausse piste.
Comment peut-on être reine du porno ? Par le cinéma bien sûr, mais à part ça ? La littérature reste trop confidentielle. Les sex-shops, peut-être ? Pénélope pourrait être proprio d'une chaîne de supermarchés érotiques, tenancière de maison close, patronne d'un club échangiste. Le copain lui parle du Château en l'Île, une boîte sado-maso dirigée par une femme. Elle propose d'y faire un tour :
— C'est pas un truc pour toi, répond-il.
— Pourquoi ? C'est violent ?
— Non. Juste très chaud et un peu chiant. A te dégoûter du sexe et Ben ne me pardonnerait pas. J'irai y jeter un il. Il faut juste me dire ce que je cherche.
Il ne trouvera rien au Château. Il a montré la photo de Pénélope et a failli se faire casser la gueule par les videurs. On n'aime pas trop les fouineurs dans ce genre d'établissement. La dame pipi retrouvée sur le quai du RER acceptera de lui parler contre un billet de 50. Elle ne reconnaîtra pas Pénélope malgré la promesse d'un autre billet :
— Je pourrais vous raconter n'importe quoi mais on a son honnêteté. Je n'ai jamais vu cette dame et la patronne est beaucoup plus vieille que ça.
Coup de fil à un ami journaliste de Libé qui vient de sortir un livre sur l'industrie du porno. Il n'a jamais entendu parler de Pénélope Comdon. Il lui donne une liste de contacts. Trois heures et une vingtaine de coups de fils plus tard, Valentine raccroche écurée. Elle ne sait pas quelles questions poser. Les tuyaux percés de F2S, confus, fumeux, ne conduisent nulle part.
Pour se remonter le moral, elle propose une toile à Ben. Elle réalise que si le rythme de leurs rencontres ne s'est pas accéléré, peu à peu, elle ne voit plus les autres. Elle entre doucement dans une vie monogame. Et lui ? Elle n'ose pas l'interroger.
Leur première rencontre.
Un vernissage foireux, puis ce troquet sinistre en face de chez elle. Elle n'a pas osé l'inviter pour un dernier verre. Il n'a pas osé proposer. Comme une séparation était exclue, ils sont restés jusqu'à la fermeture, à échanger des banalités. Et quand sur le trottoir il a pris sa main, elle ne pouvait penser qu'à une chose : une chance que d'avoir choisi ce soir-là en particulier un de ses plus beaux sous-vêtements, sexy mais pas trop ; un heureux hasard car rien n'annonçait cette rencontre. Elle vivait peut-être un des moments les plus importants de toute sa vie, son destin hésitait, et elle n'arrivait à se concentrer sur rien d'autre que sur son soutien gorge et son string.
J'ai les sous vêtements qu'il faut. Je suis bandante ce qu'il faut, sexy mais pas trop. A l'instant de ma mort, plutôt que de m'angoisser sur des questions métaphysiques, j'aimerais que cela soit ma dernière pensée. Je veux avoir les sous vêtements qu'il faut pour respecter une mort qui m'ira trop bien.
Au matin, devant un café, Ben relit le courriel de F2S : « Arune, son agenda du Val dans La fabrique déserte.» Une vague indication, La fabrique ? Avec une majuscule ? Quelle fabrique ? Son agenda du Val. Du Val de Seine ? Peut-être, une fabrique en Val de Seine, La fabrique avec un « l » majuscule. Une fabrique de quoi ? Une fabrique déserte, désaffectée ? Vas-y Google ! Cherche ! Je veux tout savoir sur cette putain de fabrique. La plupart des fabriques du Val de Seine ont été rasées. Celles qui ont survécu sont le plus souvent désaffectées et leur liste va être courte. Ben surfe le Web sur le PC de Valentine. Il passe un bon moment à essayer d'obtenir de Google qu'il respecte la casse et retourne les pages contenant « La fabrique » et pas celles contenant juste « La fabrique ». Echec ! Google refuse de coopérer. Valentine sort de la douche et le rejoint quand il vient de découvrir le site très graphique d'une association La fabrique. Il s'énerve à en trouver l'entrée. Le Webmaster de association-lafabrique.org s'est amusé à imiter un jeu vidéo.
Késaco association-lafabrique.org : L'association milite pour la préservation de l'ancienne usine de munitions Gaupillat, dans le Bas-Meudon ; pardon, il faut dire maintenant Meudon-sur-Seine. Une fabrique déserte du Val de Seine, juste à côté de Sèvres, et une association, « La fabrique ». Pourquoi pas ?
Valentine remercie Ben d'un énorme baiser encore humide de la douche. Ben n'est peut-être pas Super Blomquist mais il assure.
Une petite heure sur Internet et Valentine sait tout de l' « association-lafabrique.org ». Mais comment faisait-on avant le Web ? Il lui aurait fallu user une paire de chaussures et un bloc-notes pour obtenir moitié moins d'infos.
L'histoire commence à l'usine Gaupillat, une vieille usine meudonnaise, désaffectée depuis des lustres, connue il y a un million d'années pour la production de cartouches. Démesure du hasard, l'usine est à quelques maisons de L'historic, un café que Valentine connaît trop bien, une centaine de mètres qui ont suffi pour qu'elle ignore cette façade triste et sale qui cache une perle du patrimoine architectural industriel francilien.
L'usine a fermé et sombré dans l'oubli le 31 décembre 1997. Un matin triste, la municipalité a décidé de reconquérir cet espace gaspillé, de tout raser et construire un gymnase tout beau, tout neuf. Cela aurait pu être une maison de retraite ou un centre de loisirs. Tout le monde aurait dû s'en foutre. Mais quelques illuminés ont choisi de se battre pour la réhabilitation de ces murs délabrés, de ce bout de terrain pollué.
Sur le ring, deux projets.
Le projet municipal. Toute créativité découragée par la liberté de la page blanche, son esthétique d'une médiocrité affligeante témoigne d'une absence totale de sensibilité au site.
En face, le projet de l'association La fabrique. Des ateliers d'artistes, un hall d'exposition, un restaurant panoramique, des locaux associatifs, des studios musicaux. Ca ratisse large. Ils veulent plaire à tout le monde ? On ne peut pas plaire à tout le monde ! Ils déclinent l'art pour combler la désillusion de la fondation Pinault, promise à Seguin, sur l'île, juste en face. L'usine Gaupillat. Quelques photos dévoilent la beauté froide et forte des lieux, l'éblouissement du grand plateau aligné de poutrelles métalliques, sous la lumière blanche indescriptible des sheds. Le projet de l'association sait utiliser les contraintes des vieux bâtiments pour révolutionner l'espace. Sauvetage du patrimoine, développement durable, entreprises d'insertion, vie locale, qualité environnementale, nouvelles technologies, au-delà du projet, c'est un combat, incisif et consolidé, rêveur et réaliste qui est proposé. Les rêveurs bâtisseurs d'aujourd'hui valent bien les révolutionnaires d'hier. A force de combats perdus, ils ont appris à être efficaces et ont déplacé les espaces de la lutte.
Sans eux pour trouver du charme là où le projet de la mairie ne voyait que des mètres carrés, on s'acheminait vers une destruction à la lenteur moyenne de l'administration française. Encore quelques mois, quelques années peut-être, et les bulldozers entraient en action. La mairie, désavouant ses propres services, a tout bloqué et s'est sagement rangée dans le camp de l'intelligence, pour un temps au moins.
Valentine arrive à joindre par téléphone le secrétaire général de l'association. Elle cherche à l'appâter avec le mirage d'une interview dans Le Parisien. Ça ne va pas être simple, leur chargée de com a bien fait son boulot : Le Parisien, 20 minutes, Métro, Les nouvelles de Versailles, Télérama, Libé... La fabrique occupe le terrain. Il répond pourtant avec beaucoup de bonne volonté aux questions de la journaliste :
— Arune a été un de nos premiers adhérents. Comme nous, il est tombé amoureux de l'usine, du charme incroyable de ses sheds et de sa cheminée de brique. On y entend le silence rugissant des machines. On peut sentir la chaleur des ouvriers et des ouvrières, leurs douleurs, leur sang, leur sueur et leurs larmes. Ce serait idiot de détruire tout ça pour un gymnase banal, un cube de béton, de bois et de verre sans âme, qu'on oublie de voir.
... Nous avons fait le siège de la municipalité. Leur service d'urbanisme avait concocté un projet sans souffle, sans vision, sans ambition, sans articulation avec le prestige de l'île Seguin juste en face, sans même de plan d'urbanisme. Leur projet ignorait Meudon Campus et ses milliers de mètres carrés de bureau à côté. Il fermait les yeux sur les îlots du Bas-Meudon. Une aberration.
... La bagarre a été rude. Les types de la mairie racontaient que leur projet se ferait de toute façon, qu'il allait juste prendre cinq ans de retard à cause de nous. Ils nous présentaient au choix comme des gauchistes cherchant à pourrir la vie locale ou des bobos parisiens plaçant la sauvegarde de vieilles pierres au dessus des besoins en logements sociaux. Comme si le moindre logement social avait jamais été envisagé sur ce site. Tout ce qui était prévu, c'était de remplacer la tour HLM pourrie du coin par quelques bâtiments moins vétustes et au rôle moins visible.
... Nous avons gardé la pression, dans les médias, dans les associations locales pendant des mois. Des personnalités ont pris position en notre faveur, des artistes, des industriels, des politiques, des historiens, des architectes... De plus en plus de Meudonnais bougeaient. Les politiques se sont laissé séduire. Ils ont voté la préservation d'une partie au moins de l'usine. Ils commencent à pencher pour notre projet, en hésitant, car pour eux, nous restons l'inconnu, le risque. C'est pas gagné !
... Arune voulait qu'on baptise notre projet le « Centre Loubat », du nom de l'inventeur du tramway. Il trouvait le personnage de Gaupillat moins bandant. C'est vrai, mais Gaupillat c'est une usine et une tombe à Meudon, quand Loubat, c'est seulement Sèvres, donc moins acceptable par la municipalité meudonnaise. Ça aurait manqué de tact et d'à-propos. Et puis le tramway de Gaupillat n'est jamais passé à Meudon, bien trop escarpé. Pour voir le tramway à Meudon, il faudra attendre le T2 au 20ème siècle et le T8 au 21ème siècle. De toute façon, Loubat ou Gaupillat. A part quelques branques comme lui, tout le monde s'en fout.
... C'est lui qui a réalisé le plan transport que tu peux trouver sur le site Web. Un pro ! Un peu dingue mais techniquement carré, surtout sur le transport fluvial et le ferroutage. Les experts de la DDE ont été bluffés. Il en savait plus qu'eux sur les volumes d'échanges et sur le plan de développement fluvial régional qui venait juste d'être adopté.
... Il traînait parfois dans le coin, souvent à L'historic, avec une gamine assez bien gaulée si je peux me permettre, assez jeune pour être sa fille.
... Vieux cochon !
Il éclate de rire. Elle l'interroge sur la jeune inconnue :
... Zillah. Dans les vingt-cinq ans, peut-être plus. Enveloppée juste comme il faut. Jolissime. Une superbe kabyle.
... Elle est souvent fourrée à L'historic. Moi je ne fais pas partie des intimes.
Il parle de L'historic comme si le monde entier connaissait le troquet. Il continue :
— Un jour je lui ai proposé l'apéro ; elle m'a jeté un truc du genre : « Va plutôt arroser ta bourgeoise ! » Jolie la môme ; jolie mais malpolie.
Et il éclate encore de rire.
Un client connaît bien Arune et la jolie Zillah :
— Arune était un bon client. Ca m'a fait quelque chose d'apprendre son meurtre. Note, je l'ai toujours trouvé un peu louche. Il parlait, parlait, mais à la fin, t'en savais pas plus sur lui. A mon avis, il bossait pour les services secrets ou un machin comme ça. J'ai dit à Zillah de se méfier.
... Un jour je lui ai demandé d'où il était ; j'aime savoir à qui je cause. Il a répondu une connerie du genre « On s'en fout ; c'est où on va qui compte. »
... Il a tort. Si une fleur est mal plantée, il va lui falloir se tordre pour retrouver le soleil. Lui c'était un tordu.
Et Zillah :
... La tige de Zillah pousse droit vers le ciel. Il lui manque juste la chance. Mektoub ! C'est une zonarde. Propre sur elle. Le patron la laisse utiliser les toilettes du troquet pour se refaire une propreté. J'en connais des qu'ont essayé de la draguer. Recalés ! A part Arune bien sûr. Un client lui a même proposé de la tune pour la chose. Putain comme elle l'a jeté : « Connard ! Je vais te démonter la tête ! », qu'elle gueulait.
... Pas de boulot, pas de toit. De loin en loin, elle trouve un taf pourri à gratter. Des ménages surtout. Elle a gardé un vieux pendant quelques temps. Mais une clodo, ça fait pas glamour pour s'occuper de pépé. Ils l'ont lourdée.
... SDF par choix ? Vous regardez trop la télévision. Elle est clodo parce qu'elle n'a pas de quoi se payer une piaule. Même quand elle bosse. Elle a bien travaillé quelques mois à Espaces, l'assoce d'insertion du coin qui nous entretient les berges et les sentiers des environs, mais elle n'a pas tenu plus de trois mois. T'as vu le prix des loyers ?
... Zillah qui ? Je sais pas moi. Juste Zillah. Demande à Samir, le grand maigre au bout du bar. Demande-lui ! Mais je te préviens ; il cause quand il veut, le Samir.
Récit mutique de Samir :
— Elle ne m'a pas dit.
...
... J'ai oublié.
...
... Inch Allah !
...
... J'sais pas.
... Oubliez-moi !
Valentine réalise qu'ils sont partis sur de mauvaises bases. Elle commande deux blancasses et lui propose de se retirer avec elle dans un recoin du café, loin de l'agitation de l'apéro qui s'annonce. La lumière rouge un peu glauque, le renfoncement et sa banquette tristoune, elle ressent la solitude de la travailleuse au bouchon. C'est quoi la suite ? Une pipe ? Stop !
Elle lui explique qu'elle est journaliste, lui raconte la mort d'Arune, son enquête. Il accepte de parler :
— Quand Zillah trouve pas de taf, les cons comme moi...
... Il lui a prêté du blé.
... Avec Zillah, les chances d'être remboursé ? Zobbi !
Et pour la première fois, il a le début d'un sourire. Suite :
... Il lui proposait la fin de la galère.
... Mais le bâtard a plus l'âge de ses rêves. Il peut plus suivre les enchères. Va mourir !
... « Va mourir », c'est juste une expression.
Samir continue :
... Elle est partie à Madrid.
... Avant ou après la mort d'Arune. Qu'est-ce que ça change. Elle n'a pas planté Arune.
— Et elle ne t'a pas écrit ou appelé ? Interroge Valentine.
... C'est pas le genre carte postale et je suis en cure de désintox pour le portable ou le courriel. Laisse béton ! Ça me pourrissait les rêves !
Samir s'arrête brutalement, gêné d'avoir trop parlé.
Abandonne ce qui pourrit les rêves ? Valentine se demande ce qu'elle pourrait abandonner ? Est-elle esclave d'Internet, de la télé, de sa voiture, ou trouve-t-elle une vraie liberté à vivre plus intensément avec tout ça ?
Valentine recentre sur Zillah en interrogeant :
— Zillah devait partir avec Arune. Quand elle n'a plus entendu parler de lui, elle a cru qu'il la laissait tomber ?
Réponse surprenante de Samir :
— Elle lui a enfoncé sa race dans le bide.
Quelques instants d'hésitations de Valentine et elle s'énerve :
— Oui ! Elle venait de passer une journée qui puait la merde, alors elle lui a planté une lame pour solde de tout amour. Samir ? Il n'y a pas cinq minutes, Zillah ne pouvait pas avoir tué Arune ? Maintenant, tu me dis qu'elle l'a planté. Tu déconnes !
— Si ce salaud est revenu sur sa promesse, il méritait.
Samir se referme sur lui-même et retrouve son mutisme. Elle revient sur la seule question qui compte vraiment :
— Tu la crois capable de le tuer ? Oui ou non ?
Il n'hésite même pas :
— Pour une promesse pas tenue. Oui ! Mais elle était déjà partie. C'est pas elle.
La pensée de Samir surfe sur les contradictions. Valentine insiste :
— Elle l'aurait assassiné juste pour une promesse ?
— Pas pour une promesse ! Pour un rêve détruit. Et je te répète qu'elle était déjà partie quand il est mort. C'est pas elle.
Un peu avant Valentine, la police a découvert la liaison d'Arune et de Zillah. Ils la recherchent. Ils ont une identité, un autre prénom, une autre vie, car pour eux, elle ne peut pas rester « juste Zillah », la zonarde du Bas-Meudon. Alors, ils fouillent et plongent dans les illusions de ce qu'elle a été, de ce qui ne nous regarde pas.
Ce qui compte : Arune et Zillah, et leur rencontre dans La fabrique déserte.
Il est souvent passé devant l'usine Gaupillat. Il en connaît l'histoire, en a étudié le plan, maintenant, il aimerait visiter les lieux. Rien de plus facile que de garer sa voiture le long de la départementale au trafic étonnamment étique en ce début d'après-midi. Les embouteillages fréquents d'Issy-les-Moulineaux ont fini par décourager les automobilistes ? Plus de bouchons, moins de voitures. Théorème : les bouchons rendent intelligents.
Arune pousse le portail sans trop y croire. Soudé.
Une jeune femme est assise à quelques mètres, sur un petit muret, un vestige de l'ancienne rampe qui menait au port du Bas-Meudon. Les bateaux-logements ont remplacé les péniches de matériaux. On se croirait dans Eloge de l'amour de Godard ; c'est bien ici que le film a été tourné au début des années 2000. Les yeux mi-clos, elle profite du soleil anémique d'octobre pour se faire bronzer. Elle saurait le faire entrer dans l'usine ? Elle pourrait juste briser quelques instants la solitude des lieux. Le visage vrillé vers le soleil, elle ignore son regard insistant.
Sur la départementale, les rares voitures foncent au ras du bâtiment, dans un vacarme assourdissant. Est-ce la Seine qui amplifie le son ou les collines voisines ?
Il fait le tour de l'usine, empruntant un chemin aux pavés irréguliers entre deux murs de vieilles pierres. Entre la départementale qu'il vient de quitter et l'immeuble d'habitation qu'il aperçoit au bout, il traverse un espace désert entre parenthèses, avec le bruit de la ville comme tamisé. Un lieu oublié, calme et paisible. Une centaine de mètres et il arrive près de l'immeuble. D'ici, il peut enfin admirer les toits de Gaupillat et la cheminée, découpe figée sur un ciel bleu pâle. Immobilité. Solitude. Absence. Sans ces enfants jouant dans un parking et le bruit d'un chantier tout près d'ici pour ramener à la réalité, on se croirait au bout du monde.
Il continue, faisant le tour de La fabrique. Les rares portes qu'il a trouvées sont condamnées, soudées elles aussi. Il se retrouve au portail principal.
La jeune fille est toujours là. Son tee-shirt trop court exhibe un ventre un soupçon trop généreux. Le visage a la forme d'un losange, un losange bien arrondi sur des joues appétissantes, tout le contraire du losange aux angles d'acier des voitures qui sortaient de l'île Seguin. Le nez un peu trop petit se retrousse de défi. La bouche est trop dessinée, un peu à la Emmanuelle Béart. Elle est inhabituelle, belle.
Il s'est approché d'elle qui reste immobile, le visage tourné vers le soleil, insensible à la pollution envahissante de ces bords de Seine sacrifiés. Malgré leur différence d'âge, pour leur différence d'âge, il est gêné, maladroit. Il bafouille :
— Tu habites dans le coin ?
Elle n'a pas réagi au tutoiement. Elle ignore totalement la question. Seule l'ébauche d'un vague début de sourire indique qu'elle a entendu. Il insiste :
— Tu sais comment entrer dans Gaupillat ?
Elle se décide à ouvrir de grands yeux noirs moqueurs et lui répond :
— Qu'est-ce que tu lui veux à la grosse merde ? Va plutôt visiter les cubes des bourges au bout de la rue !
Après quelques secondes de silence, il poursuit :
— J'en ai rien à foutre de leurs cubes à bourges. C'est l'usine qui m'intéresse. Tu sais comment on y entre ?
Elle a un petit sourire. Elle a l'air de bien s'amuser.
Il sort un billet de vingt. Elle réagit à peine :
— T'as plus rien pour 20 balles !
— Combien pour entrer dans l'usine ?
— Qu'est-ce que t'as à offrir ?
Le regard de la jeune femme brille curieusement comme pour un troc autrement plus essentiel. Par son intensité, elle transforme la banalité d'une rencontre ordinaire en une confrontation. Il ne sait pas ce qui le pousse à dire :
— Je peux t'offrir tes rêves.
— Tu pourrais faire de moi une beurre-joise ?
— Si c'est ce que tu veux.
— Je « check » comme au poker.
— Et moi je « raise ».
— Tu bluffes. Ta main est morte.
Il sait qu'il est idiot de se lancer dans cette partie, pourtant, il veut prolonger leur échange imprévisible et pas seulement parce qu'il a besoin d'elle pour rentrer dans l'usine. Il s'imagine caressant la femme enfant. Une autre vie, risquée, car avec elle. Voilà ! Il a été le navigateur de ses amours antérieurs. Il sera le passager du prochain. Tout est écrit.
Il approche la main et caresse la joue de la jeune fille. Elle se détourne comme embarrassée par ce début d'intimité. Le repousse-t-elle par jeu ? Non le sourire crispé de Zillah indique qu'il l'a vraiment surprise. Si elle a senti son désir, elle pensait être protégée par le soleil, les voitures sur la départementale, la différence d'âge. Conneries ! Elle a assez vécu pour savoir qu'on n'est jamais protégé du désir.
A-t-il rêvé l'invite dans les yeux de la jeune fille quand il n'y avait que de la curiosité ? Elle s'éloigne de quelques pas, mollement :
— Pour entrer, il faut passer par les toits. Tu seras capable d'escalader ?
Il ne répond pas.
Il réalisera plus tard que pendant toute cette rencontre, elle a distillé des instants de séduction. Dès qu'il se prenait au jeu ambigu de son regard, du langage de son corps, elle basculait dans la banalité, insistant sur la différence d'âge, le contexte de leur rencontre, pour gommer toute sexualité de leurs échanges. Il se savait manipulé et il la laissait faire.
Ils restent longtemps sans parler. Il a fait le bon choix, le silence. Elle finit par lui faire un petit geste de la main :
— Suis-moi Habib.
— Je m'appelle Arune.
— Tu t'appelles comme tu veux, Habib.
Il la suit le long de la petite rue pavée qui longe l'usine par la droite. Pourquoi Habib ? Maghrébine ? Il décide qu'il s'en fout. Elle le fait entrer dans l'usine. Il lui file cent balles et ciao Bella ! Sauf si elle traîne souvent du côté de Gaupillat. Ils seraient condamnés à se revoir. Il aimerait ça. La déshabiller dans Gaupillat déserte. La caresser dans la lumière indifférente des sheds. Lui faire l'amour au milieu des poutres métalliques. Mêler ses cris aux échos des fantômes des ouvrières.
Elle a à peine jeté un coup d'il pour vérifier leur solitude et s'est mise à escalader un mur de pierre. Au dessus de l'endroit qu'elle a choisi, le toit du bâtiment latéral rejoint celui du bâtiment du fond, plus récent. Elle grimpe facilement. Arrivée en haut du mur, elle retrouve son sourire sarcastique. Il la suit. Il s'abîme les mains, les coudes mais arrive, en tout cas il le pense, à donner l'illusion de la facilité.
Ils marchent quelques mètres sur un toit délabré. Il regrette déjà de l'avoir choisie comme guide ; les poutres sont pourries. Et si son poids l'entraînait à travers les tuiles vers ces profondeurs inconnues ? « Le corps d'un entrepreneur disparu en juin dernier a été retrouvé dans une usine désaffectée de Meudon. » Il n'a aucune confiance en elle. « Le corps de l'alpiniste disparu en juin dans le massif du Gaupillat a été retrouvé au fond d'une crevasse. » Comment va-t-il mourir ? De soif ? Va-t-il hurler d'angoisse pendant des heures, conscient que personne ne l'entendra ? Osera-t-il une prière ? Va-t-il pleurer ? Supplier ? Insulter le monde ? Pourquoi n'a-t-il pas dit à Myriam où il allait ? Comment a-t-il pu être assez naïf pour faire confiance à une inconnue ? Quand il tombera, elle l'abandonnera et il finira ses jours dans l'usine. Il touche son portable dans sa poche. Relax ! Son assurance contre l'inconnu de la jeune femme. Est-il bien chargé ? Il aurait dû vérifier la couverture.
Un trou dans une toiture et tout se simplifie. Un crochet acéré à éviter et l'usine leur ouvre les bras par une échelle bien neuve qui semble les attendre. Elle explique :
— Offerte gratuitement par un squatter italien qui s'était abîmé en passant par le passage nord. Tout ça parce que la mairie a fait ressouder la grande porte.
Grâce à elle, ils évitent encore un ou deux pièges : une gouttière sur laquelle il vaut mieux ne pas s'appuyer, un gros clou rouillé qui menace ; et ils sont entrés.
Une vieille usine, depuis longtemps à l'abandon. Des salles vides. Des murs tagués. Des fils électriques qui pendent. Un truc métallique au mur dont on ignore à quoi il a bien pu servir..., s'il n'a jamais servi. Et le silence, la solitude, une intimité dense avec la jeune femme. Il demande :
— Tu viens souvent ?
— J'ai habité ici.
— Et ?
— J'étais bien. J'avais mon coin au sec, à l'abri du vent. Je te montrerai. Ici on est loin de tout. C'est le pied mais c'est aussi le problème. Un jour, je suis tombée sur deux Lituaniens, deux dingues, une grande brute et une petite lavasse d'esclave. Je ne te raconte pas. J'ai pu me sauver et heureusement, je connaissais mieux l'usine qu'eux. Je me suis planquée dans le souterrain qui s'enfonce dans les carrières. Tu pourrais loger tous les sans logis de Paris dedans. J'avais tellement peur que j'y suis restée des jours. Je crois que j'aurais préféré y crever que de retomber sur ces salauds.
— Ils t'ont fait quoi ?
— Imagine, ducon ! Une femme à sa merci. Il s'est éclaté ce pourri.
Gêne d'Arune. Cela conduit trop près de ses pensées ; seul avec la jeune femme dans l'usine déserte. Très près, mais avec une différence de taille. Il l'imagine consentante.
Il l'interroge :
— Et ils sont où tes Lituaniens ?
— Je les ai revus, un soir à L'historic. Le grand m'a fait un geste obscène. J'ai demandé à des copains marocains de lui démolir sa sale tronche de rat. Ils ont eu les foins. Ils se sont mis à dix pour me reconduire jusqu'au métro. Faut pas croire. J'ai d'autres potes qu'ont des couilles plus grosses que ça, mais ils n'étaient pas dans le coin.
— Les Lituaniens sont revenus ?
— Jamais. Le Maghreb a refusé la guerre avec la Lituanie ce soir-là. Il faut croire que la Lituanie préférait aussi éviter les hostilités.
Il est surpris qu'elle raconte si facilement. Dans son monde à elle, on se fait tabasser ou violer, c'est le destin.
Ils entrent dans la grande halle. Un énorme plateau ponctué de poutrelles métalliques qui soutiennent des sheds encore en bon état. Partout des tags. Des carcasses ici ou là. Une vieille deux chevaux presque désossée, un cadre de mobylette, de gros tuyaux dont on ignore bien à quoi ils ont pu servir, un vieux poêle de fonte, quelques restes d'établis. L'espace est étonnant. Ces reliques forment comme une exposition, les délires d'une programmation aléatoire. Les murs tagués accentuent cette impression d'happening artistique. Le silence est à peine troublé par le murmure musical de la ville. La lumière est blanche et froide ; on va dire qu'elle est mystique à défaut de trouver un terme plus approprié.
Arune se promène de longues minutes sur le plateau qu'il imagine un jour en vraie salle d'exposition. Il prend quelques notes, quelques mesures avec son mètre à visée laser. Le bâtiment plus moderne le long de la route est plus classique avec sa structure béton. Il n'arrive pas à trouver comment atteindre ce toit où l'archi de l'assoce a imaginé un café avec une grande terrasse et une vue imprenable sur la Seine, l'île Seguin, feu les chaînes de l'usine et sa façade en paquebot dont il ne reste que les soubassements et la piste d'essai... en attendant leur prochaine démolition. A ce moment il rêve du Lingotto à Turin, où l'usine de la Fiat, contemporaine de Renault, est aujourd'hui un lieu réhabilité et vivant... avec un restaurant sur la piste d'essai qui est en terrasse : un condensé de La fabrique et de l'île Seguin !
Zillah a disparu et la solitude est oppressante. Il découvre la vieille cheminée impressionnante qu'il a aperçue de dehors. Dehors ? Un autre monde qu'on oublie si vite. Ici, pas de pluie, pas de vent, pas de bruit. Une autre odeur. Des briques impeccables malgré leur âge, un poêle en fonte qui semble appeler les pelletées de charbon. Le foyer est en bon état. De la poussière.
Il retrouve la jeune femme dans une petite pièce toute vitrée qui surplombe la grande halle :
— J'habitais ici. Les ploucs choisissent plutôt le bâtiment plus moderne le long de la route. Le bruit les tranquillise.
— Tu devais te sentir bien seule ?
— Seule, cela aurait été le pied. Malheureusement, t'évites pas la compagnie. Trop de monde passait par ici. Il y a même eu des teuffes.
— Des fêtes. Ici ?
— Oui. Même un mariage. Quelques orgies d'étudiants avec fusion alcool - pétard à te décourager de faire des mômes. Des soirées échangistes où je me suis fais un max de blé en dealant du Préfontaine 12 degrés au prix d'un Château Ducon. Leurs pouffes râlaient parce qu'il n'y a pas l'eau courante et rien pour laver leur joli petit cul. Le pire c'était les soirées de clodos : picole et baston. Les clodos sont comme les routiers, ils ne sont pas sympas. On peut comprendre que le froid, la maladie, les coups et le mépris puissent pourrir le caractère.
Il hésite. Il a envie de la prendre dans les bras. Il ne sait pas comment elle réagirait. Il ne veut pas qu'elle puisse le confondre avec ces types qui voulaient la forcer, pas non plus donner l'impression qu'il cherche à acheter l'amour. Il n'est ni micheton, ni violeur. Pourquoi serait-elle attirée par lui ? Elle interrompt le silence :
— Tu fais quoi dans la vie ?
Il hésite. Ce n'est jamais simple pour Arune de se définir et pour une fois il veut dire la vérité. Peut-il lui expliquer qu'il est celui qui part pour découvrir autre chose, celui qui n'arrive jamais au bout parce que sa quête l'emmène toujours ailleurs ? Est-il ingénieur, patron d'entreprise, historien, spécialiste de vin, écolo, spammeur ? Il choisit :
— Je fais des recherches sur Alphonse Loubat, l'inventeur du tramway.
— Mon grand-père était conducteur de tramway !
— Où ?
— A Hammam-Bou-Hadjar
— Raconte-moi son tramway !
— On l'appelait le Bou-You-You, commence-t-elle en se calant sur le muret pour être plus confortable. C'était un tramway à vapeur. Quatre heures et 72 kilomètres pour rejoindre Oran, la ville blanche, en traversant la plaine de la Meta, ses marécages, ses cultures. L'été, la plaine est couverte d'une croûte de sel. Le Bou You You était un tramway ordinaire, à moitié bus, à moitié train. Il a disparu en 1949. Les langues de vipères disaient de lui qu'il allait si lentement que l'on pouvait descendre en marche du premier wagon, pisser tranquille, et remonter dans la voiture de queue... Toutes les femmes avaient droit aux mêmes sièges en bois, les arabes, les berbères, les juives, les françaises. Ça aurait été con de séparer des passagères qui, avec le tramway, vivaient la même aventure. Chacune priait son dieu pour que le Bou-You-You arrive à franchir les collines.
— Et Hammam-Bou-Hadjar ?
— C'est un trou, à une vingtaine de kilomètres de la mer. Le nom vient de Hammam, bains chauds, et Hadjar, de la pierre. L'eau jaillit des collines. Tout le monde est passé par là, les Romains, les Vandales, les Turcs, les Espagnols. La tribu des Beni-Ameurs y a longtemps fait la loi. Les Français y sont restés un siècle, et comme tous les envahisseurs, ils ont fini par décamper et Hammam-Bou-Hadjar s'est rendormi. Après la guerre d'indépendance, ma famille a déménagé du vieil appart pourri où elle s'entassait pour une belle maison coloniale avec une immense cave car les anciens proprios étaient vignerons. Mais ma grand-mère est pauvre. Elle se contente de se battre pour retarder les dégâts des ans sur sa grande demeure. Quand je vais là-bas, je passe mes après-midi juste en face dans le petit jardin public, le « tifichi », le Petit Vichy, où je retrouve les copains. Il faut faire gaffe, les barbus sont de plus en plus puissants au bled.
— Tu retournes souvent au bled ?
— Je n'y vais plus. Il y a trop de barbus. Je vais quand je peux à Oran. La ville est moins blanche qu'avant. Mais elle se modernise. On fait comme tout le monde, depuis 2008, on reconstruit une ligne de tramway. Ça va changer la ville !
Le silence s'installe à nouveau, qu'elle finit par briser :
— Tu t'en es pas mal tiré pour un bourge. Tu payes.
Il sort son portefeuille et y pêche quelques billets. Trop. Pour acheter sa tendresse ?
Elle s'éloigne sans un mot, hésite, rebrousse chemin. Elle l'embrasse sur la joue un peu maladroitement. Il attrape sa main, l'attire. Elle se laisse faire et se colle contre lui, mais quand il cherche sa bouche, elle se détourne. Il sent le corps de la jeune femme contre le sien. Un instant qui s'éternise. Est-il en train de rater sa dernière histoire d'amour ? Il hésite. Refusera-t-elle ses avances ? C'est aujourd'hui qu'il bascule dans l'amour tarifé. Elle vient d'un monde trop jeune, trop marginal, pour qu'il en déchiffre les codes. Il n'a rien compris aux silences de la jeune fille, à ses sourires. Il hésite et le temps s'est arrêté. Et elle ? Qu'attend-elle pour se décider ?
Elle se dégage doucement. Ambiguïté. Elle a un regard surpris. Plus que surpris, gêné. Qu'attendait-elle ? Que pouvait-elle imaginer ? Elle connaît trop la vie pour savoir que c'était prévisible. Elle se dégage mais en même temps, elle a laissé se prolonger leur étreinte maladroite, quelques instants de trop.
Elle sait qu'il ne cherchera pas à profiter de la solitude des lieux. Elle pourrait monnayer son corps mais il s'agit d'autre chose. Quelques mots avant de s'éloigner :
— Toi et moi ? Ça le ferait pas.
Demain il la cherchera. Demain il la retrouvera et elle cèdera.
A Samir qui lui demande pourquoi Arune, elle répondra :
— Il a perdu ses rêves. Il est arrivé au bout du chemin.
... Je ne sais pas pourquoi je reste avec lui. Parce que c'est un type plus âgé qui me prend au sérieux, parce que suis impressionnée par ce qu'il a vécu, parce que nous partageons des révoltes. Il me fait entrevoir ce que peuvent devenir ma hargne et mes illusions, avec le temps.
... Je ne suis qu'une pétasse qui n'a pas vécu grand-chose qui mérite d'être raconté. Il me fait découvrir des mondes que j'ignorais. Je lui paie ça avec un peu de bonheur.
Fin de la visite. Elle part et il garde sur la joue la fraîcheur d'une bise, sa brûlure, et dans la main, le souvenir de la main de la jeune fille, froide et rugueuse. Il baigne encore dans son odeur, un parfum bon marché, un soupçon vulgaire.
Sa dernière pensée ira à Zillah.
Valentine comme la police recherche Zillah. Elle a interrogé un million de personnes et attend encore l'autorisation de visiter l'usine Gaupillat. Les propriétaires y « réfléchissent ». Ils apprécient peu les journalistes qui le plus souvent prennent parti pour l'association La fabrique contre eux.
Depuis ses débuts, l'association a été en froid avec les propriétaires. Ceux-ci voudraient vendre l'usine à un promoteur immobilier et ils ont toujours vu dans l'association un risque pour leurs rêves de profits. Les plus vieux parmi eux voient pourtant d'un bon il les bénévoles de l'association pérenniser la mémoire du lieu. L'usine fait partie de leur passé. Certains ont vécu dans la propriété familiale Gaupillat, juste à côté. La grande demeure a été remplacée par une tour HLM que la mairie a prévu de raser. L'usine est tout ce qui reste des Gaupillat à Meudon sur Seine.
La rumeur publique semble confirmer le départ de Zyllah pour l'Espagne avant ou après la mort d'Arune, cela reste peu clair. L'enquête est au point mort pendant de longues semaines. Fils de Spam s'est remis à inonder le Web :
Ils ont assassiné le cantonnier ! Accident de voiture ! Myass ! Un accident qui tombe au poil. Il était consultant en contrôle de gestion. Difficile de descendre plus bas dans l'échelle humaine ! En s'attaquant à Eyguières, il devenait leur allié objectif, l'allié dont on se méfie car ses motifs sont troubles, l'allié qu'on admire et dont on redoute l'efficacité. Que l'on ne me dise pas que c'est par hasard que sa société s'appelle Alpha Altaïr ! AA ! Les deux lettres du sigle des majors de la musique, la RIAA, des majors du cinéma, la MPAA, et du pair-à-pair, KAZAA. Ils l'ont assassiné parce qu'il s'opposait au projet des Eyguières. Ils vont maintenant massacrer le POS. C'est YaltAA92 qui continue. Ils vont virer le PDG de la CIMIR dans les jours qui viennent, à moins qu'il ne se suicide, qu'il ne meurt de crise cardiaque ou d'un accident de la route suspect. Demande-toi pourquoi ils partagent le gâteau avec le maire de B. ? C'est un trois bandes avec la départementale. Cherche les signes ! Ils ont assassiné le cantonnier !
Fils de Spam, le témoin de ces drames
PS : Zillah compte pour du beurre. Interrogez le rameur de sa chambre, qui dévoile les mots, éclaire les contradictions, témoigne des erreurs.
Valentine passe plus d'une heure avec deux spécialistes de la politique du 92 au Parisien. Un élu de canton est bien mort mais d'un accident de voiture qui laisse peu de place au doute. L'assassinat du cantonnier ? Ils ne font pas dans la dentelle : « mythomanie et paranoïa aigue ; F2S a pété les plombs et nage dans la théorie du complot la moins probable, la plus extravagante. »
Une inspectrice des renseignements généraux en charge de F2S s'est jointe à eux. Elle explique :
... J'ai demandé une étude à une linguiste. Le F2S original a bien cessé d'écrire à la mort de Gare. Cela confirme la thèse de Valentine, F2S était bien Gare. Il semble que deux personnes au moins aient pris le relais. Nous avons donné le nom de code « mante religieuse », à la première qui truffe ses textes d'anglicismes. On appelle le second « Djinn » ; je ne sais plus pourquoi. Il est bien plus jeune et pourrait être maghrébin. Il ne faut pas écarter non plus la possibilité que l'on soit devant un plus grand nombre encore de spammeurs.
... Gare avait un grand nombre de « groupies ». Comme ils ne sont pas plus bêtes que nous, ils ont remarqué sa disparition. La rumeur sur la toile est que F2S est mort. Ses groupies ont organisé la nuit dernière un grand rassemblement virtuel sur la toile. Ils lui ont en quelque sorte offert des funérailles. J'avais déjà entendu parler de ce genre de foire, qui est à la mode dans certains jeux vidéo en ligne. Quand un joueur très connu meurt, les autres se retrouvent en ligne pour un enterrement.
... Pour Gare, ça s'est passé en simultané sur plusieurs lignes de chat et sur des blogs. Ils ont aussi en direct un site chez Ouvaton, à la gloire d'Arune Gare, avec tous les textes qu'ils ont pu trouver. Quelqu'un a voulu déposer des textes publiés depuis la mort de Gare et il s'en est suivi une « guerre » à la Wikipedia. Ces articles sont maintenant étiquetés « apocryphes ».
La réunion s'achève.
Seule devant ses notes, Valentine se branche sur le Web. Elle cherche « Arune Gare ». Il a déjà une entrée sur Wikipédia :
Arune Gare ( ????-2007), spammeur français.
Une courte biographie suit qui le présente comme un journaliste d'investigation, un Robin des Bois moderne, prêt à courir au secours de la veuve et de l'orphelin. Pourtant, Valentine vérifie la définition de spam qui reste négative :
Le pourriel ou spam en anglais, désigne les communications électroniques massives, notamment de courriers électroniques, non sollicitées par les destinataires, à des fins publicitaires ou malhonnêtes.
Génial ! Arune est arrivé à donner ses lettres de noblesse à une profession pourrie : spammeur.
Valentine relit le dernier courriel qu'elle a reçu, signé F2S. Elle s'interroge. Quel copycat de F2S a écrit cela ? L'américain ? Djinn ? Ou alors Arune Gare revenu des morts. Ce texte lui ressemble avec cette paranoïa étalée comme réponse à la folie du monde et la confusion comme monologue poétique.
Le post-scriptum. Un petit cadeau entre amis ? Le texte sur l'assassinat du cantonnier n'est qu'un écran de fumée. Le vrai message est dans le post-scriptum ? Pour relancer l'enquête ?
Le lien entre Arune et Loubat est au cur de l'histoire ; Valentine en est convaincue. Comment Arune a-t-il découvert Loubat ? Quand et où ? On attendrait plutôt « pourquoi ? ». La confusion par choix ? Mais ça, Valentine le sait déjà. Elle en sait beaucoup sur Arune et c'est plutôt à Pénélope qu'elle s'intéresse maintenant. Arune la conduira à Pénélope.
Le rameur de « sa » chambre ? Zillah n'a pas de chambre. Celle d'Arune ? F2S... Fils de toile, de son bruit, de ses rumeurs. Prince du chaos. Obscur par nécessité. Confus avant tout.
La chambre d'Arune a été passée au peigne fin par la police, évidemment. A moins qu'il n'ait un autre appartement, une autre chambre. La chambre de Zillah, SDF. SDF = sans domicile fixe, donc en particulier « sans chambre ». Elle utilise parfois L'historic comme boîte à lettres ; ça ressemble peut-être de loin à une adresse, mais pas à une chambre. La fabrique ?
Valentine en a eu assez d'attendre un hypothétique accord des propriétaires. Elle a convaincu Ben de l'accompagner dans l'usine. Ils ont suivi les indications de Samir, pris le chemin des squatters, par les toits, le chemin que Zillah a montré à Arune. Ils ont visité l'usine, en ont admiré les sheds et la cheminée de briques. Ils se sont embrassés devant une fenêtre qui ouvrait sur la Seine et l'île Seguin. Ils ont croisé les vestiges d'occupations récentes, des bouteilles vides, des canettes, de vieilles fringues, un sac de couchage pourri, des riens échappés de misérables paquetages. Finalement, ils ont trouvé une pièce au cur du bâtiment qui borde la ruelle aux Bufs, une pièce étonnamment propre et meublée d'un gros fauteuil, d'un bureau et d'un rameur.
Valentine retrouve le texte de F2S sur l'assassinat du cantonnier et son post-scriptum :
PS : Zillah compte pour du beurre. Interrogez le rameur de sa chambre, qui dévoile les mots, éclaire les contradictions, témoigne les erreurs.
Zyllah a habité longtemps dans l'usine Gaupillat ? Elle y aurait eu une chambre ? Sa chambre. Valentine montre à Ben le rameur. Celui-ci qui fréquente depuis peu les centres de fitness, reconnaît l'appareil de musculation :
— Un rameur, BH Fitness Europe Pro, un classique.
— Je m'en fous, répond Valentine. C'est le rameur dont parle F2S, celui qui doit dévoiler les mots et tout.
— Et tout ? Il va falloir le torturer grave pour le faire parler, ton rameur.
Ils l'examinent sous toutes ses coutures, le sondent : rien de suspect. Ils le déplacent. Un sol de béton et pas le plus petit objet, le moindre message sur l'appareil. Ben s'assoit dans le fauteuil pour réfléchir. Valentine :
— Tu n'as pas peur des puces ou de la gale dans ce fauteuil ?
— Pourquoi ? Il est plutôt propre. Regarde ! La couche de poussière est plus fine qu'ailleurs. Elle avait une femme de ménage ?
Valentine découvre un coin de la pièce où la poussière est encore plus fine, à l'intérieur d'un vague trapèze, la forme du pied du rameur. Elle crie à Ben qui cherche dans la pièce d'à côté :
— Le rameur a été déplacé. Viens voir !
Dans un renfoncement, une estrade au plancher de bois. Une des lattes, juste au centre du trapèze, bouge et dégage un trou minuscule. Dedans une clé USB.
La clé du mystère de Brady, des mystères d'Arune Gare ?
Une clé USB ? Ça n'ouvre pas forcément de porte. C'est fait pour stocker de tout, des trucs importants et des bêtises, du rien, des clés de cryptage si vous voulez, de la musique, des mots de passe, des secrets, votre merde à vous que vous voulez trimballer d'un ordinateur à un autre pour l'avoir toujours avec vous. C'est la version moderne de la tablette d'argile, du cahier ou du papyrus. C'est un nouveau mot qui a envahi un matin nos vies. Du jour au lendemain, on était censé savoir ce que c'est, au même titre que des mots comme baguette ou longeron. Et un gadget chasse l'autre, USB passera bien vite dans la colonne des objets disparus.
Une clé d'un giga ; ça contient un gigaoctet. Un giga de quoi ? Que peut-on y trouver ?
La clé de Zillah ? F2S a dit que Zillah compte pour du beurre. Alors ça doit être la clé d'Arune.
Valentine se dit qu'elle devrait essayer. Elle pourrait mettre sur une clé, un dernier message pour ses parents, son frère, ses neveux, ses vrais amis. Sauver ce qu'elle veut qu'ils retiennent d'elle. Une toute petite clé de 64K devrait suffire. Sa vie ne mérite pas plus. Moins encore ? On ne trouve plus de clé aussi petite. Des instructions pour son enterrement. Décidément, ces rapports flous avec Ben la rendent macabre. Combien de kilooctets méritent vos souvenirs ?
Que va-t-on trouver sur la clé mystérieuse de Gaupillat ? Le journal de Zillah ? Les secrets d'Arune ?
Valentine la connecte à son PC tout neuf, un cadeau de Ben. Quelques secondes pour livrer son mystère. On ouvre une clé - avant on ouvrait avec la clé.
Un fichier « lisezmoi » invite à la lecture. On devrait pouvoir changer de nom. Aujourd'hui et pour Ben seulement mon nom est « baisemoi ».
Dans le fichier, un texte court :
Cette clé est la propriété d'Arune Gare. Si vous la trouvez, contactez arune92@gmail.com. Belle récompense et merci d'avance. Arune.
Arune s'apprêtait à prendre la route et il ne voulait pas se charger. Quelques grammes. Peut-être la clé était tout ce qu'il comptait emporter. Si vous n'avez droit qu'à 1 giga, qu'est-ce que vous mettez sur la clé ? Voilà ce qu'y a mis Arune Gare.
Deux répertoires « Arune » et « loubat ».
Le dossier « Arune » commenté par Valentine :
Le texte de l'adieu d'Arune :
Bonsoir.
Je suis Alain Girard, alias Antoine Graoui, alias Arune Gare, alias Fils de Spam et d'autres noms qui importent peu.
Si vous regardez cette vidéo, c'est que je suis probablement mort. Comment ? Je l'ignore. J'ai des ennemis.
Il m'est arrivé plusieurs fois d'effacer mon passé, de tout quitter pour partir vivre autre chose ailleurs. Je n'ai donc jamais pu rien vivre jusqu'au bout. Je ne le regrette pas.
Je ne regrette rien.
Je me suis battu pour défendre la planète, sans vraiment de succès. Au moins j'ai essayé.
Adieu Marie, Pénélope, Myriam et Zyllah ! J'ai essayé.
Adieu !
Dans l'autre dossier intitulé « loubat », Valentine trouve la biographie d'Alphonse Loubat par Arune Gare, et des documents sur l'ancien maire de Sèvres. Ben vérifie rapidement. Pas de différence avec celle qu'a déjà envoyée F2S à Valentine.
Valentine retire la clé de son PC (après avoir réalisé une copie de tout le contenu) et la rend au flic.
Elle feuillette sa copie de l'agenda d'Arune. Le soir du meurtre, 21:00 : « Odyssée - Rhumerie Martiniquaise. » Commentaires :
— Odyssée pour Pénélope, murmure Valentine.
— Cherche une reine du porno, suggère Ben.
— Voilà... Recherche : « porno ».... En Octobre, un mois avant le meurtre, 20:00 reine du porno.
Cette entrée de l'agenda précise une adresse, dans l'île de la Jatte, à Neuilly, près de Paris. Valentine :
— C'est facile de trouver le château de la reine du porno, avec une adresse.
— Vu le quartier, ce sera plutôt un beau pavillon de banlieue.
— Tu crois que Pénélope est cette reine du porno ? Interroge Valentine.
— Vu l'âge de Pénélope aujourd'hui, j'en doute. C'est pas un taf où on vieillit.
Alphonse Loubat est également homme politique. En 1848, il est candidat à l'Assemblée, dans son département de naissance, La Gironde, sous l'étiquette de républicain démocrate. C'est à peu près à la même époque qu'il publie deux petits livrets : « De la constitution à donner à la France républicaine » et « De l'organisation cantonale, départementale et judiciaire ». Ils sont édités à Bordeaux et Agen. Dans le premier, il explique « les rouages du gouvernement des Etats-Unis qui depuis 72 ans font le bonheur de cette République ». Si les libéraux d'aujourd'hui cherchent à importer du nouveau monde une doctrine qui prône la suprématie de l'économique sur la solidarité, Loubat à l'époque, rêvait d'installer en France les pratiques démocratiques américaines.
Quand il est à Paris, Loubat habite rue Saint-Honoré dans le 8ème, puis rue Mogador dans le 9ème. A partir de 1852, il décide qu'il lui faut aussi une maison de campagne à Sèvres.
Quand il lance la construction de ce qui va devenir le château des Bruyères, à Sèvres, Loubat s'intéresse à la politique locale. Il connaît bien Ménager, le maire à qui il a acheté de nombreux terrains pour édifier son domaine. D'ailleurs, très vite, il va profiter de tensions au sein du Conseil municipal pour prendre sa place. En 1854, alors qu'il s'est engagé dans l'aventure de la création du tramway Paris-Sèvres-Versailles, Loubat est nommé par décret impérial, Maire de Sèvres. Il faudra encore attendre pour que les maires soient élus. Il est « installé » par le Conseil municipal du 30 décembre 1854 et il lui faut « jurer obéissance à la constitution et fidélité à l'Empereur ».
A cette époque, le Conseil municipal est composé pour l'essentiel d'entrepreneurs et de notables locaux. Les propriétaires terriens comme Jean-Louis Potin qui lotira le coteau Brancas y sont nombreux. Les deux brasseurs Charles Augustin Dardel et Jean-Baptiste Reinert, qui participent à la belle histoire des Caves du roi, y siègent. Le premier adjoint de 1852 à 1857 n'est autre qu'André Gaupillat, directeur de manufactures dans le quartier des Bruyères à Sèvres ainsi qu'à Meudon. Son entreprise vivra jusqu'en 1997 au Bas-Meudon, sur les bords de Seine, route de Vaugirard. Et oui, l'histoire nous conduit une fois encore à la fabrique Gaupillat.
Loubat, pris par d'autres tâches, consacre finalement assez peu de temps à son travail de maire. Il « sèche » régulièrement les séances du conseil. Pourtant, il arrive à faire bouger la municipalité. Il crée des commissions municipales permanentes pour gérer les dossiers sensibles. C'est un concept moderne qui mettra des années juste pour traverser la Seine et s'établir à Boulogne. Il s'intéresse à l'alimentation en eau potable courante de la ville. La « machine de Marly » devrait emporter de l'eau de Seine dans des réservoirs au-dessus de Saint-Cloud ; il propose que des canalisations conduisent une partie de cette eau à Sèvres. Il se heurte aux lenteurs de l'administration et c'est finalement en 1865, un de ses successeurs à la mairie, Jean-Baptiste Reinert, qui apportera l'eau courante aux Sévriens, à partir d'une source située à la limite de Chaville. Les maires de Sèvres ont toujours aimé les gros tuyaux. Celui de Reinert alimentera l'hôpital et sera populaire pour ses bornes fontaines installées dans la Grande rue.
Loubat ne fait qu'un mandat de quatre ans. Il démissionne fin 1858 pour céder la place à Augustin Amédée Amette. AAA ? Un signe déjà ?
Qu'allait-il faire comme maire de Sèvres ? Voulait-il mettre en pratique ses théories politiques, développées en observant le fonctionnement des institutions américaines ? A-t-il rêvé d'un destin politique comme semble l'indiquer sa candidature antérieure comme député ? Ou, plus modestement, a-t-il jugé le poste intéressant pour son projet de tramway et ses petits arrangements fonciers.
De 1854 à 1858, il est maire de Sèvres. Pendant quatre ans, il consolide son domaine foncier, construit sa grande demeure et inaugure la ligne de tramway Paris-Sèvres-Versailles. Commerçant habile, Loubat n'a pas hésité à jouer de son pouvoir de maire pour réaliser ses visions en économisant ses sous. Son passage à la mairie n'a pas été inutile... au moins pour ses intérêts personnels.
Ils entrent dans la grande maison par la cuisine, puis de là gagnent une grande pièce à l'éclairage blafard, qui fait office de vestiaire, les murs couverts de posters d'une belle blonde peu vêtue. Bien sûr, ils sont chez une reine du porno. Pénélope se demande si elle oserait afficher ainsi son corps nu sur les murs de son appartement. Pour que le type de Télémarket n'ait plus besoin de la déshabiller du regard ? Son compagnon aime bien découvrir dans le regard des autres du désir pour le joli petit cul de la femme qui l'accompagne. Aimerait-il qu'elle l'affiche nu ? Et les copines de sa fille. Elles aussi auraient droit à son anatomie placardée en poster ?
Quand il lui a proposé de la rejoindre pour cette soirée, elle a hésité. Il voulait la présenter à ses copains pour oublier leur pitié après son divorce, les invitations pour lui changer les idées, les non invitations de peur qu'il ne plombe la soirée. Elle a accepté qu'il l'utilise comme trophée, comme signe extérieur de bonheur. Ce qui les réunissait pour cette soirée : leur travail autour de la navigation fluviale. Ce sujet passionnait l'homme qu'elle n'attendait plus. Ce n'était pas une raison suffisante pour espérer le retrouver ce soir.
La maison qu'elle découvre est dérangeante, inclassable avec sa rencontre inattendue de relents de culture hippie, de flashs d'art déco, dans son mariage du luxe cossu et inesthétique de la résidence d'un notaire de province et de la provocation élégante du domicile d'un bobo parisien. Mon tout est plutôt réussi, sensible, chaleureux, accueillant.
Lui retrouve ses amis.
Elle ne connaît personne et surfe d'une pièce à l'autre sans faire le moindre effort pour se joindre aux conversations. Son regard scrute rapidement les visages, comme quand elle marche dans la rue ou qu'elle traverse un restaurant. C'est une habitude, un réflexe. Son esprit vagabonde. Qui espère-t-elle rencontrer ? Une célébrité ? Sarko ou Ségolène, Carla Bruni ou Ludivine Sagnier ? Un inconnu qui va remplir sa vie ? Un ami perdu de vue ? Un de ceux qui n'étaient plus là où elle les avait quittés en partant à l'étranger.
Elle peut l'imaginer mort mais n'arrive pas à lui trouver d'autre excuse qui soit acceptable. Elle le hait. Et si ce type, de dos, c'était lui ?
Elle infléchit légèrement sa trajectoire pour entrapercevoir le visage. Non ! Trop gros. Il a peut-être grossi. Trop petit. Il ne peut pas s'être autant tassé. Le type près de la cheminée ? La silhouette a quelque chose de celui dont on ne doit pas penser le nom, la façon de se pencher en avant le dos, un peu raide. Voyons le visage. Non rien de rien.
Après tant d'années, le visage d'Antoine - ça y est, elle a pensé le prénom haï - finit par s'estomper. Mais s'il apparaissait ici et maintenant, elle ne doute pas qu'elle le reconnaîtrait. Peut-être se jetterait-elle à son cou. Il a sûrement changé. A-t-elle changé ? Elle est restée belle. Elle le sait aux regards des hommes. Mais elle ne peut ignorer les rides qui se dessinent autour de sa bouche, de ses yeux... Et elle est plus enrobée que quand Antoine la désirait. Les hommes aiment ses formes de vraie femme. Antoine regretterait-il sa minceur passée ?
Une nouvelle pièce que son regard scanne rapidement.
Antoine ? C'est lui ? Antoine Graoui, revenu des enfers. La respiration de Pénélope Comdon s'est accélérée. Si elle se jetait à son cou ? Si ce n'était pas lui ? Elle fait demi-tour, s'éloigne. Elle trouve tout à coup qu'il fait très chaud chez la reine du porno. Peut-être devrait-elle retirer son pull. Et si c'était lui ? Non c'est impossible. Il ressemble mais le cheveu est plus court, plus terne, la posture plus tassée, le visage moins fin, moins marqué. Ce n'est pas lui. Cela ne peut pas être Antoine, qui a disparu, qui est mort. Elle ne peut accepter de le rencontrer, comme ça, par hasard, dans une soirée.
Elle se décide à retourner dans la pièce où elle a cru l'apercevoir. Elle tremble un peu. L'homme est toujours au même endroit, dans le même groupe d'inconnus, au centre d'une conversation peu animée. Il est de trois quart. Elle s'approche et sa haine, intacte, la convainc que c'est bien lui. Il n'avait même pas la mort comme excuse. Il doit payer. Elle s'approche plus près. Antoine l'a aperçue et son regard trahit sa panique. Il lui tend la main un peu trop vite ; peut-être a-t-il peur qu'elle ne se jette à son cou. Pénélope balbutie :
— Antoine. Si je m'attendais...
Il corrige :
— On m'appelle Arune.
Bien sûr, une autre identité, un autre bout de ruban qu'il déroule. Elle se sent toute puissante. Si elle le décide, elle peut faire voler en éclat sa fausse identité. Elle décide de ne pas le faire, pas encore. Son secret lui offre un atout considérable qu'elle compte utiliser. Elle répond :
— Excuse-moi. Suis-je bête. Pénélope. Toujours Pénélope.
C'est seulement à cet instant qu'elle remarque la blonde près d'Antoine qui la regarde fixement.
Il n'a pas changé ; il aime toujours les grandes blondes un peu enveloppées. Il a toujours autant de goût, autant de succès avec les femmes.
La haine de Pénélope explose.
Pourquoi Myriam a-t-elle accepté de venir à cette soirée ? Pour éviter la routine d'une série de refus ? Pour le mystère de cette lauréate des « hot d'or » dont l'absence est pourtant annoncée.
Elle est accaparée dès son arrivée par un allumé qui doit s'imaginer qu'un déluge de mots la conduira dans son lit. La géographie du Doubs et de la Saône se mêle à la physique des panneaux photovoltaïques. Myriam se perd dans l'incohérence du récit. Elle s'imagine sur le drôle d'engin qu'il décrit, un élégant trimaran solaire, jaune d'or, qui remonte le Nil jusqu'à Louxor. Comment sont-ils arrivés en Egypte ? Mystère. Elle a dû zapper quelques chapitres.
— Qui était ce Claude de Jouffroy d'Adams ?
Ennuyé par l'interruption, le chevelu répond du bout des lèvres : « un des inventeurs de la navigation à vapeur ». Il est excédé par le manque de concentration de Myriam. Passionné par son sujet, il a oublié que cette leçon n'avait d'autre intention que de séduire la jolie femme ; il ne se souvient plus du mal qu'il a à écarter son regard des seins plantureux, les premiers instants de leur rencontre. S'il analysait un tant soit peu, il comprendrait pourquoi avec les femmes il reste un looser.
Une rousse imprécise leur propose à boire. Retour sur le Doubs et de la Saône, le taré est passé aux « pédalos solaires » qui avalent sans frémir les 300 kilomètres de Besançon à Lyon, une douzaine de personnes par embarcation.
La rousse repasse avec le sourire bloqué, cette fois sur une distribution d'olives. Le dingue du fluvial se déchaîne :
— On pourrait utiliser mille fois mieux le fluvial, pour le tourisme, le fret, les ordures. Les batobus ? Ça fait pitié. Des tarifs trop élevés. Des horaires débiles. Il faut faire du fluvial alternatif, marier les énergies, prohiber les pollutions.
Myriam cherche Arune des yeux.
Schéma classique. Il insiste pour qu'elle vienne et une fois sur place, il la plante sans hésiter. Elle sert à quoi ? De bouée de sauvetage ? D'exutoire si la soirée tourne à la catastrophe ?
Et si quelqu'un le reconnaissait, quelqu'un qui aurait connu Antoine Graoui, ou une autre identité passée d'Arune.
Myriam a découvert une parcelle de l'histoire d'Arune. Les premiers mois, elle l'acceptait sans passé ; elle-même se préfère sans passé. Il refusait le « trou » de plusieurs années qu'elle affichait dans son curriculum, tout en entourant de mystère sa propre vie. Elle l'a forcé à troquer des miettes de son secret. Il a avoué : « j'ai changé plusieurs fois d'identité ; j'ai fait des conneries et en disparaissant, je n'ai pas eu à payer ». Avec ces rares confidences, quelques papiers qu'il a laissé traîner, et beaucoup d'opiniâtreté, Myriam a pu remonter jusqu'à Antoine Graoui et la mort de John Tobin.
Cela a demandé à Arune tant d'efforts pour se créer une vie nouvelle et il risque de tout perdre pour le plaisir d'une soirée. Dans son travail, il ne peut éviter de rencontrer des gens. Mais le reste ? Les terrasses de café au printemps, les balades sur les bords du canal de l'Ourcq, les spectacles, les soirées comme ce soir... Tous ces risques inutiles le conduiront au risque de trop, à la rencontre qu'il aurait dû éviter.
Quelques mois plus tôt, ils rentraient d'un dîner chez des amis. Il était tard et ils étaient fatigués. Ils ont raté leur changement et se sont retrouvés à attendre un dernier métro, sur un quai désert où ils n'auraient jamais dû se trouver. Le métro a fini par arriver. Un petit gros en est descendu, en costume sombre, qui a cru reconnaître Arune :
— Antoine ? Antoine Graoui ?
— Non. Désolé. Je ne connais pas d'Antoine.
— Une telle ressemblance. C'est impossible...
Un peu plus tard cette nuit-là, Arune a répondu aux questions insistantes de Myriam :
— Oui. Je m'appelais Antoine. Et ce connard était un de mes copains. Putain. Il a grossi. Il ressemble aux vieux connards rassis dont nous nous moquions. Je ne voulais pas lui parler.
On pourrait le reconnaître. Un risque statistique qui s'additionne même si chaque jour passé éloigne un peu plus le jeune homme qu'il a été. Et si le gros s'était accroché ? Chaque jour, Arune Gare peut rencontrer quelqu'un qui a connu Antoine Graoui. Il lui faut vivre avec la possibilité de voir son identité voler en éclat et d'avoir à disparaître à nouveau.
Peut-être souhaiterait-il être découvert pour pouvoir enfin vivre au grand jour, pour avoir une excuse pour s'enfuir et refaire sa vie ailleurs.
Il exige de Myriam :
— Tu ne sais rien, absolument rien de mon passé. Si quelqu'un insiste, laisse sous entendre que j'ai travaillé pour les services secrets canadiens et que tu n'as rien le droit de dire.
— Tu as travaillé pour eux ? Interroge-t-elle naïvement.
— Dis pas de connerie !
Le château de la reine du porno. Une grande baraque bizarre, immense et désordonnée, trop habitée pour une villa de vacances, pas assez pour une résidence permanente. La maison surprend par sa salle de sono professionnelle et par une profusion de grands écrans et de haut-parleurs un peu partout. C'est la marque de l'époux tout aussi absent que l'hôtesse, un industriel du karaoké.
La maîtresse de maison s'affiche dans des posters peu habillés, qui mettent en valeur les seins siliconés et le visage refait. Il a dû falloir toute la chirurgie du monde pour étirer les années de succès d'une gloire précoce. Le sourire mêle une beauté un peu hautaine à une chaleureuse vulgarité, tout ça sur fond de tendresse.
La soirée s'enlise dans une marée d'ennui. Une majorité de cadres dans la quarantaine. Ils se présentent en deux temps. D'abord, le flash, les nouvelles brèves du front : où j'habite, combien j'ai de gosses. Ensuite, on passe aux choses sérieuses, ça veut dire souvent pas gaies.
Myriam se prend à regretter l'illuminé du début de soirée.
Elle les écoute et admire toutes les nuances pour masquer l'angoisse, faire oublier qu'ils sont surtout ici pour profiter d'un réseau. Quelques phrases longtemps révisées pour essayer de décrire toutes les potentialités que l'on porte encore, tous les rêves pour des lendemains professionnels qui chantent. Pour d'autres, cette soirée est juste une occasion de plus d'étaler le succès dans un récit rodé, bien poli.
Echec et succès, qu'importe, leur vie se concentre autour du seul boulot. La femme, les enfants, des vacances interchangeables, procurent un décor flou sans trop d'importance.
Myriam se promène de groupe en groupe, glissant un sourire, laissant traîner une oreille. Les mêmes histoires, les mêmes rengaines. Ennui à toutes les étapes.
Comme l'organisateur de la soirée, ils sont regroupés ici par leur travail ou leur passion par le transport fluvial. Tu sais ce que Machin est devenu ? Machin ? Une image fanée. Et Miss Truc ? On a vécu des années sans penser à elle. On l'avait l'oubliée. Un souvenir, presque rien :
— Je ne l'ai pas revue depuis des lustres.
Certains comme Arune ont traîné leurs époux, en grande majorité des épouses car le spécialiste du transport fluvial se porte plutôt masculin. Une grande blonde s'approche d'eux en souriant.
Myriam a senti une hésitation chez Arune, comme une tension soudaine.
— Antoine. Si je m'attendais...
Il corrige :
— On m'appelle Arune.
— Excuse-moi. Suis-je bête. Pénélope. Toujours Pénélope.
Il avance la main. Elle garde un tout petit peu trop longtemps la main d'Arune dans la sienne. Elle sourit.
Elle l'a appelé Antoine. Un fantôme de son passé. La soirée devient intense. L'inconnue n'a pas insisté. Elle le connaît assez bien pour ne pas avoir été surprise par le changement d'identité.
Quelqu'un fait remarquer une ressemblance évidente entre Myriam et Pénélope. Toutes deux sont belles, grandes, plutôt en chair, mêmes cheveux longs, blonds, lâchés, même bronzage, et par hasard, toutes les deux portent une robe noire très courte, sans manche. Pénélope est juste un peu plus petite, un peu plus ronde peut-être. Myriam est plus jeune.
Plus tard elles se retrouvent toutes les deux dans un coin d'un grand salon pour un dialogue étrange où chacune esquive les questions de l'autre. Pénélope aimerait des détails de la vie actuelle d'Arune. Myriam voudrait en savoir plus sur son passé. Arune visiblement inquiet, les interrompt assez vite et entraîne Myriam vers le jardin.
Il lui propose :
— On rentre. Je suis crevé.
— Pars si tu veux ! Je m'amuse trop.
Et elle éclate de rire. Arune s'éloigne en haussant les épaules.
Pénélope et Myriam se retrouvent dans un autre salon. Myriam interroge :
— Vous étiez avec... Antoine aux Etats-Unis ?
Après un long silence, Pénélope la regarde bien dans les yeux et finit par prononcer dans un murmure :
— J'ai aimé ce salaud et il m'a lâchée d'une manière abjecte. Je l'aurais tué.
— Maintenant c'est moi qui vis avec lui. Ce serait à moi de l'éliminer.
Après un instant de silence, Pénélope sourit. Trop de tension, qu'elles laissent filtrer pour devenir complices. La soirée s'annonce vraiment moins ennuyeuse que prévue.
Ce soir-là, elles parlent beaucoup, boivent beaucoup. Plaisantent-elles quand elles disent :
Myriam : Je paierais pour qu'on me débarrasse d'Antoine.
Pénélope : Je le ferais pour rien, juste pour le plaisir !
Encore quelques verres et elles organisent l'assassinat d'Arune. Elles boivent toujours plus. La soirée se délite autour d'elles. Une grande partie de l'assistance participe à un karaoké, pour tuer le temps. Les autres se réfugient au gré des salons, au hasard de groupes. Les cadavres de bière et de vin s'alignent un peu partout. Quelques rares joints font leur apparition, discrètement. Le plus souvent, le jeune homme qui fumait dans le temps pour faire comme les autres, pour vivre rebelle, est devenu le cadre supérieur qui n'ose plus entrer trop brutalement en conflit avec le discours anti-drogue qu'il vend tous les jours à ses gosses. On reconnaît les rares qui ont choisi un autre chemin, les cheveux sont un peu plus longs, les vêtements un peu trop cools. Dans leurs jeunes années, ils n'étaient peut-être pas les plus révolutionnaires, les plus cailleras mais ils sont un peu moins étranges que les autres.
Myriam et Pénélope ont migré vers un coin de terrasse un peu sombre. Une bouteille de Bordeaux, deux verres, quelques olives et leurs paquets de cigarettes. Elles peuvent tenir tête à la nuit. De loin en loin, quelqu'un passe, le plus souvent, un homme qui profite de la soirée pour étoffer son carnet de conquêtes, un dragueur attiré par les deux blondes encore désirables. Elles cultivent alors le silence et l'importun ne s'incruste pas très longtemps. Un petit gros au front dégarni, l'un des dragueurs déçus, murmure en s'éloignant d'elles :
— Connasses ! Gouines.
Elle est loin cette époque où, le social délié par un peu d'alcool, il abordait de jolies femmes avec une probabilité raisonnable de conquête expéditive. Il n'a pas vu le temps passer. La soirée est déjà bien avancée ; sa vie aussi. Il aperçoit une épouse qui s'ennuie visiblement sur la terrasse. Elle a trop bu. C'est bon signe ! Il va la convaincre de le suivre dans un coin sombre de la grande baraque pour un flirt un peu poussé. Mais, malgré son insistance, il n'obtiendra qu'un numéro de portable et une réponse en boucle :
— Je me sépare de mon mari et je ne veux voir personne en ce moment.
Arune pendant ce temps a abusé du ti'punch et de la marijuana. Après avoir dégueulé sa vie, il s'est effondré sur un lit du premier étage. Elles ont tout le temps qu'elles souhaitent et, l'alcool aidant, elles organisent le meurtre. Un jeu ? Elles en discutent les détails, transforment le fantasme en possibilité. Plaisantent-elles encore ?
Cinq raisons pour en finir avec Arune, pour Myriam :
— Il ne croit en rien.
... Je ne crois plus en lui.
... S'il meurt, j'hérite de tout.
... S'il me quitte, je me retrouve sans rien.
... Il va me quitter.
Une seule suffit pour Pénélope :
— J'étais juste pour lui un petit bout de ruban. On coupe et on passe au suivant. Il m'a effacée de sa vie comme il l'a fait avec d'autres avant moi. Il doit payer parce qu'il m'a m'abandonnée.
Myriam raconte à sa complice potentielle la nouvelle identité d'Antoine Graoui. Convaincue et surtout saoule, elle lui confie le nouveau nom d'Antoine et son adresse. Elle n'a pas vraiment l'impression de trahir. Plusieurs autres invités pourraient fournir cette information à Pénélope.
Le plan est simple. Pénélope assassinera Antoine Gare. Le risque que la police découvre qu'Arune Gare est Antoine Graoui est faible. Ensuite, il faudrait qu'ils remontent jusqu'à Pénélope. Impossible ! A qui profite le crime ? A Myriam, la compagne dont l'alibi sera de béton.
Le lendemain, Myriam se réveille avec la gueule de bois, Arune endormi à ses côtés ; la soirée perd toute réalité. Un cauchemar ? Un rêve séduisant et inquiétant à oublier. Elle ne reverra plus jamais Pénélope, n'entendra plus jamais parler d'elle. Une discussion entre deux folles, qu'elle veut se dépêcher d'oublier. Elle a énoncé son désir de voir mourir Arune. Elle a prononcé à haute voix ce secret qu'elle se murmure depuis des semaines. Cet aveu l'horrifie. Elle l'a aimé ; elle a rêvé de finir ses jours avec lui. Elle se souvient de cette promesse qu'il lui a faite un soir :
— Je t'aiderai à mourir si tu le demandes. Même si ce jour là nous ne sommes plus ensemble. J'oublierai les disputes ; j'oublierai le temps qui passe. Je me souviendrai de notre amour et de ma promesse. Où que tu sois, je viendrai et je te délivrerai si tu le souhaites.
Les amis vous aident à vivre. Il est celui qui l'aidera à mourir. Il est son assurance contre la maladie et la déchéance. Elle ne peut pas le supprimer parce qu'on ne peut pas changer de vie aussi simplement, aussi radicalement. Il lui faut donc oublier Pénélope, vite, très vite.
S'ils se séparent, il gardera tout. Il peut faire disparaître sa fortune d'un coup de baguette magique, pour la transporter dans un ailleurs sans elle. Il s'y prépare. Elle doit garder sa haine intacte et mener à bout le plan. La haine. Quelle haine ? C'est surtout du dépit de n'avoir pas su partir plus tôt, du mépris pour elle-même de s'être accrochée si longtemps.
Elle fait souvent le même rêve :
Un appartement avec une grande baie vitrée. L'hiver, on voit très loin de l'autre côté de la vallée du ru de Marivel. L'été, la vue est cachée par de grands arbres. En toutes saisons, la vie est rythmée par le bruit du train sur l'autre versant. Des enfants dans un salon blanc, elle dans son grand fauteuil rouge, et lui qui ne fume plus une cigarette sur le balcon, jouissent d'un bel été chaud dans les Hauts-de-Seine, sur un coteau en plein vent. Les tableaux au mur, les sculptures modernes omniprésentes dans un grand appartement lumineux comme une grande fenêtre sur la vie, égaient le rêve de Myriam. Elle pourrait être la femme au fauteuil rouge. Lui est comme une ombre d'un passé qu'ils ont refusé.
Il doit mourir mais Myriam ne veut pas des années en prison. En préparant la mort d'Arune, elle pense à l'autre :
Au bord d'une rivière, dans la moiteur de l'été, sous des nuages de moustiques, le grand type maigre l'a invitée à danser. Ils n'ont presque pas parlé. Myriam n'est pas sûre d'avoir bien entendu son prénom. Ils ont dansé puis il a disparu. Bien plus tard, il est revenu totalement saoul. Elle ne sait pas pourquoi elle l'a attendu si longtemps, pourquoi elle l'a suivi au clair de lune, jusqu'à chez lui. Parce qu'elle avait peur qu'il n'y arrive pas seul ? Parce qu'il avait le parfum de la liberté ? Parce qu'elle voulait enterrer le souvenir de l'autre, mort trop jeune. Elle est restée. Elle l'a suivi jusque chez lui. Le temps a passé et tous deux refusaient de se livrer. Ils auraient pu ; ils auraient dû. C'était trop tôt pour lui. Il rêvait de la route, d'un voyage initiatique au bout du monde, qu'il se devait d'affronter seul. Après, c'était trop tard pour elle. La route l'avait déjà privée de son grand amour. Ils vivaient un amour bancal à contretemps et le plaisir qu'ils en retiraient ne faisait que rendre son échec plus cruel encore.
Les années ont passé. Ils se sont revus. A chaque fois, ils redécouvrent le plaisir des mains qui se frôlent et des baisers au hasard des parkings. Pourtant ils ont vieilli et le temps des amours est passé.
Si elle se débarrasse d'Arune, elle peut retrouver son premier amour. Voudrait-il encore d'elle ? Pourquoi ne suffit-il pas de quitter Arune ? Pourquoi est-ce si compliqué ?
Tout cela n'est pas réel.
Quand elle s'apprête à quitter son appartement pour aller faire des courses, à l'instant prévu, le téléphone sonne :
— Toujours d'accord sur le plan ?
Le plus étrange est cette absence de politesse. Le ton précis. Il ne s'agit pas de meurtre mais de « frappe chirurgicale ». La voix poursuit sans attendre d'acquiescement :
— D'accord pour l'éliminer ?
Elle aurait du choisir un mot plus neutre. « Eliminer ».
Myriam hurle au téléphone :
— Non ! Je ne peux pas. Je ne veux pas.
Et elle raccroche pour ne plus entendre la voix de Pénélope.
L'article de Valentine paraît dans Le Parisien sous le titre racoleur de « Brady s'invite chez la reine du porno ». Le lecteur de base va enfin tout savoir sur ces soirées parisiennes où il n'est jamais convié, avec en prime les relents du meurtre de Brady et le parfum de la blonde mystérieuse.
Le lendemain de la parution de l'article, Valentine reçoit un courriel signé F2S, lui proposant un rendez-vous sur Skype.
Pendant son voyage aux Etats-Unis, elle a passé des heures avec Ben sur Skype. Sans l'excuse de la gratuité, elle n'aurait jamais osé lui parler si souvent, si longtemps. Ca ne coûte rien et pour le même prix, on a l'image. Elle ne comprend pas bien comment la téléphonie, un service coûteux pendant des années, a pu devenir gratuite en passant à la vidéo. Vive Skype [17] ! Tout change si vite d'ailleurs qu'avant même la parution de ce livre, l'étonnement de Valentine paraîtra bien ridicule à la plupart des lecteurs, qui auront peut-être oublié le monde avant la visiophonie gratuite sur IP.
En attendant la connexion, Valentine s'énerve à écouter France Inter. N'importe qui dans le poste, un beauf lambda, peut-être le président de la BNF :
— Ben ma bonne dame, ils nous saoulent avec leur béatitude devant le progrès. Quel progrès. Rien ne remplacera pour moi un bon livre de derrière les fagots, son poids des mots sur le papier, le bruit des pages qu'on tourne, le rugueux de la fibre, l'odeur de l'encre. Le bonheur d'avoir tous ces rayons de livres à soi dans sa bibliothèque avec tous les classiques sans lesquels on ne peut imaginer de vivre. Hors du livre, pas de salut. Personne ne lira jamais sur leurs machins électroniques !
C'est vrai, je ne peux imaginer comment la fille du cinquième, caissière à Auchan, pourrait vivre sans sa bibliothèque avec tous les classiques. Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre comme âneries ! Et ce type est un grand défenseur de la culture ? Dommage qu'il soit con comme une buse avec ses certitudes moyenâgeuses. Si on le pousse un peu, il va nous expliquer que l'homme a abandonné le papyrus par erreur. Et, avant le papyrus ? Cinq raisons pour passer au livre électronique :
Mais ça fait six pas cinq. Oui et encore, j'en oublie.
F2S établit la connexion. Pour cet appel, il a choisi de s'appeler Alphonse ; elle est Valmina. On plonge dans un roman de gare : « la rencontre secrète de Valmina et d'Alphonse. » Valentine choisit d'être agressive, pour contrôler la situation et éviter que son interlocuteur ne l'installe dans ses délires :
— Je ne veux pas parler à un ersatz ou un avatar, à un usurpateur ou une pâle imitation ! Tu n'es pas Fils de Spam. Alors qui es tu ?
A l'autre bout, une voix de femme et pas d'image :
— Relaxe !
— J'en ai marre de me faire balader.
— Sans moi, vous n'aviez pas le début d'une enquête.
— Vous n'êtes pas F2S. Vous êtes fils de rien du tout. Vous êtes une femme !
— Appelez-moi Fille de Spam si ça vous inspire.
— C'est à lui que je veux parler, pas à la chatte qui le copie.
— Qui a dit que Fils de Spam est un homme ?
— Arune était Fils de Spam.
— Thank God ! Vous voulez lui parler dans sa tombe ?
— Vous êtes qui ? Pourquoi je vous causerais ?
Long silence interrompu par l'inconnue :
— On est parti sur de mauvaises bases. On fait la paix ?
Valentine se dit qu'après la mort d'Arune, depuis que F2S a repris du service, il est au moins aussi intéressant qu'avant. Si la femme au bout du fil est un copycat de F2S, c'est aussi la vraie fausse spammeuse qui inonde le Web de ses scoops. Bienvenue dans le monde de la confusion. La journaliste se radoucit :
— Elle a un nom la chatte qui copie Arune ?
— Pour toi, elle restera F2S.
— Et son vrai prénom ? Pénélope ?
Valentine a réagi à l'instinct. Elle attendait Zyllah ou Pénélope. La voix n'est pas assez jeune pour Zyllah. L'intensité du silence lui donne raison. Pénélope, le cur du mystère, l'assassin possible d'Arune Gare et de John Tobin, recherchée par la police, Pénélope au bout du fil.
Valentine poursuit :
— Tu as assassiné Arune ?
— Non.
— Myriam était ta complice ?
— Puisque je n'ai rien à voir avec ce meurtre.
— Tu as rencontré Myriam, chez la reine du porno ?
— Je l'ai rencontrée une seule fois. Ce soir-là.
— Tu as passé une partie de cette nuit-là avec elle.
— Ma vie sexuelle ne regarde que moi.
— Je ne te parle pas de cul, mais d'une rencontre où vous avez mis au point l'assassinat d'Arune.
— Dans tes rêves. Je n'ai assassiné personne.
— Tu connaissais la nouvelle identité d'Antoine Graoui ? Insiste Valentine.
— Je l'ai découverte ce soir-là.
— Pourquoi l'avoir assassiné ?
Silence, puis Pénélope répond d'une voix désabusée :
— Parce qu'il aurait dû appeler.
Valentine aimerait comprendre le lien entre Myriam et Pénélope. Bien sûr, elle aimerait savoir qui a tué John Tobin et Arune Gare, mais c'est surtout la complice possible, Myriam, qui l'intéresse. De quoi ont-elles parlé ce soir-là ? Pénélope n'avait pas besoin de Myriam pour assassiner Arune. Alors pourquoi leur complicité presque palpable ?
Un long silence. Valentine reprend ses questions :
— Tu penses pouvoir échapper longtemps à la police.
— Non ! Ils ne vont pas tarder à me trouver ?
— Et t'envoyer en prison ?
— Je n'ai pas l'intention de retourner en prison.
Quelque chose dans la voix...
Des funérailles, une crémation dans l'intimité. Pénélope aurait aimé plus d'affluence. Elle pose ses colonnes. Colonne de gauche, ceux qui sont sûrs ; celle de droite, ceux qui ne viendront pas ; au milieu, les indécis. Arune, ne viendra pas ; elle l'a assassiné. John non plus ; lui aussi est mort. Elle se réjouirait presque de savoir que les deux hommes qu'elle a aimés, l'attendent de l'autre côté. D'ici là, elle risque d'être bien seule. Le club de tennis ? Ils ne viendront pas ; sauf peut-être Rémy en souvenir de leur brève aventure. De l'assoce de quartier, seul le vieux de la maison rose fera le déplacement, en souvenir des séances de bronzage intégral de Pénélope. Ce qu'il reste de la famille d'Amiens ? Quelques paysans et une poignée de retraités de la mine qu'elle n'a pas vus depuis des années. Ils choisiront d'ignorer la brebis galeuse. Priscillien ? Sans doute. Les funérailles seront intimes.
Valentine rompt le silence :
— Tu es toujours là ?
— Oui.
— Raconte New York !
Pénélope accepte de raconter :
— Il était inévitable que John finisse par comprendre. Il lui suffisait de vérifier quelques chiffres. Il l'a d'abord pris de haut, avec mépris, style : « Vous êtes des minables. Vous cassez tout pour du fric. ». Tu parles. Sans Antoine et moi, il n'aurait jamais ramassé un kopek de capital risque. Sans nous, il n'aurait rien eu à perdre. Il prenait l'eau de tous les côtés son rêve. Il n'y avait plus rien à casser...
... Il m'accusait d'avoir tout manigancé, de tenir Antoine par les couilles. C'était injuste. C'est Antoine qui avait tout organisé.
... Ses yeux étaient injectés de sang. Il s'était chargé d'alcool pour pouvoir affronter la réalité, de drogues.
... Il m'a menacée. Il criait. Il n'écoutait plus. Il n'entendait plus. Il délirait. Il m'insultait.
... Pour seul prix des deux années de vie commune, je ne lui demandais que quelques jours. Quelques jours pour fuir. Après il pouvait tout raconter aux flics. Quelques jours et nous disparaissions de sa vie à jamais. Il pouvait nous rendre responsables de tout, en sortir blanchi.
... J'aurais dû savoir qu'il n'accepterait pas.
... Chaque mot que je prononçais ne faisait que le déchaîner un peu plus. Il m'a frappée. Une claque d'abord, puis une autre. Des coups de poing, des coups de pieds. Il me tenait par les cheveux et il frappait.
... Dans le monde d'Antoine, on ne règle pas ses dettes. On prend l'avion et on change de vie. D'autres lieux, d'autres gens, une autre identité, un nouveau départ. Le monde selon John est fait de valeurs comme la vérité, la culpabilité, le prix des erreurs. Il est bâti sur une comptabilité sans Tipex, et sur une valeur suprême, la punition.
... La douleur me vrillait les tempes. Roulée en boule sous ses coups violents et maladroits, couverte de sang, je pensais que j'allais mourir. Je m'accrochais pour lui faire payer. S'il m'en laissait la force, je le tuerais. Je vengerais la douleur, la honte, l'humiliation. Je me suis évanouie.
... Je me suis réveillée longtemps après, surprise d'être encore en vie. Les nombreuses plaies, des douleurs dans tout mon corps entretenaient la haine. John était effondré sur un fauteuil du jardin. Il n'avait pas eu la force d'aller tout raconter à la police, d'admettre qu'il avait été trahi, de reconnaître qu'il m'avait si brutalement tabassée. Lui aussi risquait la tôle. J'ai attrapé un pilon de bronze, un vieux truc acheté dans une brocante. Un seul coup avec toute la volonté que j'ai pu réunir. Un seul coup a suffi.
... Un peu d'écume rouge s'échappait de sa bouche. Quelques mots à peine audibles, incompréhensibles.
Elle se tait quelques instants et continue :
... J'ai appelé Antoine.
... Il est arrivé très vite. J'attendais du réconfort. Tu parles ! Ses premiers mots ont été pour me dire qu'il allait s'enfuir. Quand j'ai proposé de partir avec lui, il a refusé sans même réfléchir un instant. Il savait qu'il s'en tirerait plus sûrement sans moi. Sa disparition était prévue. Il se contentait de la précipiter. Il acceptait d'être soupçonné du meurtre de John pour éviter d'affronter la police.
... Il m'a promis de me retrouver plus tard, quand tout serait tassé. Bull shit !
... Je me suis retrouvée seule face aux flics.
Une question de Valentine :
— John vivait encore quand Antoine est arrivé ?
— Oui mais il était mort quand il est parti.
La journaliste imagine l'agonie de John Tobin et les deux amants organisant la suite en évitant d'entendre ses râles. Est-ce que cela a été facile de le regarder mourir ? Est-ce qu'ils l'ont aidé à mourir ? Pénélope a entendu la question muette :
— Antoine n'a pas eu le courage de l'achever. J'aurais dû le faire moi-même. Attendre qu'il crève... Tu ne peux pas imaginer. Ca a duré longtemps.
Elle raconte la suite. Sa défense tenait la route : John l'avait battue violemment. Antoine était intervenu pour l'empêcher de la tuer. Elle ne se rappelait de rien. Elle ne s'était réveillée d'un évanouissement que pour trouver John mort et Antoine disparu.
Était-elle coupable du meurtre de Tobin ? Peut-être, peut-être pas. Sans preuve, avec au minimum des circonstances atténuantes d'un tabassage incontestable, et Antoine trop absent pour se défendre, allez trouver un jury pour la condamner ! La police la soupçonnait mais ne pouvait rien prouver. Ils la soupçonnaient aussi du meurtre d'Antoine. Celui-ci restant introuvable, elle devenait un double assassin possible. Mais toujours pas le début d'une preuve contre elle. Ils ne pouvaient pas pousser les charges de meurtre ; restaient les trafics comptables. Avec un bon avocat, elle aurait pu s'en sortir. Avec la médiocrité de l'avocat commis d'office, ça s'est conclu en un an de prison, dont six mois avec sursis. Elle en a passé quatre dans une prison de l'état de New York.
Des réponses à d'autres questions de Valentine :
— John et moi vivions ensemble depuis plusieurs mois quand Antoine a débarqué. C'est lui qui a eu l'idée de la start-up.
... Au début, c'était super ! Nous avons embauché quelques jeunes. Nous bossions à fond. Nous avons levé des capitaux à risque. Nous roulions sur l'or, nous brûlions le fric avec classe, locaux super, missions dans de grandes foires, invitation dans les meilleurs restaurants.
... Ca n'a pas duré. Nous avons englouti la moitié du fric. Les municipalités étaient intéressées mais refusaient de s'engager. Antoine n'y croyait plus. Il s'est mis à siphonner les comptes de la société. Nous devions partir, tous les deux. Enfin, c'est ce qu'il disait. Je crois qu'il a toujours eu l'intention de partir seul.
... Oui. Nous étions amants.
... Depuis la France. Après avoir quitté Amiens, j'ai habité plusieurs mois avec lui à Paris. Il est parti un beau matin. Il voulait voyager... Sans moi bien sûr.
Après un court silence, Pénélope poursuit :
— A la mort de John, tout éclatait au grand jour. L'escroquerie pourrie et mes infidélités avec Antoine. Dans l'Amérique puritaine... Je plongeais. Si Antoine était resté, malgré le tabassage, je risquais des dizaines d'années de prison. On devenait les amants infernaux. Finalement ça m'arrangeait qu'il disparaisse.
— Alors pourquoi lui en avoir voulu, après ?
La voix de Pénélope se fait lointaine :
— Je lui en ai voulu parce qu'il a dit « non » quand j'ai voulu partir avec lui. Quand nous vivions ensemble à Paris. « Non », juste un mot. Il pouvait détruire mes rêves sans même ressentir le besoin de s'expliquer. Je lui en ai voulu parce qu'il n'est pas venu me retrouver.
— Vous avez aimé Antoine ?
— Bien sûr. Je l'ai aimé à Paris. Quand il a débarqué à New York après près de deux ans en Amérique du sud, je l'aimais encore. John est tombé tout de suite sous son charme. Et moi ? Je couchais avec lui, en cachette, dans des motels sordides.
— Et il a disparu une seconde fois ?
— Oui ! Tchao ! Va mourir. Je préfère garder ma petite liberté. Te baiser oui mais pas plus. Il a disparu avec le fric. Et il a « oublié » de me faire signe. Il a tout gardé... Il s'est pacsé avec Myriam. Pourquoi elle et pas moi ?
— Il s'apprêtait à la quitter aussi.
— Je sais. J'ai lu ça dans les journaux.
— Qu'est-ce que tu as fait toutes ces années ?
— J'ai vécu un peu aux US, un peu au Mexique. J'ai épousé un mec friqué. J'ai eu un cancer. J'ai survécu. J'ai divorcé. Je suis revenue en France.
— Tu as cherché Graoui ?
— De loin en loin. Pas sérieusement. J'ai mis un détective privé sur le coup. Rien ! S'il avait ressurgi sous l'identité de Graoui, je l'aurais su. Mais je me doutais bien qu'il prendrait une autre identité.
— Tu ne tenais pas tant que ça à le retrouver ?
— J'aurais aimé ! Mais pour qui veut vraiment disparaître, la terre est grande... Et il y avait le doute. Etait-il mort ou vivait-il une autre vie ailleurs. J'avais un voisin aux US, un informaticien. Un jour, il est parti avec son grand voilier pour disperser en mer les cendres de sa mère. Pas très gai, mais il n'avait rien de dépressif. Dans l'après-midi, son GPS a cessé d'émettre quelque part du côté de Point-Lobos. On n'a pas retrouvé la plus petite trace de son bateau. Evaporé ! Les gardes côtes n'avaient jamais vu ça : un bateau qui disparaissait au large de San Francisco sans laisser même un bout d'épave, dans une des zones les plus surveillées au monde. Impossible ! Pourtant, pour tous les gens qui le connaissaient, c'était un type sans problème. Il était impossible qu'il ait choisi de disparaître pour refaire sa vie ailleurs. Cela n'avait aucun sens. Mort ou disparu volontaire ? Deux issues improbables. Pour ce voisin, sa mort était l'hypothèse la moins invraisemblable. On ne le saura peut-être jamais. Quelles étaient les probabilités pour Antoine ? 50 - 50. Une chance sur deux qu'il ait choisi de ne pas me donner signe de vie pour ne prendre aucun risque et éviter de partager l'oseille. Une chance sur deux qu'il soit mort. Je le préférais en cadavre anonyme, victime du truand qui lui louait un trou à rat dans un immeuble sordide, mort pour une poignée de dollars.
Avant de raccrocher une dernière question de Valentine :
— J'ai lu des tas de courriels du copycat de Fils de Spam. Il connaît son 9-2 sur le bout des doigts, trop bien pour quelqu'un comme vous qui êtes revenue en France récemment. Vous êtes plusieurs F2S ?
Pénélope éclate de rire :
— C'est ton problème, pas le mien !
Et elle raccroche.
Alphonse Loubat a habité jusqu'à la fin de ses jours dans sa résidence principale du 10 rue Mogador à Paris dans le 9ème. S'il a vendu son domaine de Sèvres, il est resté fidèle aux environs où il a continué à se rendre régulièrement. C'est d'ailleurs près de Sèvres qu'il est mort le 10 septembre 1866, à l'âge de 67 ans, « en sa demeure momentanée » du 29 rue Thierry, à Ville-d'Avray, chez son ami, décédé un an plus tôt, Thomas d'Albrecht, Consul de Saxe, intime de Frédéric Chopin. Invité par les enfants du défunt, Alphonse Loubat s'était installé dans cette maison désertée depuis la mort du consul ?
Le New York Times du dimanche 14 octobre 1866 a rendu hommage à Alphonse Loubat : « Extrêmement intelligent, bien informé grâce à ses voyages, il parlait de manière très claire et efficace. Ses relations avec les personnes de la haute société étaient connues. Il était très respecté tant ici qu'à Paris pour ses qualités de tête et de cur ».
Alphonse Loubat est une parfaite illustration de l'activité de ces entrepreneurs du XIXème siècle et des relations entre la France et les Etats-Unis à cette époque.
A travers lui, Sèvres, la vallée du ru de Marivel et le Val de Seine ont été le lieu de naissance du tramway, reliant Sèvres à Boulogne-Billancourt et Paris d'un côté, à Versailles de l'autre. Il a posé une des premières pierres des transports collectifs modernes et participé à la naissance de l'un des plus grands réseaux de tramway métropolitain du monde. Plus de deux siècles plus tard, on redécouvre ce moyen de transport efficace et propre. Le tramway et plus précisément encore le chemin de fer américain est l'inventeur du « site propre », c'est-à-dire du site réservé au transport collectif sur la voirie. Une invention du « bien commun » qui structure la ville moderne et la rend plus humaine et plus fluide.
Alphonse Loubat était attaché à l'église Notre-Dame de Chaville. Il en avait fait refaire la façade et y avait fait construire la chapelle du Sacré-Cur. C'est là qu'il enterra sa fille Thérèse-Aimée décédée en 1854 quelques mois après son mariage avec le Comte Pechpeyroux de Comminges, Comte de Guitaud. C'est aussi là qu'il fut lui-même enterré.
Son fils, Joseph-Florimond Loubat, duc pontifical, acheta en 1883 un nouveau caveau familial dans le cimetière de Passy situé non loin de chez lui. Il y fit inhumer sa mère Suzanne Gaillard, décédée le 20 août 1885 à Versailles dans sa demeure de l'hôtel des Réservoirs. La même année, il fit transférer à Passy les cendres de sa sur et de son père depuis la chapelle de l'église de Chaville. Il y fut lui-même enterré après sa mort survenue à l'âge de 96 ans, le 28 février 1927 en son hôtel de la rue Dumont-d'Urville. Alphonse Loubat, sa femme et leurs deux enfants y sont donc tous les quatre réunis depuis cette date.
On recherche Pénélope et Zillah. Qui a dit que Zillah compte pour du beurre ?
Bientôt, nous serons bien surveillés. Carte d'identité, permis de conduire et passeport biométrique, empreintes digitales, empreintes oculaires, empreintes vocales... Nos courriels, nos coups de téléphones, nos tchatches, nos achats, nos déplacements, seront surveillés de plus en plus près. Nous serons suivis en permanence, partout, sur toutes les gammes de fréquences, repérés par des millions de caméras et de capteurs RFID et autres, localisés au millimètre. Il n'y aura pas le moindre espoir d'y échapper, de s'y soustraire. Pour mieux être servis, mieux protégés, nous aurons sacrifié notre liberté. Nos délires auront réussi à définitivement nous asservir.
Un jour, nous serons bien surveillés. Mais ce jour n'est pas encore arrivé et la police tâtonne dans ses recherches de Pénélope et Zillah. Cela durerait peut-être longtemps sans la surveillance du Web par Ben. Il envoie à Valentine le SMS :
Je pense qu'on a localisé Mante Religieuse. Le destin conduit encore à Loubat, sa ville de naissance. C'est la dame du sort, la Pénélope du passé. Le destin conduit à Loubat, la ville où il est né.
Sa ville de naissance. C'est Sainte-Livrade. La maison où il est né a disparu depuis longtemps. Moins d'une heure plus tard, la moto de Ben avale les kilomètres. 623 kms. Le temps de repenser toute l'enquête.
Sainte-Livrade. Ben ne sait pas trop à quoi s'attendre. Il imaginait un village perdu du Lot-et-Garonne. Mais Wikipédia lui a raconté une petite ville multiculturelle, terre d'accueil d'Italiens dans les années 20, de Maghrébins dans les années 60, et surtout d'Indochinois à la fin de notre guerre du Viêt Nam. Ce petit bout de France perdu était pourtant a priori terre si improbable d'immigration.
La ville où il vit. Quand il est sur la route, une collègue de Ben est allée au cybercafé d'où les courriels sont partis. Le responsable a reconnu Pénélope sur une photo que Ben lui a faxée. Un nom et une adresse sur un chèque.
Quand Ben arrive, le gardien de l'immeuble confirme :
— C'est bien Pénélope Vierra, la belle blonde du 3ème. Une dame charmante.
Pénélope a surveillé derrière ses rideaux le débarquement des flics. Avec les deux voitures de police devant la seule entrée de la résidence, elle est prise au piège.
Elle ne répond pas aux coups de sonnettes. Pendant qu'un serrurier s'acharne sur la porte, Ben envoie un autre SMS à Valentine : « C'est elle. On l'a ! Je rentre dans la soirée à Paris. Que dirais-tu d'un couscous, un peu tard ? Love. »
Love parce que ça compromet moins que « je t'aime » ?
Un couscous, ça serait prodigieux. Ce roman pourrait se conclure sur une note espoir, l'espoir que Valentine et Ben sauront un jour s'aimer au même moment. Mais cela conduirait bien loin de l'Américain de Sèvres. Arune est mort et celle qui l'a tué doit payer.
Le texte que Ben a trouvé à côté de Pénélope agonisante :
Le pilon acquitte la promesse dans l'agonie de John. La lame s'enfonce et le sang d'Arune lui répond. Je revendique leurs morts. Mais la prison n'est pas un programme. A son néant gris, je préfère la mort bleue. Fin
Et ce dernier mot comme ultime mystification.
Fin
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Abiteboul Serge, Blanchard Luc. Hirondelles sur le Web. Roman. Editions Studiograph 2005.
Dasse Abbé. Histoire de Chaville. Environ 1893.
Fradin Yann. Historique de la fabrique Gaupillat, Meudon, la Saga Gaupillat Gévelot. Edition Association La fabrique. 2005
Hubschmann Lucile. Les caves du Roi à Sèvres, des marchands de vin du Roi aux Brasseries de la Meuse. Imprimerie Maury imprimeur. 2002
Loubat Alphonse. The American vine dresser's guide. 1827.
Loubat Alphonse. De la Constitution à donner à la France républicaine. 1848.
Loubat Alphonse. Aux Électeurs... de Lot-et-Garonne. 1848.
Loubat Alphonse. De l'Organisation cantonale, départementale et judiciaire. 1849
Loubat Alphonse. Construction économique des chemins de fer d'intérêt local. 1866.
Loubat Joseph-Florimond. Loubat Joseph-Florimond. Duc de Loubat 1831-1894. 1894.
Olmo Carlo, Comba Michela, Beraudo di Pralormo Marcella. Le metafore e il cantiere Lingotto 1982-2003. Editions Umberto Allemandi & C. 2003, Torino.
Pinney Thomas. A History of wine in America, from the beginnings to prohibition. UC Press, 1989
Robert Jean. Les tramways parisiens, Ed. Jean Robert. 3ème édition 1992.
Joseph-Florimond, duc de Loubat. Journal de la Société des Américanistes, Année 1927, Volume 19, Numéro 1, p. 383 - 385
[2] A History of Wine in America, From the Beginnings To Prohibition, Thomas Pinney, UC Press, 1989
[3] Hirondelles sur le Web, roman de Serge Abiteboul et Luc Blanchard.
[6] Point de repère sur les vignobles.
[7] Le guide du vigneron américain.
[8] Je suis venue dans ce désert pour y fuir ton amour.
[9] Comme ma mère était une esclave. J'en ai porté la marque moi aussi.
[10] Regardez-moi, je reviens à la vie...
[13] Voir Hirondelle sur le Web, S. Abiteboul et L. Blanchard.
[14] Le « bad ass mother fucker » vient juste d'arriver et vous cherche.